Le terme « auditeur » est utilisé pour définir la place de celui qui écoute dans la relation entre le média radiophonique et son public, et cela dès l’apparition de la radio, dans les années 1920.
L’auditeur muet
Mais, à ce moment-là, le terme ne désigne pas uniquement une instance d’écoute. L’auditeur, qu’on n’entend pourtant pas à l’antenne, est aussi perçu comme celui qui peut contribuer au développement de la radio et à la gestion des programmes. Pour l’organisation du secteur radiophonique, l’État prévoit en effet des Conseils de gérance qui associent l’État lui-même, les producteurs et les auditeurs. De nombreuses associations se créent ainsi, comme par exemple l’Association générale des auditeurs, la plus ancienne, dès 1924. Mais cette participation de l’auditeur à la gestion des programmes s’étiole peu à peu. Les auditeurs deviennent donc une masse anonyme et muette dont le seul pouvoir, dans cette interaction, consiste à allumer et à éteindre le poste de radio. Seuls quelques programmes de divertissement intègrent alors l’auditeur (jeux, radio-crochets ; Duval, 1979).
Premières interactivités
Aux États-Unis, la parole est donnée aux auditeurs dès les années 1940, durant la Seconde Guerre mondiale, par courrier ou par téléphone, selon l’équipement des radios (Sauvageau, 1995). En France, après le conflit, un monopole de la production radiophonique est instauré. La présence de l’auditeur au programme devient un enjeu en termes démocratiques, et son accès à certaines émissions est perçu comme autant de conquêtes contre la parole « confisquée ». C’est Europe 1, station qui émet depuis l’étranger à partir de 1954, et qui souhaite conquérir une large audience, qui va d’abord renouveler la relation entre le média et l’auditeur en intégrant celui-ci au programme (Bernard, 1990). En 1955, l’émission Cent mille Français ont raison, qui déplaît au pouvoir politique en place, est censurée au bout de deux mois en raison de l’organisation d’un sondage sur la guerre d’Indochine (Remonté, Depoux, 1989). Peu à peu, et même si cette parole demeure encadrée, les auditeurs sont de plus en plus invités à s’exprimer, notamment à poser des questions aux hommes politiques. Ce sont ensuite les événements de Mai 1968 qui révèlent un besoin d’expression nouveau, et qui inspirent ceux qui mèneront le combat pour la liberté d’expression au sein des radios pirates ou radios libres (1969-1981). S’inspirant de ces événements de Mai 1968 où les manifestants n’avaient pas encore pu s’emparer de l’outil radiophonique, beaucoup de militants utilisent alors les ondes pour défendre telle ou telle cause (Lefebvre, 2008).
Le navire de la radio pirate offshore néerlandaise Veronica, 1974. Source : Hans Peter, Nationaal Archief / Anefo (CC0 1.0).
La fin du monopole radiophonique
En 1981, la fin du monopole radiophonique multiplie le nombre d’acteurs (publics, privés, associatifs), et se dessine alors un paysage radiophonique qui n’a que très peu évolué depuis. Le combat pour la liberté d’expression visait, dans sa forme idéale, à transformer chaque auditeur en citoyen s’emparant des micros (Radio Alice, en Italie). En ce sens, ce projet n’est resté qu’une utopie. Et même si la communication audiovisuelle est libre, il y a toujours des restrictions à la liberté d’émettre. Il y a donc toujours d’un côté ceux qui dirigent les radios ou conçoivent les émissions, et, de l’autre, les auditeurs (sur l’histoire de la participation de l’auditeur aux programmes de radio, voir Deleu, 2006). Dans les années 1990, l’interactivité est au centre de nombreuses émissions, notamment sur RTL et Europe 1. Dans les années 2000, elle est en léger recul sauf sur RMC qui place l’auditeur au centre de nombreux programmes.
Légitimité de la parole de l’auditeur
Même si le débat sur la liberté d’expression porte aujourd’hui plutôt sur les réseaux sociaux apparus sur Internet, la question de l’élargissement démocratique de la sphère radiophonique demeure. Depuis 1981, l’auditeur est davantage invité à s’exprimer à l’antenne, dans des émissions qualifiées d’interactives. L’auditeur se transforme ainsi en « appelant », amené à poser des questions à des invités ou à exprimer un avis (Le téléphone sonne, sur France Inter ; Les auditeurs ont la parole, sur RTL). C’est bien sûr l’instance médiatique qui sélectionne les auditeurs invités à rejoindre la tribune radiophonique. Ces dispositifs médiatiques invitent à s’interroger : quelle est la nature de la participation de l’auditeur aux programmes de radio ? Sa portée ? Son statut ? Il s’agit aussi de s’interroger sur les conditions d’accès de l’auditeur au programme (Cardon, 1995a). En termes politiques, le débat est le suivant : la parole de l’auditeur constitue-t-elle une extension du débat public ou est-elle avant tout révélatrice d’une logique d’instrumentalisation, et/ou d’une volonté d’accroître l’audience ? En fonction des dispositifs mis en place, les espaces de parole apparaissent comme des forums modernes ou sont assimilés à des simulacres démocratiques.
La parole divan
L’auditeur ne s’exprime pas seulement pour donner son avis sur telle ou telle problématique du débat public. Il peut aussi appeler la radio pour se raconter, se confier, se confesser parfois. Le développement de la « parole divan » (Deleu, 2006) va de pair avec l’évolution sociale de notre pays qui, dans les années 1960, voit se développer le conseil de vie, notamment l’assistance téléphonique (S.O.S Amitié). En écho, les émissions qui accueillent les témoignages des auditeurs vont se multiplier. L’une des premières, et des plus célèbres, est celle de Menie Grégoire (1919-2014), créée sur Radio Luxembourg en 1967, et qui va refléter l’évolution de la condition féminine pendant près de quinze ans (Cardon, 1995b). Dans les années 1990, les radios privées dites « jeunes », Fun Radio et Skyrock, soucieuses de se différencier les unes des autres, vont remettre au goût du jour les émissions de type divan, en développant la « libre antenne », qui permettent aux jeunes auditeurs de s’exprimer comme jamais auparavant (Glevarec, 2005). Mais ces émissions, comme par exemple la plus emblématique d’entre elles, Lovin’Fun, créée par Fun Radio en 1992, mélange les récits et les questions des auditeurs en matière de sexualité aux plaisanteries des animateurs. On ne sait plus si on écoute une émission d’assistance psychologique (ou médicale) ou un show radiophonique. Les propos vont choquer le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) et certaines associations familiales. On se demande alors jusqu’où les auditeurs peuvent s’exprimer à la radio. Les combats des années 1990 entre, d’une part, Fun Radio et Skyrock, et, d’autre part, le CSA (qui va prononcer de nombreuses mises en demeure et condamner les radios à des amendes) relancent le débat sur la liberté d’expression de la fin des années 1970, et viennent rappeler qu’il n’est pas possible de tout dire à la radio, notamment sur les thématiques sexuelles (Deleu, 2012). Contrairement à Internet, le paysage radiophonique reste très surveillé par le CSA.
Mesurer l’audience
Dans une logique de concurrence entre les différents acteurs radiophoniques, parler de l’auditeur comme d’un être virtuel ou fantasmé n’est plus vraiment pertinent. On tente de mesurer de plus en plus précisément cette masse anonyme par le biais d’enquêtes quantitatives réalisées à partir de panels représentatifs, organisées en France par l’organisme Médiamétrie (Glevarec, Pinet, 2007). Chaque caractéristique, trait distinctif ou comportement de l’auditeur est analysé : âge, sexe, classe sociale, appartenance géographique, temps d’écoute… Mais l’outil de mesure est lui-même analysé, et devient régulièrement source de controverses ou d’interrogations (Méadel, 2010) : à partir de quel moment est-on un auditeur ? Pourquoi les auditeurs de moins de treize ans ne sont-ils pas intégrés aux enquêtes de Médiamétrie ? Quid de l’écoute des radios sur Internet ? Être perçu comme auditeur ne va donc pas de soi (Cheval, 2005). L’étude des critères de mesure de l’audience, issus des échanges entre l’instance de mesure et les radios, permet donc de s’interroger sur ce qu’est le public lui-même. L’enjeu de ces enquêtes est considérable, car la baisse du nombre d’auditeurs peut avoir des conséquences sur l’existence même d’un média. En ce sens, l’auditeur a un pouvoir de vie ou de mort sur les radios.
Des travaux de réception de nature qualitative s’intéressent, quant à eux, à l’appréhension du média par l’auditeur. Il ne s’agit alors plus de savoir « qui » écoute « quoi », mais « pourquoi » « qui » écoute « quoi », et de mieux saisir la relation entre un média et ses auditeurs (Cardon, 1995b ; Glevarec, 2005). C’est aussi le comportement de l’auditeur qui évolue au fil de l’histoire. Si celui-ci a commencé à écouter la radio grâce à la télégraphie sans fil, le transistor a modifié son comportement. Grâce à ce dernier, il est devenu possible d’écouter la radio de manière individuelle et légère. Le walkman, puis le téléphone portable et les applications des radios ont ensuite accentué ce mouvement : la radio est écoutée partout et par tout le monde. La révolution numérique a aussi modifié la temporalité d’écoute. Grâce au podcast (téléchargement de fichiers sons) et au streaming (écoute en ligne), l’auditeur peut choisir de ne pas écouter la radio en temps réel. Or la radio s’est construite comme le média du direct et du temps réel. Cette écoute en différé, bien que minoritaire en ce début des années 2010, va peut-être modifier en profondeur les rapports entre la radio et les auditeurs.
Bernard L., 1990, Europe 1. La grande histoire dans une radio, Paris, Centurion.
Cardon D., 1995a, « “Chère Menie…”. Émotions et engagements de l’auditeur de Menie Grégoire », Réseaux. Communication, technologie, société, 70, pp. 41-78. Accès : https://doi.org/10.3406/reso.1995.2666.
Cardon D., 1995b, « Comment se faire entendre ? Les prises de parole des auditeurs de RTL », Politix. Revue des sciences sociales du politique, 31, pp. 145-186. Accès : https://doi.org/10.3406/polix.1995.1923.
Cheval J-J., dir, 2005, Audiences, publics et pratiques radiophoniques, Bordeaux, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine. Accès : https://doi.org/10.4000/books.msha.4906.
Deleu C., 2006, Les Anonymes à la radio, Usages, fonctions et portée de leur parole, Bruxelles/Bry-sur-Marne, De Boeck/INA. Accès : https://doi.org/10.3917/dbu.deleu.2006.01.
Deleu C., 2012, « Dix heures et demie du soir à la radio : l’amour sur les ondes », Le Temps des médias, 19, pp. 50-65. Accès : https://doi.org/10.3917/tdm.019.0050.
Depoux S., Remonté J.-F., 1989, Les Années radio. 1949-1989, Paris, Gallimard.
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Glevarec H., 2005, Libre antenne. La réception de la radio par les adolescents, Paris/Bry-sur-Marne, A. Colin/INA.
Glevarec H., Pinet M., 2007, « L’écoute de la radio en France. Hétérogénéité des pratiques et spécialisation des auditeurs », Questions de communication, 12, pp. 279-310. Accès : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.2435.
Lefebvre T., 2008, La Bataille des radios libres. 1977-1981, Paris, Nouveau Monde Éd.
Méadel C., 2010, Quantifier le public. Histoire des mesures d’audience de la radio et de la télévision, Paris, Éd. Economica.
Remonté J.-F., Depoux S., 1989, Les Années radio. 1949-1989, Paris, Gallimard.
Sauvageau F., 1995, « Un premier tour de la question », pp. 9-17, in : Sauvageau F., Trudel P., Lavoie M.-H., dirs, Les Tribuns de la radio. Échos de la crise d’Oka, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture.
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