Du lieu public au lieu de mémoire
L’histoire, que nombre de jeunes Français·es ont apprise sur les bancs de l’école, est bien connue : à la mi-juin 1789, l’assemblée du tiers-état, réunie dans le contexte des États-Généraux convoqués par Louis XVI (1754-1793) au mois de mai, se proclame « Assemblée nationale » à la suite de l’adoption d’une motion du député Emmanuel-Joseph Sieyès (1748-1836). Le 20 juin, la toute nouvelle assemblée prête le « Serment du Jeu de Paume », du nom de la salle où les représentants se retrouvaient alors, jurant de ne pas se séparer avant d’avoir donné à la nation française sa toute première constitution. Et c’est le 23 juin, alors qu’ils sont sommés de sortir de la salle par le marquis Henri-Évrard de Dreux-Brézé (1762-1829) envoyé par le roi, que Honoré Gabriel Riqueti, comte de Mirabeau (1749-1791) aurait lancé son fameux trait : « Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et qu’on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes » (ou toute autre variante, attendu que cette phrase improvisée a pu être transcrite différemment selon les témoins). Ces moments fondateurs du régime parlementaire français ont été immortalisés par des tableaux, comme l’esquisse du Serment du Jeu de Paume (1791-1792) de Jacques-Louis David (1748-1825) ou Mirabeau répondant à Dreux-Brézé d’Alexandre-Évariste Fragonard (1732-1806), ce dernier étant significativement peint en 1830, lors d’un autre moment révolutionnaire.
Jacques-Louis David, 1790-1791, Serment du Jeu de Paume, huile sur toile. Source : Paris Musées, Musée Carnavalet, histoire de Paris (CC0 1.0).
Alexandre-Evariste Fragonard, 1830, Mirabeau répondant à Dreux-Brézé, huile sur toile. Source : wikimédia, Musée du Louvre (domaine public).
Ces deux tableaux, qui participent de l’élaboration d’un mythe des origines de la nation française moderne et à la fabrication de l’Assemblée nationale comme « lieu de mémoire » (Nora, 1984-1992), ont en commun d’illustrer un moment d’éloquence, avec, au centre et en hauteur, un orateur accompagnant ses paroles d’un geste de la main, et tout autour de lui un public agité et passionné. Dans Le Serment du Jeu de Paume, on aperçoit d’ailleurs des députés-journalistes en train de transcrire frénétiquement les paroles de l’orateur à destination de leurs « commettants », de sorte que les paroles prononcées puissent franchir les murs de la salle et atteindre un large public, idéalement l’ensemble du « peuple » représenté par les élus. Ainsi, l’Assemblée nationale désigne tout à la fois un espace concret – une salle dont la localisation a changé au fil du temps et des régimes et un dispositif où l’on se réunit et où l’on prend la parole pour représenter la nation –, une institution – le parlement où l’on élabore et vote les lois – enfin, par métonymie, l’ensemble des parlementaires qui y sont élus – d’où l’expression « dissoudre l’Assemblée nationale » pour décréter la séparation de ses membres et la fin immédiate de leur mandat.
Cette notice a pour objectif, non de retracer l’histoire de l’Assemblée nationale depuis sa naissance jusqu’à nos jours, mais de revenir aux origines révolutionnaires de cette institution et, par-là même, d’appréhender son rapport avec la notion de « public » : l’Assemblée nationale est dès sa naissance un lieu public, car ses séances sont publiques – on peut y assister depuis les tribunes des spectateurs. Ce lieu est doté d’un règlement qui vise à définir, entre autres, les droits et les devoirs du public, c’est-à-dire de celles et ceux qui assistent aux prises de parole. Or, ce public est double : d’une part, les homologues de l’orateur, c’est-à-dire tous les autres députés écoutant la personne qui se trouve à la tribune ; d’autre part, les personnes extérieures venues assister à la séance depuis les tribunes – on remarquera que le même terme désigne à la fois, au singulier, l’emplacement surélevé où l’orateur monte prendre la parole et, au pluriel, les loges depuis lesquelles les spectateurs le regardent et l’écoutent. Ce règlement, à ses origines, est contraint par les conditions matérielles de la parole d’assemblée (notamment l’acoustique de la salle), dont on verra qu’elles évoluent au fil du temps. Mais l’Assemblée nationale est également un lieu où intervient le public, sous la forme de pétitions ou d’adresses, soit orales, soit écrites. Enfin, l’Assemblée nationale est un lieu de mémoire et un laboratoire de mythographie : le lieu, l’institution et les parlementaires viennent à se confondre dans un ensemble de représentations imaginaires qui participent tantôt à unifier la communauté nationale, tantôt à creuser ses dissensions, et ces imaginaires circulent au sein de l’espace public via différents médias. Lieu du débat public, l’Assemblée nationale devient un réservoir de « lieux communs » (au sens rhétorique du terme, voir Aristote, 1939) et aussi un lieu du commun, lieu où la communauté se retrouve, que cela soit pour s’unir ou pour se diviser.
L’invention d’un lieu public
Le 15 juin 1789, une fois achevé l’appel nominal des députés, s’ouvre le premier grand débat qui occupe ces derniers, sur la dénomination à donner à leur assemblée. Ce débat oppose Mirabeau et E.-J. Sieyès, le premier proposant le nom de « Représentants du peuple français » et le second celui d’« Assemblée nationale ». La motion de E.-J. Sieyès, votée à 491 voix contre 90, remporte la victoire. Mais, en réalité, l’expression « Assemblée nationale », répandue de nos jours pour désigner notre chambre basse – par opposition au Sénat – est assez rarement utilisée pendant la période révolutionnaire : les députés s’interpellent entre eux du nom de « législateurs » ou « représentants du peuple français », il leur arrive même, par analogie avec l’histoire romaine qu’ils citent souvent, de qualifier leur assemblée de « sénat », désignant par-là aussi bien le rassemblement des députés que la salle où a lieu physiquement ce rassemblement. Au reste, les assemblées qui se succèdent à partir de 1789 sont le plus souvent désignées par leur nom spécifique : « Constituante », « Législative », « Convention », puis « Conseils » (des Cinq-cents et des Anciens) sous le Directoire et « Tribunat » sous le Consulat et l’Empire. Aux XIXe et XXe siècles se succèdent ensuite la « Chambre des députés » (sous la Restauration et la Monarchie de Juillet), les Assemblées constituante et législative de l’éphémère Seconde République, le « Corps législatif » sous le Second Empire, puis de nouveau la « Chambre des députés » sous la Troisième République et le Régime de Vichy. Ce n’est que sous la Quatrième République que la « Chambre des députés » adopte véritablement le nom d’« Assemblée nationale », soit le lieu où la nation est présente à elle-même, par l’intermédiaire (et par le biais) de ses représentants élus. On peut observer que la plupart des dénominations précédentes mettent en avant soit le rôle de l’assemblée (rédiger une constitution, légiférer) soit la dimension concrète du lieu (la « chambre »). Ce n’est que dans le nom actuel, qui est aussi le nom initial donné à l’aube de la décennie révolutionnaire, que l’on retrouve véritablement la nation : à cette appellation d’« Assemblée nationale » est donc associée l’idée d’un lieu public et d’un groupe d’individus dont le pouvoir émane du public (par l’intermédiaire des suffrages) et dont les décisions (les lois) sont à destination du public.
Le 9 juillet 1789, lorsque l’Assemblée constituante commence officiellement ses travaux, plus de mille députés sont habilités à siéger – attendu que les députés de la noblesse et du clergé ont rejoint ceux du tiers-état à la fin du mois de juin. Ce chiffre nous permet d’imaginer le caractère extrêmement massif de ce corps législatif – pour comparaison, 55 hommes ont rédigé la constitution américaine deux ans plus tôt, et la chambre des Communes anglaise comprend alors 558 personnes. Il en résulte un caractère très impersonnel et une grande inégalité entre les représentants, en termes de prise de parole. La plupart d’entre eux restent d’illustres inconnus, pour nous aujourd’hui comme pour leurs propres collègues d’alors. Certains sont totalement muets ou presque : Edna Lemay (1928-2006 ; 2007 : 4), dans les tableaux statistiques d’un article consacré à l’Assemblée législative (un peu moins nombreuse que la Constituante) isole un groupe de 110 députés « ayant beaucoup ou souvent parlé ».
Les conditions matérielles de la prise de parole sont également compliquées par la configuration de la salle. Après avoir siégé dans la salle des Menus-Plaisirs, à Versailles, à l’été 1789, l’Assemblée déménage dans la salle du Manège des Tuileries en octobre, lors du retour du roi à Paris. Ces deux salles sont rectangulaires, et le public, constitué de l’ensemble des députés, est réparti tout autour de la tribune, où l’orateur s’exprime en faisant face au président de séance. On imagine combien il devait être difficile, pour l’orateur, de se faire entendre des personnes situées aux extrémités de la salle, et l’on comprend aisément pourquoi certaines voix tonitruantes ou certains physiques remarquables, comme ceux de Mirabeau ou Georges Jacques Danton (1759-1794), pouvaient détonner. La publicité des séances, c’est-à-dire leur ouverture à un public autre que les députés eux-mêmes, est décrétée dès le 28 mai 1789 par Constantin-François Chassebœuf de La Giraudais, comte Volney (1757-1820), avant même la proclamation de l’Assemblée nationale, et ce principe est régulièrement réaffirmé, par exemple par Antoine Barnave (1761-1793) le 26 juin 1789. Les quelques propositions de débattre à huis-clos exprimées au début de l’existence de l’Assemblée ne rencontrent aucun succès (Castaldo, 1989 : 304). Mais, là où la salle des Menus-Plaisirs pouvait accueillir un grand nombre de spectateurs – Jules Michelet (1798-1874 ; 1847 : 83) parle d’une salle « immense » qui « pouvait contenir, outre les douze cents députés, quatre milliers d’auditeurs » –, ce n’est pas le cas des salles suivantes. Ainsi, la salle du Manège ne comporte que deux tribunes véritablement ouvertes au public, à chaque extrémité, qui peuvent contenir seulement quelques centaines de personnes et dont l’accès est conditionné à la possession de billets (les autres espaces étant réservés aux députés suppléants ou aux journalistes).
Plan de la Salle du Manège des Tuileries dressé en 1789 et portant des annotations permettant de localiser les principaux emplacements de l’assemblée parlementaire. Source : Wikimédia, Pierre-Adrien Pâris dans A. Brette, Histoire des édifices où ont siégé les assemblées parlementaires de la Révolution française et de la Première République, 1902 (CC0 1.0).
Cela donne lieu à un véritable trafic, notamment au sein des milieux aristocratiques où l’on se rend à l’Assemblée comme on va au théâtre. Ce n’est qu’après l’arrestation du roi en fuite à Varennes, en juin 1791, que la composition de ce public change, les tribunes s’emplissant davantage d’hommes et de femmes du peuple (Brasart, 1988). Cette dynamique se précise sous la Convention, lorsque l’Assemblée déménage dans la salle des Machines en mai 1793, qui est une ancienne salle de spectacle (ce qui renforce l’analogie déjà tentante entre les deux espaces). Le dispositif n’est alors plus le même : la salle se présente sous la forme d’un hémicycle, et l’orateur tourne le dos au président et fait face à ses collègues. L’acoustique est meilleure que dans les salles précédentes et les députés moins nombreux (et souvent absents, car beaucoup sont envoyés en mission dans les départements), ce qui améliore les conditions de la prise de parole sans toutefois rendre celle-ci particulièrement aisée.
Gravure de la salle des Machines. Pierre Gabriel Berthault d’après un dessin de Jean Duplessi-Bertaux, 1802, Assassinat du député Ferraud dans la Convention nationale le Ier Prairial an IIIe de la République. Gravure parue dans les Tableaux historiques de la Révolution française. Source : Gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France.
Ces conditions (mauvaise acoustique et présence d’un public nombreux et parfois bruyant) rendent nécessaire la publication d’un règlement, adopté le 29 juillet 1789. Le chapitre III de ce règlement s’intitule « Ordre pour la parole », et son article I stipule qu’« aucun membre ne pourra parler qu’après avoir demandé la parole au président ; et quand il l’aura obtenue, il ne pourra parler que debout » (Furet, Halévy, 1989 : XCIX). L’article IV, quant à lui, stipule que « nul ne doit être interrompu quand il parle. Si un membre s’écarte de la question, le président l’y rappellera. S’il manque de respect à l’Assemblée, ou s’il se livre à des personnalités, le président le rappellera à l’ordre » (ibid. : XCIX). L’une des règles les plus souvent bafouées est précisément celle de l’interdiction d’interrompre : lors des séances particulièrement houleuses, les députés sont fréquemment interrompus, que ce soit par les autres députés et/ou par le public des tribunes qui réagit en huant, en criant ou en applaudissant. Il suffit pour s’en convaincre de lire les comptes rendus des séances dans la presse, qui intègrent souvent des remarques en italiques – lesquelles font d’ailleurs penser à des didascalies et étaient probablement reçues comme telles par les lecteurs, qui pouvaient ainsi se représenter la scénographie de la parole d’assemblée comme lorsqu’on lit une pièce de théâtre. Ces remarques sont de type « applaudissements réitérés », « rires du côté gauche de l’assemblée », « murmure à droite », etc. À la Convention, l’agitation était parfois telle que le président, muni d’une clochette qu’il ne parvenait pas toujours à faire entendre, avait pris l’habitude de se couvrir la tête pour rappeler ses collègues à l’ordre : ce signal visuel était censé ramener le calme, mais ne fonctionnait pas toujours. Victor Hugo (1802-1885) décrit ainsi l’agitation de la Convention dans Quatrevingt-treize :
« Lieu immense. Tous les types humains, inhumains et surhumains étaient là. Amas épique d’antagonismes. […] Il s’est dit à cette tribune de ces vertigineuses paroles qui ont, quelquefois, à l’insu même de celui qui les prononce, l’accent fatidique des révolutions […]. Ainsi une voix dans la montagne suffit pour déclencher l’avalanche. Un mot de trop peut être suivi d’un écroulement. Si l’on n’avait pas parlé, cela ne serait pas arrivé. […] À la Convention l’intempérance de langage était de droit […]. Les imprécations se donnaient la réplique. – Conspirateur ! – Assassin ! – Scélérat ! – Factieux ! – Modéré ! – On se dénonçait au buste de Brutus qui était là. Apostrophes, injures, défis. Regards furieux d’un côté et de l’autre, poings montrés, pistolets entrevus, poignards à demi tirés. Énorme flamboiement de la tribune. » (Hugo, 1874 : 250-251).
Bien entendu, il ne s’agit pas de prendre au mot cette description, à la fois romantique et romanesque : en réalité, « l’intempérance de langage » n’était pas « de droit » (en témoigne le règlement), la plupart des séances se déroulaient dans un calme confinant parfois à l’ennui et, ponctuellement, des crises politiques s’accompagnaient de moments discursifs particulièrement remarquables pour la véhémence des discours prononcés ou pour la survenue de joutes oratoires. Toutefois, l’agitation des publics (députés et tribunes) et cette description hugolienne témoignent d’une volonté d’appropriation du lieu de l’Assemblée par le public, à la fois par une intervention directe dans les débats – qui pouvait, selon certains témoins, influer sur les décisions des législateurs – et par le déploiement d’un imaginaire épique et sublime de ce lieu où s’invente la vie parlementaire moderne, imaginaire consolidé à la fois par l’architecture néo-classique et le décor antiquisant de la salle : « dans cette cuve où bouillonnait la terreur, le progrès fermentait », écrit encore V. Hugo (1874 : 249) au sujet de la Convention.
L’Assemblée nationale, creuset de la parole publique
L’Assemblée nationale, lieu et institution émanant du public et dont l’activité est à destination du public, est aussi un lieu de profération de la parole publique. Par « parole publique », nous n’entendons pas uniquement la parole des représentants élus du peuple, qui en sont à ce titre les porte-parole. En effet, l’Assemblée nationale, dès ses débuts, intègre un dispositif à la fois légal et spatial permettant de laisser une place à la parole du peuple, au moyen du droit de pétition (au niveau juridique) et de la « barre » (au niveau de la disposition de la salle). La barre est un espace extérieur que l’on ouvre et qui donne sur l’intérieur de la salle : à partir de cet endroit, un pétitionnaire peut s’exprimer et ensuite être invité à entrer.
Au niveau légal, le droit de pétition, dans l’actuelle constitution de la Ve République, est défini comme suit sur le site de l’Assemblée nationale :
« L’article 4 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 précise qu’il est interdit d’apporter des pétitions à la barre des deux assemblées parlementaires. Les articles 147 à 151 du Règlement de l’Assemblée nationale définissent les conditions d’enregistrement et d’examen des pétitions. Ainsi, les pétitions reçues à la présidence de l’Assemblée nationale et susceptibles d’être enregistrées comme telles sont transmises à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République. Les pétitions jugées recevables sont inscrites sur un rôle général et examinées, en principe une à deux fois par session, par la commission précitée. Sur les conclusions du rapporteur nommé à cette fin et généralement compétent pour l’ensemble des pétitions de la législature, la commission des lois peut prendre trois types de décisions : le classement pur et simple de la pétition, le renvoi de celle-ci à une autre commission permanente, à un ministre ou au médiateur de la République, la soumission de la pétition à l’Assemblée » (https://www.assemblee-nationale.fr/connaissance/petitions.asp).
On peut observer que la « barre » ouverte à la parole des pétitionnaires n’existe plus de nos jours : une pétition ne peut être déposée qu’à l’écrit, et n’est soumise à l’Assemblée que dans certains cas, après son examen par les commissions jugées compétentes. À l’inverse, dans les assemblées révolutionnaires, une pétition peut être portée directement et oralement à la Convention par un orateur désigné par une assemblée de section ou une assemblée communale, à condition que la demande ait été formulée en amont de la séance et acceptée par le président. Ensuite, selon le contenu et la tonalité de la pétition, l’orateur, parfois accompagné de plusieurs membres de sa section, peut être invité à assister à la séance, ou bien l’Assemblée peut décider du renvoi de la pétition devant une commission idoine. Certes, il y a loin de ce dispositif à celui dont rêvait Maximilien Robespierre (1758-1794 ; 1793 : 494-495), d’un « édifice fastueux et majestueux, ouvert à douze mille spectateurs [qui] devrait être le lieu des séances du corps législatif », mais il n’en demeure pas moins une ébauche de démocratie participative (Wokuri, 2018).
Dans la pratique, ce droit de pétition, instauré le 29 juillet 1789, connaît de nombreux aménagements au cours de la Révolution car les courriers et demandes de prise de parole sont de plus en plus nombreux. En outre, le terme « pétition » recouvre en fait une grande diversité de prises de parole, allant de la « pétition » proprement dite (donc une demande adressée aux députés) à toutes sortes d’adresses, en particulier des félicitations, remerciements et autres compliments aux représentants (Parent, 2023a). Ainsi, les prises de parole orales sont limitées et brèves, et il est rapidement décidé que toute pétition écrite doit d’abord passer devant un comité de correspondance doté d’un porte-parole, lequel ne les lit pas nécessairement toutes à haute voix mais se contente parfois de les résumer et d’en indiquer la tonalité générale, surtout en cas d’adresses répétitives. De la même façon, toutes celles qui sont lues ne sont pas publiées intégralement dans les comptes rendus de presse, qui se contentent parfois d’en proposer une synthèse et/ou d’en signaler l’insertion au Bulletin des lois.
Nonobstant ces quelques limites, le droit de pétition, dans le cas des adresses orales, permet à des voix habituellement inaudibles de se faire entendre : des orateurs des sections ou des communes, parfois issus des classes populaires et ne bénéficiant pas de l’instruction bourgeoise dont sont dotés les députés de l’Assemblée nationale, ou encore des femmes (Fauré, 2006). Leurs interventions sont tout autant influencées par l’éloquence des députés (style sublime et imagé, grands mouvements oratoires) qu’elles l’influencent en retour, notamment en faisant circuler certaines formules frappantes, qui sont autant de slogans (Krieg-Planque, Oger, 2018) et mots d’ordre. Sophie Wahnich observe la circulation de deux mots d’ordre en 1793 : la « patrie en danger » et la « terreur à l’ordre du jour » (Guilhaumou, 1981). Dans le cas de la « patrie en danger », la popularité de cette expression en 1793 n’incombe pas véritablement à G. J. Danton, à qui on la rattache fréquemment (en général en détriment de ce dernier) : G. J. Danton (qui n’est d’ailleurs pas le seul à le faire) la reprend dans certains de ses discours de la fin de l’été 1793 précisément parce qu’elle circule comme telle dans les adresses, ce qui explique son succès et son efficacité. Ainsi, S. Wahnich (1992 : 119) remarque qu’un mot d’ordre provient rarement d’un orateur ou d’un discours en particulier, mais qu’il résulte d’un phénomène d’« interlocution » : dans l’exercice du pouvoir législatif, le public n’est pas « simple récepteur de la loi » bien qu’il ne participe pas directement à son élaboration. « L’assemblée des législateurs occupe une place centrale dans un dispositif de réception, de formation et de mise en circulation de l’opinion publique comme principe de souveraineté », et l’Assemblée nationale devient un creuset où s’entremêlent l’éloquence des représentants du peuple et la parole du peuple lui-même.
Enfin, l’exercice du droit de pétition prend parfois un caractère cérémoniel : il arrive que la parole pétitionnaire s’accompagne d’une scénographie particulière, comme une procession ou un don solennel, parfois accompagnés d’une chanson reprise en chœur. C’est le cas le 7 septembre 1789, lorsqu’un groupe de femmes artistes fait don de ses bijoux au président de l’Assemblée constituante, ou encore le 5 juillet 1793, lorsqu’une députation des sections de Paris fait don d’un bouquet (tendu au président de la Convention par un enfant) et d’une chanson célébrant les exploits des révolutionnaires et s’achevant sur un compliment à l’Assemblée sur l’air bien connu de La Marseillaise : « Victoire aux citoyens ! / Gloire aux législateurs ! / Chantons, chantons ; Leurs noms chéris / sont les noms des vainqueurs » (Parent, 2023a). Cette dimension cérémonielle contribue à l’appropriation du lieu et de l’institution (indistinctement) par le peuple : c’est ainsi que l’Assemblée nationale devient un lieu où se reconnaît la communauté nationale, y compris dans ses fractures.
Collection de Vinck, Don patriotique des illustres françoises, 1789. Source : Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
Du lieu commun au lieu de mémoire
L’Assemblée nationale, comme lieu physique et comme institution, devient ainsi le réceptacle d’un ensemble d’images et de récits qui soudent la communauté et dans laquelle celle-ci peut se projeter jusque dans ses divisions – lesquelles font partie intégrante de l’identité politique française, issue de la Révolution. Un bon exemple de la fabrique et de la diffusion de ces imaginaires de l’Assemblée en son sein même est la géographie symbolique qui lui est rattachée, et la manière dont les orateurs exploitent à la fois des lieux communs rhétoriques et des éléments concrets de l’espace (disposition de la salle, décor) pour ancrer ces symboles dans l’imaginaire collectif et en faire les supports d’un « récit d’identité » (Anderson, 2022 : 205).
À travers les échos d’un discours à l’autre, cette géographie imaginaire vient à se confondre avec la réalité concrète du lieu. Les discours permettent ainsi au public de se représenter une cartographie de l’assemblée, que les réactions retranscrites dans les journaux laissent apercevoir et contribuent à entretenir, lorsqu’elles sont assorties d’une précision de localisation : « murmures du côté gauche de l’assemblée », « applaudissements à droite », etc. Cette localisation est aussi bien physique que symbolique : les notions de « droite » et de « gauche », devenues elles-mêmes des lieux de mémoire (Gauchet, 1992), ont vu leur signification politique naître au moment de la Révolution française, en lien avec la localisation des groupes d’affinité politique dans la salle (à droite ou à gauche du président). D’autres termes proviennent également d’une réalité spatiale en lien avec l’organisation matérielle de l’Assemblée, comme la « Montagne » (les « Montagnards » siégeaient en haut de l’assemblée) (Guermazi, 2015) et le « Marais » (ou la « Plaine »), que les orateurs désignent comme tels dans leurs discours. Ce langage imagé permet de proto-conceptualiser des idées qui n’existent pas encore, mais qui seront constitutives du régime parlementaire moderne, comme la notion de parti politique. Or, il est aisé d’associer la « Montagne » à un ensemble de réseaux métaphoriques, qui varient selon que l’on s’y rattache ou que l’on s’en distingue : la montagne peut représenter la hauteur de vue, mais aussi la violence et le danger liés au volcan ou aux « avalanches », comme dans la citation de V. Hugo. La montagne prend donc place dans le déploiement des métaphores naturelles (Ritz, 2016) ou de l’imaginaire culturel et linguistique lié à la romanité, car elle inspire l’usage d’amplifications oratoires et d’un style sublime, et renvoie au Capitole et à l’expression « arx tarpeia capitoli proxima » régulièrement citée par les orateurs en tant de crise (« Il n’y a pas loin du Capitole à la Roche tarpéienne », d’où l’on précipitait les aspirants dictateurs ou soupçonnés tels ; Parent, 2022).
Ainsi, les discours prononcés à la tribune s’inscrivent dans une scénographie, à la fois au sens dramaturgique et au sens où l’entendent les analystes du discours, c’est-à-dire « à la fois ce dont vient le discours et ce qu’engendre le discours » : la scénographie « légitime un énoncé qui, en retour, doit la légitimer » (Charaudeau, Maingeneau, 2002 : 516). Par exemple, la scénographie romanisante a partie liée avec le décor de la salle, en particulier sous la Convention qui siège dans la salle des Machines. Aménagée par l’architecte Gisors, celle-ci est décorée à la manière d’une scène de théâtre à l’antique. Les députés y entrent par la porte du « pavillon de l’Unité », faite de quatre grands panneaux ornés de mufles de lions et peints dans une couleur imitant le bronze antique. À l’intérieur, colonnes et pilastres soutiennent l’ensemble, et les murs sont peints en imitation porphyre. Autour de deux grandes portes (« Unité » et « Liberté ») se déroulent des frises faites de guirlandes et de médaillons représentant les portraits de Brutus et de Solon. Entre chaque tribune latérale sont disposées de grandes statues façon bronze antique surmontées de couronnes de chêne : côté cour, on trouve les bustes de Démosthène, Lycurgue, Solon et Platon ; côté jardin, ceux de Camille, Valerius Publicola, Brutus et Cincinnatus. Or, il arrive régulièrement que les orateurs intègrent ce décor à leur stratégie rhétorique, ce qui contribue à le fabriquer et à le charger de significations, renforçant l’émotion oratoire. C’est le cas lorsque G. J. Danton (1793 : 462-463), le 29 mai 1793, met en garde ses collègues contre les divisions en s’appuyant sur la description du décor de la salle :
« En entrant dans cette enceinte, l’étranger comme le citoyen sont frappés par cette inscription sublime […]. Le mot “unité” qui est inscrit sur la porte du Palais national devrait être aperçu de tous les départements, et gravé dans le cœur de leurs députés […]. Mais cette inscription sera-t-elle toujours mensongère ? Verra-t-on sans cesse dans le palais de l’unité les fureurs de la discorde et quarante-mille petites républiques y agitant leurs dissensions par des représentants ? Faites donc disparaître les images de ces Lycurgue, de ces Solon, de ces Brutus, l’honneur et l’appui de leur patrie, substituez à ces images vénérées les hideuses peintures de la jalousie, de l’ambition et de l’anarchie ».
G. J. Danton propose une visite aussi bien physique que morale de l’assemblée, accessible à « l’étranger » comme au « citoyen » (et pourquoi pas à nous, lecteurs contemporains, deux siècles et demi après la profération du discours). En mentionnant l’inscription et les bustes (et en désignant probablement ces derniers d’un geste), il donne une portée symbolique, quasiment religieuse, à ces images qui deviennent des icônes. La scénographie a donc pour corollaire la représentation d’un espace dans et par le discours, un espace imaginaire qui vient se greffer sur l’espace réel et a partie liée avec l’ethos de l’orateur et avec la définition d’un idéal politique fondé sur la vertu. Cet idéal est d’ailleurs encore celui vers lequel nous tendons (ou prétendons tendre) aujourd’hui, comme en témoigne cet écho entre deux discours du Premier Ministre Édouard Philippe, prononcés devant l’Assemblée nationale en 2017 (Déclaration de politique générale) et en 2020 (Présentation de la stratégie nationale du déconfinement) :
« En juillet 2017, dans des circonstances bien différentes mais à cette même tribune, à l’occasion de ma première déclaration de politique générale, j’avais évoqué cette antique qualité dans laquelle les Romains puisaient leur force : la vertu, qui mêle la rectitude, l’honnêteté et le courage. J’étais loin de m’imaginer alors combien cette qualité serait essentielle dans les semaines à venir pour préparer notre avenir, l’avenir de nos enfants, l’avenir de la France ».
Mais cet idéal de vertu trouve bien sûr son envers dans l’accusation d’hypocrisie, qui est la source d’un antiparlementarisme également constitutif de la culture politique française. Cette méfiance exprimée envers les représentants élus se manifeste dès les premiers temps de l’Assemblée nationale, et s’exprime notamment à travers une rhétorique mobilisant le lieu commun de l’analogie entre assemblée et théâtre (Parent, 2022) ainsi que celui des contraires, qui creuse les dissensions et met à mal l’unité fantasmée de la nation. Ainsi, dans ses journaux, le « Tribun du peuple » Gracchus Babeuf (1760-1797 ; Parent, 2023b) trace une ligne de démarcation entre les « patriciens », « aristocrates » des assemblées, soutenus par des « folliculaires » menteurs, tout en s’adressant à son « armée de plébéiens » qu’il invite à se soulever. D’une façon analogue, en mars 2023, le Président de la République Emmanuel Macron, confronté à un mouvement social du fait de la réforme des retraites, oppose la légitimité des parlementaires de l’Assemblée à l’illégitimité de la « foule », préférant significativement ce terme dépréciatif à celui de « peuple », auquel est associée l’idée de souveraineté – la rue face à l’Assemblée, et vice-versa, une opposition entre deux espaces symboliques née de la Révolution française et dont les médias et réseaux sociaux se sont immédiatement emparés.
Conclusion
L’Assemblée nationale, à la fois lieu, institution et groupe d’élus, cristallise un ensemble d’imaginaires qui tendent à unifier ou au contraire à fractionner la communauté nationale. Elle devient ainsi le support, non pas d’un, mais de plusieurs récits nationaux concurrents autour desquels se rassemblent une ou plusieurs « communautés imaginées » (Anderson, 2002). Toutefois, les images et récits associés à l’Assemblée nationale ont en commun d’être, pour beaucoup, issus de ses origines révolutionnaires, quand bien même leur sens évolue et fluctue ensuite selon le contexte – que l’on pense à la vertu romaine invoquée par Édouard Philippe ou à la reprise en chœur de La Marseillaise par les élus de la coalition de gauche lors de la séance où la Première Ministre Élisabeth Borne a fait usage de l’article 49.3 de la Constitution pour l’adoption de la réforme des retraites le 16 mars 2023 – cette séance réactivant l’imaginaire révolutionnaire lié à ce chant, alors même que d’autres imaginaires concurrents s’y sont greffés depuis dans d’autres partis et courants politiques. L’Assemblée nationale est donc à la fois un réservoir de « lieux communs » (au sens rhétorique du terme), un lieu du commun, où les communautés qui composent la nation peuvent se reconnaître d’une manière ou d’une autre – y compris dans ce qui les divise –, enfin un lieu de mémoire, véritable feuilleté mémoriel issu des différentes strates du passé, auquel s’ajoutent des imaginaires contemporains, par exemple vestimentaires, comme en témoigne un récent article du Monde sur le port de la cravate par les députés (Chemin, 2023), dans le contexte de nombreux scandales sur les tenus des élus – du maillot de football de François Ruffin au gilet jaune de Jean Lassalle.
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