Le nom audience croise le chemin de public comme mot, mais aussi comme notion, et ceci de plusieurs manières. En se centrant sur audience comme mot et en se fondant essentiellement sur des dictionnaires de langue, on se propose ici de faire le point, sur le plan linguistique, sur ces rencontres, qui tiennent en grande part à la polysémie d’audience et sans doute à des interférences avec l’anglais audience. Ce faisant, il s’agit aussi de dégager les spécificités d’audience (fr.), en regard de public.
Les dictionnaires de langue font apparaître, sous des angles différents, un ou des états de la langue – du lexique – à un moment donné. Ils sont donc par définition toujours en retard sur les usages, eux-mêmes en prise avec un contexte intrinsèquement évolutif. Mot usité dans le domaine très prescripteur des médias de masse, audience lui-même évolue. On évoque cette question dans la dernière partie de la notice.
Audience : étymologie, famille morphologique, rapport avec public
D’après le Petit Robert (1994), le Dictionnaire Historique de la langue française (RH), le Dictionnaire de l’Académie 9e édition (Ac. 9), audience (fr.) est emprunté (XIIe siècle) au latin audientia, de audire « entendre » et « écouter », puis « comprendre » – de même que audience (angl.). On reconnaît le sens de l’étymon dans auditeur, auditif, audition, auditoire notamment, autres mots de la même famille morphologique.
Dès lors, on peut s’attendre à ce que ce trait de sens, qui associe a priori audience à l’audition, soit présent dans ses différentes acceptions. C’est aussi quelque chose qui différencie audience de public, dont il est néanmoins proche : lorsqu’audience réfère à un ensemble de personnes assistant à un spectacle (voir infra), le nom est presque équivalent à public, excepté la référence à l’ouïe – si on laisse de côté l’acception contemporaine d’audience dans le domaine des médias de masse (voir infra). Par ailleurs, audience est toujours substantif, et se distingue sur ce point de public (qui est aussi un adjectif) – ce qui permet l’existence d’audience publique (vs privée).
Sens et polysémie d’audience
Quelle que soit l’époque d’où ils datent, et qu’ils nous paraissent ou non usuels et familiers, les différents sens d’audience sont encore pratiqués ou du moins compris – fussent-ils réservés à un usage de spécialité (en particulier en droit). Ils sont reliés entre eux – ce pour quoi on parle de polysémie – mais, dans les dictionnaires consultés, les glissements de l’un à l’autre ne sont pas indiqués, et ne sont d’ailleurs pas présentés de la même manière.
Cependant, les dictionnaires mentionnent à peu près les mêmes acceptions, dont la plus ancienne (datée de 1309 dans le RH) est glosée par « le fait d’être écouté » ou – en quelque sorte réciproquement du point de vue des actants – « Attention que l’on donne à celuy qui parle. » (Dictionnaire de l’Académie 4e édition) ou encore, dans le Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi) : « Fait d’écouter avec attention ou intérêt ». Le sens processuel (« porter attention », « écouter ») reste commun à ces définitions.
On retrouve ce sens dans des énoncés plus modernes :
Une deuxième acception « Assistance d’un orateur » apparaît, selon le RH, au XVIe siècle. On trouve ce sens collectif – c’est-à-dire renvoyant à un « ensemble de personnes » (TLFi) – dans les autres dictionnaires de différentes époques : depuis la 4e édition du Dictionnaire de l’Académie jusqu’à l’édition contemporaine (9e, en cours de réalisation). Correspondant à « l’Assemblée de ceux à qui on donne audience, qui assistent à l’audience » (Ac. 8), donné comme synonyme d’assistance et d’auditoire par le Petit Robert (1994), il s’agit d’un des sens d’audience (où ce nom est synonyme de public) qui demeurent à l’époque contemporaine.
Une troisième acception, spécialisée en droit, est présente dans tous les dictionnaires. Elle est définie par le Dictionnaire de l’Académie 9e par « Séance au cours de laquelle une juridiction prend connaissance des prétentions des parties, instruit le procès, entend les plaidoiries et rend son jugement ». On la trouve dans ce titre de presse :
Bien que relevant du droit, cette acception apparaît en fait comme une simple spécialisation de celle également donnée par ce même dictionnaire dans les termes : « fait d’être reçu et entendu par un personnage haut placé. […] Le chef de l’État leur donna audience. » Cette acception, présente aussi dans le TLFi notamment, est assez proche de la première (« porter attention, intérêt »).
Enfin, une acception spatiale : « Lieu où se donne l’Audience » est mentionnée par le Dictionnaire de l’Académie 4e et (par métonymie) dans le TLFi, mais n’apparaît pas dans les autres dictionnaires.
Ce sens spatial – qui correspond aussi à l’une des acceptions d’auditoire – paraît moins usuel, voire vieilli, mais le glissement métonymique lui-même (entre processus et lieu, de même qu’entre processus et ensemble d’actants, ou entre lieu et occupants du lieu) est sémantiquement régulier et d’usage courant (voir Lammert, Lecolle, 2014 ; Lecolle, 2019, à propos des noms collectifs ; Bonhomme, 2006, Koch, 2012, à propos de la métonymie).
Dès lors, c’est sans doute d’un glissement métonymique (mais lequel ?) que découle le sens « médiatique » actuel d’audience (« public touché par un média », Petit Robert, ou encore « nombre total d’individus effectivement touchés par un organe de presse », TLFi : audience d’une radio), lequel date selon le RH des années 1970-1980. Notons que cette acception n’apparaît pas comme telle dans le Dictionnaire de l’Académie 9e édition, pourtant contemporain. La définition suivante : « Intérêt que le public accorde aux œuvres d’un écrivain, aux paroles d’un orateur, etc. » apparaît la plus proche, et on peut supposer que cette acception « médiatique », pourtant importante voire dominante, est ici toute contenue dans le « etc. »… Quoi qu’il en soit, si ces trois acceptions (« public… », « nombre… », « intérêt… ») sont sensiblement différentes, audience au sens médiatique contemporain en apparaît en réalité comme une combinaison.
Avant d’aller plus loin dans la description de cette polysémie même, on se penchera sur les sens d’audience en anglais, dans l’objectif, in fine, de cerner les interférences entre les deux mots.
Audience anglais, audience français et public
Dans son sens actuel, audience en anglais (angl.) correspond au nom public (fr.) dans l’acception le plus courante de celui-ci (« ensemble de spectateurs », « assistance (d’un spectacle) »). Mais on voit aussi que, au travers de son histoire, le nom anglais – qui vient également du latin via l’ancien français au XIIIe siècle – est proche de plusieurs acceptions du français, la pratique du français ayant été bien implantée en Angleterre à la Cour et dans les tribunaux, au moins aux XIIIe siècle et XIVe siècles (voir Rey, Duval, Siouffi, 2017 : 393-405) : « Une partie du vocabulaire français s’impose hiérarchiquement depuis le château, notamment le vocabulaire juridique » (ibid. : 403).
On trouve, mentionnés dans l’Oxford English Dictionary :
En somme, il apparaît que les sens d’audience (angl.) recouvrent ceux, en français, de public (au sens rappelé plus haut) ainsi que d’audience, avec, pour audience en anglais, une polysémie similaire à celle d’audience en français – ce qui ne signifie pas pour autant que les acceptions se correspondent terme à terme dans les deux langues, les différentes modalités d’usage (fréquence d’emploi, registres, existence de synonymes ou de concurrents) pouvant influer différemment dans les deux langues (voir les traductions d’anglais au français et réciproquement dans le Robert & Collins, par exemple).
En anglais, audience apparaît également dans des expressions comme audience appeal, et audience rating (pour « mesure d’audience »). Parallèlement, en français c’est audience et non public qui est employé dans l’acception « médiatique » contemporaine de « mesure d’audience », qui correspond en quelque sorte au « prélèvement » par abstraction d’une propriété d’un public : sa taille (au sens de « dénombrement »).
Audience dans le monde des médias
En effet, audience a pris en français ce sens usuel et sans doute dominant (voir les expressions chiffres d’audience, taux d’audience), tout en conservant (plus ou moins marginalement) ses autres acceptions. On peut voir ici le résultat d’un glissement métonymique, de nouveau, qu’on glosera par :
Audience1 : « phénomène » (ici, intérêt pour un spectacle) > audience2 : « appréciation, mesure de ce phénomène »,
glissement lié à une spécialisation dans l’audiovisuel, elle-même sans doute favorisée, sur le plan pragmatique, par les possibilités technologiques de cette mesure. Mais la proximité de forme entre audience en anglais et en français, l’existence des expressions anglaises mentionnées et la proximité des cultures de langue anglaise et française, du moins dans le domaine concerné, font également conjecturer une influence de l’anglais, sous la forme d’un emprunt, et même d’un calque sémantique – dans le TLFi, la définition de calque est : « Procédé de création d’un mot ou d’une construction syntaxique par emprunt de sens ou de structure morphologique à une autre langue ». Les deux sources de cette acception d’audience ne sont d’ailleurs pas contradictoires. De fait, selon Jacques Durand (1993), la mesure d’audience était déjà pratiquée aux États-Unis depuis les années 1930, à propos de la presse écrite (ce qui montre l’extension du sens largement au-delà du sens étymologique initial), puis de la radio, enfin de la télévision dans les années 1950.
Le RH, qui date, pour la France, cette acception des années 1970-1980, signale également l’existence, en concurrents, d’audimètre et audimat. En réalité, les deux termes (qui sont, chacun de leur côté, peu polysémiques) ne sont pas totalement équivalents entre eux : audimètre renvoie (pour la radio) à un « Appareil électronique ou mécanique enregistrant les périodes de fonctionnement d’un récepteur et les stations écoutées » et aux « Méthodes pour mesurer l’audience de la radio. » (TLFi), et audimat (non présent dans le TLFi ni dans le dictionnaire de l’Académie le plus récent) est défini dans le Petit Robert par « audimètre relié au réseau téléphonique […] » (plus spécialisé qu’audimètre, donc) et « (par extension) l’audience mesurée elle-même […] Les champions de l’audimat ». Le terme s’applique en fait à l’ensemble des médias audiovisuels (radio et télévision) – voir aussi l’expression « course à l’Audimat ».
En résumé : d’un côté une méthode, de l’autre un taux d’écoute. On voit qu’audience est présent dans les définitions des deux termes : dans la première (audimètre) au sens (signalé plus haut) d’« intérêt pour […] » ; dans la seconde (audimat), comme « taux d’écoute » – ce qu’on a glosé précédemment par « appréciation, mesure ». On reconnaît ici de nouveau, par le biais de sa présence dans les définitions de deux termes différents, la polysémie d’audience, et la souplesse du glissement d’un sens à l’autre.
Plus généralement, cette souplesse apparaît comme une caractéristique du nom : dans l’emploi spécialisé qu’en font les médias audiovisuels (emploi spécialisé mais devenu usuel), audience a en définitive une signification composite, dont on peine à isoler les composantes, souvent de fait coprésentes : « ensemble d’auditeurs » (= public ou encore assistance, auditoire) + « intérêt pour un spectacle » + « mesure de cet intérêt » + « résultat de cette mesure » (pour des compléments (critiques), d’un point de vue sociologique et historique, sur la notion d’« audience » et la pratique de la mesure d’audience, voir Hervé Glevarec (2007) et les auteurs qu’il cite ; voir ici-même les notices « audience » et « consultation des publics audiovisuels »).
Usages contemporains d’audience : les médias et au-delà
Favorisés par ce contexte social, le flou et la fluidité des glissements de sens se retrouvent dans les emplois du mot et dans des expressions qui s’installent dans certaines pratiques en français (avec, probablement, une certaine porosité entre pratiques de spécialité médiatiques et pratiques « grand public »). On trouve ainsi, en vocabulaire médiatique, audience access :
part d’audience, ou encore bassin d’audience (pour la télévision, pour les réseaux sociaux) :
mais aussi, hors discours de spécialité, avoir de l’audience, faire de l’audience, expressions qui renvoient pour leur part à l’influence que peuvent avoir des individus ou des marques sur le web ou les réseaux sociaux.
Aujourd’hui, audience n’est en réalité plus réservé aux médias audiovisuels traditionnels, et la notion s’est imposée ; dans le sens quantitatif signalé, elle est devenue, au-delà du besoin de mesurer, une manière de vanter et de comparer, et même une catégorie de pensée, dans des domaines où le (grand) nombre peut avoir une valeur, de la valeur (dans tous les sens du terme) : valeur au sens où l’audience représente de la notoriété, de l’influence, mais aussi des contreparties pécuniaires – monde de la publicité, réseaux sociaux numériques.
Bonhomme M., 2006, Le Discours métonymique, Berne, P. Lang.
Durand J., 1993, « Audience, définition et méthodes de mesure », pp. 1034-1037, in : Sfez L., Dictionnaire critique de la communication, t. 2, Les Grands domaines d’application, Paris, Presses universitaires de France.
Glevarec H., 2007, « L’audience est une déclaration et un “jeu de langage”. Le cas de la mesure d’audience en radio », Le Temps des médias, 2 (9), pp. 182-198. Accès : https://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2007-2-page-182.htm.
Koch P., 2012, « The pervasiveness of contiguity and metonymy in semantic change », pp. 259-312, in : Allan K., Robinson J. A., eds., Current Methods in Historical Semantics, Berlin, De Gruyter Mouton.
Lammert M., Lecolle M., 2014, « Les noms collectifs en français, une vue d’ensemble », Cahiers de lexicologie, 105 (2), pp. 203-222.
Lecolle M., 2019, Noms collectifs humains en français. Enjeux sémantiques, lexicaux et discursifs, Limoges, Lambert-Lucas.
Rey A., Duval F., Siouffi G., 2017, Mille ans de langue française. Histoire d’une passion, Paris, Perrin.
Dictionnaires consultés
Académie française, 1762, Dictionnaire de l’Académie française, quatrième édition (Ac. 4). Version informatisée, Atilf, CNRS/Université de Lorraine. Accès : https://academie.atilf.fr/4/.
Académie française, 1932-1935, Dictionnaire de l’Académie française, huitième édition (Ac. 8), Atilf, CNRS/Université de Lorraine. Accès : https://academie.atilf.fr/8/.
Académie française, en cours, Dictionnaire de l’Académie française, neuvième édition, (Ac. 9). Version informatisée, Atilf, CNRS/Université de Lorraine. Accès : https://academie.atilf.fr/9/.
Atkins B. T. et al., 1996, Robert & Collins dictionnaire français-anglais, anglais-français, Paris, Dictionnaires Le Robert.
Le Trésor de la Langue Française Informatisé (TLFi), Atilf, CNRS/Université de Lorraine. Accès : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm.
Oxford English Dictionary, 2009, Oxford, Oxford University Press [second edition on CD-ROM Version 4.0].
Rey A., dir., 2000, Dictionnaire historique de la langue française, 3 tomes, Paris, Dictionnaires Le Robert.
Rey A., Rey-Debove J., dirs, 1994, Le Petit Robert, dictionnaire de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert.
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