Journalisme et subjectivités
Née en 1961 à Bruxelles, fille d’une journaliste et d’un diplomate, Florence Aubenas est diplômée du Centre de formation des journalistes (CFJ) en 1984. Elle est journaliste au Matin de Paris, au Nouvel Économiste, puis intègre la rédaction de Libération, en 1986, comme secrétaire de rédaction et ensuite comme grand reporter. Le public non familier de ses articles la découvre en 2005, lorsqu’elle est prise en otage avec son fixeur Hussein Hanoun al-Saadi, à Bagdad, en Irak. Elle reste captive pendant 5 mois (157 jours). À leur libération en juin, et une fois rentrée en France, elle tient une longue conférence de presse au cours de laquelle elle livre un récit détaillé de sa captivité et raconte l’épreuve, ayant passé la presque totalité de sa captivité les yeux bandés, souvent attachée, accroupie ou couchée dans une cave d’1,50 m de haut, en ayant l’interdiction de parler. En 2009, F. Aubenas est élue présidente de l’Observatoire international des prisons (OIP) ; elle reçoit plusieurs prix littéraires, dont le Prix Joseph Kessel, en 2010, pour son ouvrage Le Quai de Ouistreham,écrit fin 2009 (en février 2021, le tirage atteint les 400 000 exemplaires).
F. Aubenas a été journaliste à Libération pendant 20 ans (1986-2006), puis au Nouvel Observateur (2006-2012) et enfin au Monde depuis 2012 ; elle a couvert de très nombreux événements, dont certains au long cours – l’affaire Jean-Claude Romand (1993), les procès de l’affaire d’Outreau (2004 et 2005), la guerre au Kosovo (1999), la situation en Irak et notamment la vie des réfugié·es de Falloujah à Bagdad (2005), le meurtre d’une postière dans une petite ville de l’Ain (2018). Cependant, dans sa carrière de journaliste, elle a couvert une multitude de « petits » sujets, allant de la vie en Éhpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), aux petits métiers du festival de Cannes, au sort des dockers, aux mal-logés, aux abstentionnistes, au désespoir de la jeunesse algérienne. La liste exhaustive de ses articles ne peut pas être établie ici, mais il faut signaler qu’une requête, via la plateforme Europresse, dans les archives numériques de la presse française (qui remontent seulement à 1995), permet de recenser 1132 articles publiés entre décembre 1995 et février 2021, dont la majorité a été publiée dans Libération.
Pour le public lecteur de F. Aubenas, le journalisme qu’elle pratique pourrait être qualifié de « journalisme d’immersion », dans une tradition qui peut remonter aux reportages de la journaliste américaine Nelly Bly (1864-1922), « assez représentative d’une forme de reportage populaire qui, à la fin du XIXe siècle aux États-Unis, utilisait divers stratagèmes pour pénétrer dans de grandes institutions et en révéler la face cachée » (Muhlmann, 2004a : 58), ou à la démarche de Günther Wallraf avec son Tête de Turc en 1985). Pourtant, le journalisme de F. Aubenas ne reprend pas exactement la grammaire narrative du journalisme d’immersion, dont « l’une des premières caractéristiques […] est de mettre en scène littéralement la personne du journaliste » (Chambat-Houillon, 2016). Selon les propres mots de la journaliste, questionnée sur sa démarche à l’occasion de la sortie de son livre L’Inconnu de la poste (2021), l’enjeu est précisément de ne pas occuper la scène de l’histoire racontée mais de « laisser toute leur place à chacune des personnes qui en [sont] partie prenante » (Aubenas, 2021c). Plus qu’un journalisme d’immersion, même si elle en reprend la démarche de s’immerger dans des lieux et des milieux très divers, F. Aubenas pratique un « journalisme de subjectivités », qui pourrait se définir à partir de cette volonté de faire exister les voix de celles et ceux qu’elle rencontre, tissées à la sienne propre. En cela, F. Aubenas met en œuvre ce que Géraldine Muhlmann décrit comme étant la démarche du journaliste et écrivain Jean Hatzfeld, dans ses deux ouvrages consacrés au Rwanda et au génocide des Tutsi : « Ce n’est donc pas exactement une compréhension de l’événement que donne J. Hatzfeld. Ce que nous donnent tant les victimes que les tueurs, par leurs paroles, c’est le sentiment de ce qu’il a pu être, dans son caractère incompréhensible, autre. […] En les faisant tous parler, J. Hatzfeld essaie de dépasser les frontières du “voir”, celui de l’imagination ou celui de l’intellection. […] En tissant d’autres liens avec le réel que celui du regard, le journaliste poursuit le journalisme par d’autres moyens » (Muhlmann, 2004b : 326 ; voir aussi Alvès, 2013).
Les articles signés par la journaliste, dans des petits villages, des banlieues, des pays déchirés donnent voix à des migrant·es, des chômeur·euses, des agriculteur·rices, ou encore des familles et des proches de jeunes happés par le djihadisme. Pour tous ces articles, ce « journalisme de subjectivités » (de « subjectivité désintéressée », selon la formule du fondateur du Monde Hubert Beuve-Méry [1902-1989]) permet une enquête au plus proche des personnes et une écriture qui prend le lecteur ou la lectrice par l’épaule pour l’emmener au plus près des sujets. Cette approche du métier est décrite, en creux, dans un des deux ouvrages co-écrits par Florence Aubenas et Miguel Benasayag (2009), La Fabrication de l’information. Discutant des normes et des automatismes représentationnels qui cadrent nos visions du monde, les auteur·es concluent un chapitre dans les termes suivants : « La liberté de la presse pourrait se comprendre comme celle d’une presse qui aspirerait à la liberté, en prenant le temps de s’interroger sur ces automatismes et qui en tiendrait compte. Quand un journaliste prétend s’épargner le travail qui consiste à se demander comment se structure le sens commun, il se condamne à trouver systématiquement dans le monde les modèles qu’il y projette, à faire passer sa vision préconçue des choses avant le réel de la situation » (ibid. : 66). Travailler le lien entre journalisme et subjectivités, c’est aussi ce que fait F. Aubenas quand le format journalistique, aussi long soit-il, semble toucher ses limites. Face au réel qui revient comme un « événement monstre » et qui permet « peut-être, la possibilité d’une histoire contemporaine » (Nora, 1974 : 307), la journaliste tente alors de quitter son statut, comme elle l’explique dans l’introduction du Quai de Ouistreham.
« C’était la crise. Vous vous souvenez ? Cela se passait jadis, il y a une éternité, l’année dernière.
La crise. On ne parlait que de ça, mais sans savoir réellement qu’en dire, ni comment en prendre la mesure. On ne savait même pas où porter les yeux. Tout donnait l’impression d’un monde en train de s’écrouler. Et pourtant, autour de nous, les choses semblaient toujours à leur place, apparemment intouchées.
Je suis journaliste : j’ai eu l’impression de me retrouver face à une réalité dont je ne pouvais pas rendre compte parce que je n’arrivais plus à la saisir. Les mots mêmes m’échappaient. Rien que celui-là, la crise, me semblait aussi dévalué que les valeurs en Bourse.
J’ai décidé de partir dans une ville française où je n’ai aucune attache pour chercher anonymement du travail. […]
J’avais décidé d’arrêter le jour où ma recherche aboutirait, c’est-à-dire celui où je décrocherais un CDI. Ce livre raconte cette quête, qui a duré presque 6 mois, de février à juillet 2009 […]
À Caen, j’ai gardé ma chambre meublée. J’y suis retournée cet hiver écrire ce livre. » (Aubenas, 2010 : 9-11)
Le souci du public et de comprendre le monde se manifeste par une volonté explicite de retrouver les mots en mettant de côté son statut de journaliste (elle prend un congé sans solde) et son identité sociale pour se donner la possibilité d’être une autre, ici une précaire, salariée à temps partiel, par des entreprises de ménage ou des grandes surfaces. Se glissant, comme elle le rappelle, dans une démarche déjà adoptée par d’autres journalistes avant elle, F. Aubenas peuple son récit de toutes les personnes rencontrées, notamment des femmes, qui se débattent dans cette crise et cherchent à conserver des emplois partiels, mal rémunérés, physiquement éprouvants. Dans cet écrit, à mi-chemin entre reportage et fiction, la journaliste embarque ses lecteur·rices en immersion, et leur permet d’accéder à des situations complexes, mouvantes, fragiles qui, toutes, disent la violence du réel et sa part insondable, inaccessible à la rationalité et au débat public. En cela, sa démarche donne aussi du grain à moudre aux sciences sociales (Leroux, Neveu, 2017).
Ainsi le travail de journaliste de F. Aubenas est-il tendu par cette volonté de comprendre le sens commun, d’approcher le réel des situations ; par un respect fondamental des subjectivités qui peuplent le monde et par une mise en dialogue avec la sienne propre, elle permet au public de ses articles d’y forger la leur, en toute liberté. C’est dans cette visée émancipatoire que quelques sujets traités par la journaliste peuvent être (re)lus, dans un retour sur quelques articles pris au fil de sa carrière.
Avec les dominé·es
Comme F. Aubenas le précise dans son interview du 12 février 2012 pour France Culture – répondant à la remarque du journaliste Guillaume Erner sur le fait que ses écrits portent sur des « gens inconnus » : « Je ne l’ai pas théorisé et je ne ferais pas que ça, mais c’est ce que je préfère. […] Je fais beaucoup de reportages politiques mais dans “élections” il y a “électeurs” et je me tourne plutôt vers les électeurs que vers les candidats » (Aubenas, 2021c). Ainsi un trait commun à beaucoup de ses articles tient-il en la voix que F. Aubenas offre aux dominé·es. Les chômeur·euses, les mal-logé·es, les petits métiers dans des événements de l’actualité ; autant de personnes auxquelles elle accorde une attention qui rend publiques leurs épreuves quotidiennes. Mêlant son regard de journaliste à celui de ses enquêté·es, la journaliste offre à ses lecteur·rices la possibilité de partager des moments où peut se nouer une compréhension fine de ce qu’affrontent celles et ceux qui ne figurent pas usuellement en position de « sujets autonomes » dans les discours médiatiques. Dans ses articles, des personnes ordinaires retrouvent une agentivité que des discours plus surplombants pouvaient leur dénier en les réduisant au statut de « sujets du » discours. Cette position de sujet agissant face aux épreuves, l’écriture de F. Aubenas l’instaure discursivement en faisant d’emblée apparaître les personnes dans le récit, éventuellement par leur prénom, en les décrivant dans leurs postures physiques et en les citant au discours direct. Paris, janvier 1995, au moment de l’occupation par des mal-logé·es et le DAL (droit au logement), de l’immeuble de la rue du Dragon à Paris : « Quand il a dû donner son adresse au guichet de la Sécurité sociale, Mohamed a rentré les épaules. Il a dit tout bas : “7 rue du dragon”. L’employée a crié qu’elle ne comprenait pas. Mohamed a répété. Puis une autre fois encore, en hurlant presque : “7 rue du dragon”. En face, la jeune femme a levé la tête : “C’est bon” » (Aubenas, 1995a). Limoges, mars 1995 : « Élisabeth cherche un poste de femme de ménage. Elle devait se présenter la veille chez un employeur, un salon de coiffure. “Cela n’a pas marché à cause de tes cheveux ?”, demande Jean-Philippe, en pointant les décombres mêlés d’une décoloration qui date de plusieurs mois et d’une permanente qui s’effondre. La jeune femme rougit. “Quand je vais chez le coiffeur, je lui demande. Qu’est-ce que je peux avoir pour 80 francs et qui se voit ?” » (Aubenas, 1995b). Foucherans, juillet 2017 : « C’était un matin comme les autres. Il était 7 heures en salle de relève, le début du service, les filles se tenaient prêtes dans leur uniforme blanc. Quelqu’un croit se souvenir que l’une pleurait déjà, mais pas très fort. Personne n’y faisait attention, l’habitude. La question rituelle est tombée : “Est-ce que vous êtes au complet ?” » (Aubenas, 2017). Ces trois articles sont très représentatifs des « accroches » des articles écrits par la journaliste, qui placent les lecteurs et lectrices dans une position, certes « spectatorielle », mais de proximité symbolique avec les personnages du récit qui s’ouvre. Ces accroches semblent ainsi contribuer à l’instauration d’un cadrage narratif qui se construit à hauteur humaine, à hauteur de subjectivité – celle de la journaliste, celle des personnes rencontrées, qui deviennent des personnages, et celle du lectorat, engagé dès les premières lignes à suivre « avec » les sujets le récit de moments de leur vie. Or, la capacité du discours à se mettre « à hauteur humaine » participe d’un journalisme qui rend aux personnes leur agentivité, y compris dans les moments difficiles qui sont racontés.
Cette agentivité retrouvée, c’est aussi ce que F. Aubenas met en mots dans ses différents reportages sur les Gilets jaunes, en 2018 et 2019 ; reportages pour lesquels elle s’immerge à nouveau, longuement, dans les lieux de la contestation sociale, parmi ces « inconnu·es » qui ont enfilé un gilet jaune et occupent les ronds-points.
Ainsi, en décembre 2018, trois semaines après le début des occupations de ronds-points, la journaliste est à Marmande. « Adélie a 28 ans, employée aux pompes funèbres, sa vocation. À ceci près que la spécialité est verrouillée dans le coin et travailler plus loin revient trop cher en essence, en garde d’enfant, en temps. Bref, chômeuse. En fait, à cet instant précis, Adélie s’en fout. Depuis quand sa vie ne lui avait pas semblé si excitante ? Laisser le téléphone allumé en rentrant à la maison. Ne plus regarder les dessins animés avec la petite, mais les infos. Parler à des gens auxquels elle n’aurait jamais osé adresser la parole, Stéphane par exemple, avec sa barbichette tortillée en deux tresses et sa dégaine de gouape. Un routier en fait, adorable. “Sinon, on fait quoi de nos journées ?”, dit Adélie. Être au cœur du réacteur, cette fois au moins. » (Aubenas, 2018). Ce deuxième paragraphe de l’article, en tension entre discours indirect et discours direct, dit ce retour de la jeune femme à une situation de sujet politique qui s’informe et se retrouve connectée au monde par son action. Le discours dit aussi le franchissement des a priori, la rencontre d’une altérité (le routier, « adorable », qu’elle n’aurait jamais osé aborder). Ce qui semble se jouer là, dans le regard et par les mots de la journaliste, c’est une renaissance socio-politique, qui permet aussi au lectorat du Monde – pas le plus représenté, d’un point de vue sociologique, dans les protestataires des ronds-points – de rencontrer une jeune femme, chômeuse, certes, mais qui prend part à un mouvement social, s’informe, se bat pour être une citoyenne.
Restituer ces voix d’inconnu·es à un public plus large que celui, plus réduit, des médias où paraissent ses articles, et surmonter la réticence de certains publics et médias (comme France Culture, comme le rappelle G. Erner dans l’entretien avec F. Aubenas, ou Le Monde) à parler des faits-divers ou de personnes sans accès usuel aux médias, c’est aussi ce qui la conduit à employer la forme littéraire. S’inscrivant en faux contre la formule de Pierre Bourdieu (1930-2002) – « les faits divers, ce sont aussi des faits qui font diversion » (1996 : 16) –, la journaliste explique sa vision : « Les faits-divers sont profondément politiques […] l’histoire de France est ponctuée par des faits-divers qui n’en sont pas… Le fait divers et la justice, qui touche aux libertés fondamentales (la présomption d’innocence, comment est-on jugé, l’enfermement…), je pense au contraire que c’est au cœur de la politique et de la vie politique française » (Aubenas, 2021c). Être aux côtés des dominé·es, restituer leurs voix dans des ouvrages ouverts à un public plus large, c’est donc aussi peut-être un moyen de retisser du commun, de « travailler à faire évoluer l’espace public démocratique lui-même vers une saisie du réel plus nuancée, plus diversifiée ; [de tisser] des liens nouveaux avec une altérité invisible » (Muhlmann, 2004b : 326-327).
Le journalisme face à l’épouvante
Au cours de sa captivité en Irak, F. Aubenas a fait face à la menace explicite d’être tuée et raconte de façon pudique ce qui constituait son quotidien. « Ce que je faisais, c’était compter. Je comptais les jours, je comptais les minutes, je comptais les poutres au plafond, donc je comptais tout. Je comptais les pas, aussi, et une vie dans une cave c’est 24 pas par jour. 24 pas, c’est aller aux toilettes deux fois par jour et revenir. C’est 80 mots. C’est les mots qu’on peut prononcer avec les gardiens » (Aubenas, 2005). Le récit qu’elle livre lors de cette conférence de presse, deux jours après sa libération, dit ainsi l’épouvante et les ressources qu’elle a déployées pour tenir ; ressources qui sont ainsi résumées par Antoine de Gaudemar dans l’éditorial de l’édition de Libération dans laquelle la journaliste livre son récit : « Une énergie et une vitalité peu communes, qui semblent avoir été pour elle la meilleure arme pour faire face, une capacité d’adaptation pour affronter le terrible réel autour d’elle mais sans aucun renoncement » (de Gaudemar, 2005). Ces ressources, la journaliste les a déployées depuis le début de sa carrière et les a mises au service, notamment, d’une présence dans de nombreux pays ravagés par des guerres. Du Kosovo où elle va régulièrement, comme en juin 1999 lorsqu’elle suit un jeune homme, Zeqiri Fadil, qui revient dans le village martyr de Kruse Madeh et y découvre les restes calcinés de son père trois mois après. Elle est de nouveau au Kosovo en février 2008 à quelques jours de la déclaration d’indépendance et raconte, depuis le petit village de Slovi, les difficultés de coexistence entre les Serbes et les Albanais. Elle est en Algérie en 1998, en Afghanistan en 2001, en Syrie, à Alep, en 2012 où elle couvre l’armée syrienne libre. Dans ces reportages de guerre, F. Aubenas contextualise, situe les enjeux, les affrontements et, surtout, raconte, au plus près des civils, le tragique d’un conflit qui percute l’humanité : « Le long des champs, séparés par des rangées de tournesol, la moitié des maisons sont vides. Trois hélicoptères tournent dans le ciel. L’autre jour, ils ont mitraillé un enfant, puis un type sur une moto et une moissonneuse-batteuse » (Aubenas, 2012).
Mais l’épouvante, c’est aussi dans une « matière » judiciaire que F. Aubenas la rencontre, qui la conduit à couvrir des petites et des grandes « affaires », des faits-divers qui questionnent notre commune humanité et qui sont traités, dans Libération notamment, « comme des faits de société, pour un public qui ne peut pas précisément être qualifié de populaire » (Dubied, Lits, 2016). Cette partie du travail de la journaliste apparaît d’ailleurs dans l’outil statistique de la base de presse Europresse, qui propose le nuage de mots suivant et identifie, comme « concepts clés » les termes les plus fréquemment associés au sujet recherché dans la requête lancée (la requête ici étant construite sur le terme « Aubenas » dans « nom d’auteur », pour toutes les sources d’information « France » et pour toute la période couverte par la plateforme, soit depuis 1995).
Comme le précise F. Aubenas, « quand je lis un fait-divers, ça me frappe toujours, le meurtre semble abstrait, semble occuper tout l’espace, on sait un peu la classe sociale de la personne mais la géographie, le contexte disparaissent sous la violence d’une affaire judiciaire […] Un fait divers est très ancré dans un territoire au contraire » (Aubenas, 2021c). La journaliste a ainsi couvert les procès d’Outreau, dont le premier, en mai 2004, avec les aveux de Myriam Delay, mère des enfants abusés et « figure », aux propos de laquelle le juge d’instruction a accordé beaucoup de place ; sur la foi de ces propos, celui-ci enverra en prison 13 personnes avant qu’ils soient innocentés au cours d’un procès en appel en 2006. « Très vite, elle a avoué. Au lendemain de son arrestation, elle a raconté les jours et les nuits de la famille Delay dans le quartier de la tour du Renard à Outreau. Thierry, le père, qui lui dit : “Vas-y, commence”. Elle, Myriam, la mère, qui déshabille les enfants. Les quatre fils qui se débattent, la bière qui se renverse, le film porno en boucle sur le magnétoscope du salon, les coups qui tombent. Et les gamins qui finissent par se laisser faire. » (Aubenas, 2004). Dans cet article, titré « procès d’un huis clos innommable », elle décrit et tente de nommer l’innommable, pour que la sidération ne soit pas la seule réaction devant l’horreur. F. Aubenas couvrira le second procès d’Outreau puis la difficile reconstruction des victimes de cette erreur judiciaire historique. Elle raconte ainsi en 2009, les difficultés d’un des couples, accusé puis innocenté, qui, ayant récupéré la garde d’une de leur filles, accusatrice huit ans auparavant, tente de redevenir un couple de parents. Les mots de la journaliste disent alors la faille irrémédiable de l’emballement judiciaire et les vies brisées ; ils disent aussi quelque chose, plus largement, de la société et de ses institutions.
Mais raconter ces faits divers, c’est aussi, pour la journaliste, montrer comment toutes les atrocités commises le sont par des êtres humains. C’est ainsi qu’elle raconte, par des mots recueillis, comment la femme de Marc Dutroux, libérée sous le régime conditionnel à mi-peine, réintègre la vie ordinaire : « À Florimont, bourg rural, le marché se tient le jeudi. On se connaît, on se parle. C’est là que Jessica, une fonctionnaire, est tombée nez-à-nez avec Michelle Martin il y a une semaine. Jessica a dû s’asseoir. Au bout d’un moment, elle a osé lever les yeux sur “elle”. “C’est difficile à admettre : elle avait l’air comme tout le monde”. » (Aubenas, 2016b). Le regard porté sur celle que les médias ont désignée comme étant la « servante du diable » est donc ici celui décrit par une habitante du village ; dans ses yeux, et dans ses propos par lesquels F. Aubenas clôt son article, la femme condamnée pour complicité à trente ans de prison apparaît dans toute sa banalité humaine. Cette description de la scène dont la journaliste s’efface est, une fois encore, la modalité narrative par laquelle le public peut accéder à ce que F. Aubenas veut lui mettre sous les yeux. « Je me suis demandé si je l’écrivais à la première personne : mais je ne voulais pas qu’on voie cette affaire à travers mes yeux », explique ainsi la journaliste au sujet de son ouvrage paru en janvier 2021, consacré à une autre affaire judiciaire (Aubenas, 2021a). Par cet effacement, par la présence forte de celles et ceux qu’elle rencontre, F. Aubenas confronte ses lecteurs et ses lectrices aux situations les plus difficiles – celles où l’humanité semble avoir perdu la partie et celles qui exigent que chacun et chacune, lisant les mots de la journaliste, fasse preuve de sa propre humanité.
Un regard de femme, un regard avec les femmes
C’est aussi dans ce combat pour une humanité commune que les femmes, qui racontent leur existence, leurs luttes pour la dignité, les droits, peuplent les articles de F. Aubenas. Écoutons-les témoigner, par exemple, des injustices de genre – ici à Kaboul, en 2001, après la chute des talibans et la nomination d’un nouveau gouvernement. « Dans ce Kaboul où elle est née, sur ce chemin qu’elle connaissait par cœur entre son domicile et son travail, Fawzia s’est perdue en allant s’inscrire. “Je ne reconnais plus rien. Sous les talibans, pour aller dans la rue, nous devions être accompagnées d’un homme de la famille. Alors je n’ai plus l’habitude de m’éloigner de la maison”. D’un coup, elle se met à douter. “Venir jusqu’ici mettre mon nom, n’est-ce déjà pas une folie ?” […] “En Afghanistan, toute femme grandit dans l’attente de ce jour où elle connaîtra l’humiliation d’être née. Et forcément ce moment-là arrive, d’une façon ou d’une autre”. » (Aubenas, 2001). Fawzia est une femme diplômée ; elle témoigne de son existence sous la burqa, dans un pays où l’existence des femmes ne tient qu’à un fil. Dans ses paroles précises, que F. Aubenas recueille avec beaucoup de délicatesse, le quotidien d’une femme qui pourrait être notre voisine sous d’autres latitudes, renvoie à l’universalité des dominations de genre, où les femmes peinent à exister comme sujets. L’article de F. Aubenas porte ici un regard de femme, qui peut entrer dans l’intimité (le salon où Fawzia rassemble quelques amies) et en faire exister l’humanité, mais il permet surtout un regard « avec » les femmes, par lequel la journaliste nous invite, lecteurs et lectrices, à partager et à éprouver, sans pour autant ôter aux femmes qu’elle interroge leur pouvoir d’agir, fût-il restreint. Ainsi, dans un très beau reportage mené à Belleville, à Paris, en février 2016, F. Aubenas se retrouve dans un café avec des prostituées chinoises. « “En partant, on ne peut pas imaginer qu’on va travailler avec notre corps”, dit une petite blonde. Ton direct. Pas de plainte. “Chez nous, à 40 ans, une femme ne vaut plus rien.” […] Au café, “Petite Blonde” parle de sa fille qui étudie en Mandchourie. “Du design”, précise-t-elle, paupières baissées pour voiler l’orgueil. “Un parent doit tout donner pour ses enfants. Tout, tout, tout. Chez nous, on ne vit pas pour soi” […]. Au bout de deux ans, “Petite Blonde” vient de rembourser les dettes pour le passeur. Encore trois et elle aura tout payé. Elle pourra repartir comme la plupart des femmes. Un Français a proposé de l’épouser. Elle ne l’aimait pas. “Est-ce que c’est correct de le faire seulement pour les papiers ?” Et “Petite Blonde” a refusé. » (Aubenas, 2016a).
Dans ces deux articles, comme dans ceux évoqués plus haut, F. Aubenas réussit – de façon peut-être aussi éphémère que l’est un article de quotidien – à décrire l’agentivité fragile des dominé·es. Ce faisant, son écriture offre une réponse fugace mais souvent renouvelée à la question que Judith Butler pose au sujet des populations désignées comme vulnérables : « Une population ainsi définie risque du même coup de voir niés ses efforts d’action, ses formes de solidarité, ses réseaux de soutien et ses moyens de résistance. Dans ces conditions, le discours par lequel elles sont représentées risque de donner d’elles une image fausse, en situant le pouvoir en dehors de leur propre sphère d’action. Dès lors qu’elles sont qualifiées de vulnérables, elles se trouvent privées de leur pouvoir. N’est-ce pas là un dilemme inextricable, puisque nous les qualifions justement de vulnérables au motif qu’elles ont été privées de pouvoir. Comment sortir de cette impasse ? » (Butler, 1993 : 18). La réponse de F. Aubenas repose sur ce regard « avec » les femmes, qui, tout en décrivant les difficultés aiguës, les discriminations, les menaces qui pèsent aussi sur leurs vies, rend explicite aussi leur pouvoir et la façon dont, à l’intérieur même de la situation de domination, elles peuvent reconstruire des sphères d’action, même minimes. La réponse proposée par l’écriture de F. Aubenas évite le piège qui enfermerait des dominées, ici les femmes, dans une situation d’être vues uniquement comme des populations pour lesquelles le public pourrait éprouver – ou non – de l’empathie. En donnant la parole à ces femmes qui évoquent ce qui relève d’un pouvoir d’agir, la journaliste déploie un discours dont la médiation fait exister, au moins symboliquement, la sphère d’action des femmes. Les récits ont alors une fonction éminemment politique ; ils décrivent les dominations mais ne réduisent pas les femmes à leur seule position de dominées. En dotant leur figure – narrative – de valeurs positives (le souci de l’autre, du collectif, la volonté de participer au monde, la recherche de la dignité), en racontant leurs actions quotidiennes qui s’ancrent dans ces valeurs malgré l’adversité, les articles de F. Aubenas font des enquêtées des personnages narratifs qui condensent les femmes rencontrées et, bien au-delà, de multiples femmes qui affrontent les difficultés de la vie. La rencontre singulière dit l’universel des épreuves qu’affrontent les femmes ; les propos cités d’une aide-soignante dans un Éhpad, d’une jeune chômeuse sur un rond-point ou d’une autre qui espère retrouver du travail en se faisant coiffer, d’une prostituée chinoise ou, enfin, d’une femme afghane, permettent au public de comprendre peut-être mieux ce que vivent les femmes. F. Aubenas, dans tous ses articles, se tient à leurs côtés et leur rend leur dignité de sujets du politique.
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Aubenas F., 2021b, invitée de Léa Salamé, France Inter, 9 févr.
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