Babeuf (Gracchus)


Le tribun et son peuple

 

Gracchus Babeuf (1760-1797) est surtout connu de nos jours pour être le père fondateur du communisme moderne : ainsi, Karl Marx (1818-1883 ; Chaskiel, 2018) vit-il dans la Conjuration des Égaux (Dommanget, 1970 ; Mason, 2022) que G. Babeuf orchestra en 1796 contre le Directoire, le « premier parti communiste agissant » (Marx, Engels, 1985 : 91). Cette conjuration avortée, qui déboucha sur l’arrestation de ses auteurs et sur la condamnation à mort de G. Babeuf par la Haute Cour de Vendôme en mai 1797, est toutefois l’aboutissement d’un processus de réflexion politique qui se déploie essentiellement dans les journaux qu’il publie tout au long de la période révolutionnaire. Dans ces feuilles paraissant à intervalles irréguliers entre 1789 et 1796 – au gré des séjours en prison de leur auteur –, celui qui se fera appeler le « tribun du peuple » contribue à l’émergence d’une figure du journaliste politique et d’une conception du public qui domineront dans la presse jusqu’au début de l’« ère médiatique », au milieu des années 1830 (Kalifa, Régnier, 2011 : 250-254 ; Thérenty, Vaillant, 2001).

Estampe par François Bonneville, 1794, G. Babeuf Agé de 34 ans : Né à St Quentin, départem.t de l'Aisne. Source : gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France.

Estampe par François Bonneville, 1794, G. Babeuf Agé de 34 ans : Né à St Quentin, départem.t de l’Aisne. Source : gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France.

 

Un journaliste révolutionnaire au parcours singulier

G. Babeuf est né en Picardie sous le prénom de François-Noël, dans une famille aux revenus très modestes. Lorsque son père, Claude Babeuf, perd son emploi dans les fermes du roi, ne pouvant envoyer son fils à l’école, il se charge lui-même de son instruction, que le jeune Babeuf approfondira par la suite à travers la lecture des auteurs anciens et des philosophes de son siècle – ses écrits laissent percevoir sa vaste culture et sa grande maîtrise rhétorique, qui n’ont rien à envier à celles des autres orateurs et journalistes révolutionnaires alors même que, contrairement à la plupart d’entre eux, G. Babeuf n’est pas issu des milieux bourgeois ou robin et n’a pas suivi d’études, ni au collège, ni à l’université. Cette particularité, quand bien même il ne la met pas systématiquement en avant dans ses écrits, contribue sans doute à solidifier son ethos de porte-parole du peuple (Kaciaf et Passart, 2015) alors même que d’autres orateurs et journalistes se réclamant de ce rôle (comme Jacques-René Hébert [1757-1794] avec Le Père Duchesne ou Jean-Paul Marat [1743-1793] avec L’Ami du peuple) ne peuvent guère prétendre être issus d’un milieu populaire.

À l’âge de dix-sept ans, G. Babeuf entre au service d’un feudiste (c’est-à-dire un notaire spécialisé dans le droit féodal) avant d’exercer quelques années plus tard comme commissaire à terrier (feudiste et géomètre). Ce métier, ainsi que la lecture assidue de philosophes comme Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) ou encore Gabriel Bonnot de Mably (1709-1785), éveillent chez lui une conscience aiguë des inégalités, non seulement politiques, mais encore sociales. Quelques temps avant la Révolution, il met ses connaissances de géomètre au service de la lutte pour l’égalité en rédigeant Le Cadastre perpétuel, une brochure dans laquelle il propose un système de partage des terres calculé à l’aide du graphomètre trigonométrique, un nouvel instrument de mesure. Avant même la Révolution française, G. Babeuf fait ainsi de la question sociale son fer de lance. Lorsque la réunion des États-Généraux est annoncée, il participe à la rédaction d’un cahier de doléances, puis, dès 1789, devient journaliste : il contribue d’abord au Courrier de l’Europe, édité à Londres, avant de créer ses propres feuilles au cours de l’année 1790 : le Journal de la confédération et Le Correspondant picard qui devient Le Scrutateur des décrets. En 1793, il se rend à Paris, où fréquente la sans-culotterie et entre au Comité des subsistances. Il est emprisonné assez longuement durant l’année 1794 et, à sa sortie de prison, il assiste au coup de force du 9 thermidor an II ourdi contre Maximilien Robespierre (1758-1794) et ses partisans. Il se montre d’abord enchanté de ce qu’il considère comme une révolution dans la Révolution : malgré sa proximité avec les montagnards, il accuse les « terroristes » (on lui attribue parfois ce néologisme) d’avoir fomenté en Vendée un « système de dépopulation », titre qu’il donne d’ailleurs à un pamphlet qu’il écrit en 1794. C’est également à l’automne 1794 qu’il édite une nouvelle feuille, le Journal de la liberté de la presse (JLP), qui deviendra à partir du no 23 Le Tribun du peuple (TP), dont le but est de rétablir la vérité face à des représentants du peuple corrompus. Très vite déçu par les « thermidoriens » qui instaurent la république bourgeoise du Directoire, G. Babeuf prend finalement la défense de M. Robespierre, tout en revendiquant sa filiation avec « l’Ami du peuple » J.-P. Marat. Signant d’abord ses journaux du pseudonyme Camille (du nom du dictateur romain), il se fait par la suite appeler Gracchus (du nom des Gracques, tribuns de la plèbe du IIe siècle avant notre ère connus pour avoir voulu instaurer à Rome des lois agraires) et défend avec ferveur les droits du peuple, définissant la Révolution comme une lutte entre les pauvres et les riches.

Premier numéro du Journal de la Confédération par Gracchus Babeuf, juillet 1790. Source : Marieth, wikimédia (CC BY-SA 4.0).

Premier numéro du Journal de la Confédération par Gracchus Babeuf, juillet 1790. Source : Marieth, wikimédia (CC BY-SA 4.0).

 

Les journaux de Babeuf, laboratoires du journalisme politique

G. Babeuf joue un rôle crucial dans l’élaboration d’une conception du journaliste comme figure jumelle de l’orateur et du journal comme tribune : en construisant son ethos, il livre à la fois un portrait du journaliste idéal et une définition du rôle de la presse. Ses feuilles peuvent ainsi être lues comme un traité de journalisme en acte.

Dès ses débuts, il développe une conception du journaliste comme « sentinelle » chargée d’exercer une surveillance sur les représentants élus du peuple – ce qui s’avérera d’autant plus nécessaire sous le Directoire, lorsque la constitution de 1795 rétablit le suffrage censitaire. L’objectif du journal doit être de « surveiller les mauvais agents, d’empêcher le mal et d’indiquer le bien » et, à ce titre, la presse est « le premier des principes conservateurs de la liberté » (JLP, no 2). Afin que le public cerne mieux sa posture et la spécificité de son travail à une époque où la presse se trouve brusquement libérée et l’espace publique saturé de journaux de tous bords, G. Babeuf éprouve le besoin de se situer dans le champ médiatique en insistant sur le contraste qu’il forme avec d’autres journalistes contemporains, qu’il appelle avec mépris « folliculaires », « feuillistes » ou « gazetiers », dont le but est selon lui d’attirer les foules avec « mille fausses alertes » (JLP, no 2) – ce que l’on nommerait aujourd’hui des fake news (Hallard-Huver, 2017) – et autres « nouvelles fraîches » (JLP, no 2) – l’équivalent de nos buzz (Lardellier et Eyries, 2015) –, par appât du gain et sans égards pour la vérité. À rebours de ces personnages, il se présente comme l’homme providentiel (Choffat, 2019) à la tête d’une autre armée : celle des amis de la vérité, qui deviendront dans le Tribun du peuple les « plébéiens ». Mais cette distinction est en fait quelque peu biaisée, puisqu’à l’époque où écrit G. Babeuf le journal d’information n’existe pas vraiment en France : ceux qu’il dénonce en feignant de ne pas les considérer comme de vrais journalistes sont en fait ses adversaires politiques du moment.

Cette opposition entre « gazetiers à nouvelles » et « écrivains patriotes de bonne foi » (JLP, no 21) n’est pas uniquement politique, elle est aussi fondée sur le style : contrairement aux premiers, les seconds n’auraient pas besoin des ressorts de l’éloquence, « cet art qui a plus souvent trompé qu’il n’a été utile » (JLP, no 21). Cette posture antirhétorique est une stratégie couramment usitée par les orateurs et journalistes révolutionnaires de tous les camps, et s’inscrit dans la perspective d’une méfiance globale vis-à-vis du langage que l’on retrouve dans l’expression l’« abus des mots », présente dans de nombreux écrits de la période (Ricken, 1982), et que G. Babeuf emploie lui-même dans la 32e livraison du Tribun du peuple. Dans ses journaux, cette défiance se manifeste par la volonté continuelle de retrouver le sens des mots qui a été perverti par les adversaires politiques (d’abord M. Robespierre et ses partisans, puis les thermidoriens). Le néologisme « terrorisme » est un bon exemple de ce flottement perpétuel du sens : utilisé par les partisans du coup de force de Thermidor (et par G. Babeuf avec eux) pour désigner les « robespierristes », il est ensuite associé par G. Babeuf aux thermidoriens, donc à ceux-là mêmes qui avaient mis à bas M. Robespierre et ont contribué à répandre sa légende noire, aussi le sommaire de la 30e livraison du Tribun du peuple contient-il une entrée significativement intitulée « Nouveau terrorisme établi par les ennemis des prétendus terroristes ».

Nonobstant cette pétition de principe, l’intégralité des journaux de G. Babeuf est en fait marquée par l’empreinte rhétorique, ce qui ne saurait nous surprendre dans la mesure où cette forme prédomine dans le langage politique de l’époque et où il conçoit son journal comme une « tribune », autrement dit l’un des lieux où s’exerce l’éloquence délibérative. Plus qu’un prolongement de la tribune (Saminadayar-Perrin, 2011), on peut voir dans les journaux de G. Babeuf jusqu’à un substitut : il qualifie certains de ses articles de « harangues » (TP, no 36) et insère régulièrement dans ses feuilles des discours fictifs, comme dans la 30e livraison du Tribun du peuple, où il annonce que « la France perd de ne [l]’avoir pas pour un de ses législateurs » puis écrit le discours qu’il aurait prononcé s’il tel avait été le cas. Ainsi, en allant jusqu’à substituer son journal à la tribune réelle, G. Babeuf décrit une vérité politique qui a pour lui plus de corps que la réalité des faits : cette vérité est celle qu’il veut voir advenir, et qui advient de fait devant les yeux de son public, quittant grâce au journal la sphère de l’utopie (Roza, 2015). Tout au plus pourrait-on nuancer cette analogie entre la presse et la tribune en remarquant que la presse n’intègre pas la performance oratoire, ce qui, à l’époque où écrit G. Babeuf, n’est d’ailleurs pas entièrement vrai. En effet, s’il reste assez difficile, pour les historiens, d’avoir un aperçu du lectorat réel des journaux – en dehors du nombre d’abonnés, qui ne recouvrait pas le nombre réel des lecteurs – on sait du moins, d’après des témoignages de l’époque, que les journaux étaient très souvent lus à voix haute dans les clubs et les cafés, voire à même la rue. Au début du XIXe siècle se développe ainsi une véritable « politicomanie » au sein du peuple, et pas seulement dans la capitale, comme en témoigne une brochure de 1832 intitulée La Politicomanie ou De la folie actuellement régnante en France :

« Magistrat, artisan, curé, bonne femme, écolier, tout le monde est affamé de nouvelles. On assiège les cercles, les cabinets littéraires et autres lieux où se lisent les feuilles publiques […]. Les journaux arrivent-ils ? On se précipite sur la table qu’ils surchargent ; on les mêle, on les fouille, on se les arrache […]. Les nouvelles sont insignifiantes et sans intérêt, quand il n’y a pas une bonne et belle révolution en train, un roi qui se sauve et quelques millions d’hommes égorgées sur le champ de bataille ».

Certes, ce témoignage est bien postérieur à l’époque où G. Babeuf publie ses journaux, mais il représente l’aboutissement d’un processus de croissance exponentielle de la presse politique (qui, rappelons-le, n’existait pas ou très peu avant 1789), à la fois cause et conséquence de la « politisation de l’espace public dans les décennies post-révolutionnaires » (Lyon-Caen, 2011 : 32), la presse de l’époque Thermidor-Directoire étant au fondement de ce processus de politisation.

 

Moderne Gracchus : un tribun romain régénéré

Le positionnement de G. Babeuf vis-à-vis de la rhétorique rejoint sa revendication d’une « plume franche », équivalent de l’idéal de « transparence » (dont se réclament aujourd’hui nos hommes et femmes politiques, et contribue à la construction de son ethos comme porte-parole du peuple utilisant un langage à même d’être compris de toutes et tous, loin de ce que nous appellerions aujourd’hui la « langue de bois » (Krieg-Planque, 2018).

Mais si G. Babeuf attaque ses adversaires sur le terrain du langage et de la rhétorique, c’est aussi dans le but de se distinguer au plan aussi bien politique que stylistique, attendu qu’il considère ces deux aspects comme inséparables. Sa « franchise », qui renvoie à la fois à un naturel dans le style, à la vérité et à la liberté, doit aller de pair avec l’audace et la hardiesse, aussi la plume de G. Babeuf est-elle par définition polémique : dans le no 30 du Tribun du peuple, il blâme les « périodistes louangeurs » et affirme que la perpétuelle défiance est la base d’un bon gouvernement. Cette conception agonistique de la politique et de son travail de journaliste le conduit à faire un usage régulier des métaphores de la lutte et de la guerre, et surtout le conduit à se représenter en héros, plus exactement en champion du peuple, ce qui explique son identification régulière à des modèles mythologiques comme Horace, Achille ou encore Ajax, ce dernier s’opposant à Ulysse comme la franchise s’oppose à la ruse.

La 23e livraison du Tribun du peuple, qui marque le changement de titre du Journal de la liberté de la presse, est l’occasion d’une redéfinition et d’un approfondissement du rôle du journaliste, devenu « tribun ». L’expression « tribun du peuple » vient des tribuns de la plèbe romains (Conord et Pichon, 2019a) ces magistrats qui possèdent un droit de veto à opposer aux décisions du sénat. Mais la livraison dénie à un tel tribunat tout lien autre que lexical avec la magistrature antique : il ne s’agit que d’une « magistrature morale ». Si G. Babeuf précise cela, c’est sans doute parce que le « tribunat » a été régulièrement assimilé à la dictature (Schwentzel, 2021) dans les discours d’assemblée entre 1792 et 1794, une autre magistrature romaine qui, sans avoir le sens qu’elle a pris pour nous aujourd’hui, a néanmoins mauvaise presse, tout spécialement au lendemain du 9 Thermidor. D’ailleurs, malgré sa réticence à s’y identifier, il ne peut s’empêcher de témoigner de son admiration pour le tribunat des Romains, « la plus belle des institutions […] qui a sauvé tant de fois la liberté romaine, depuis Valerius Publicola jusqu’à Marc-Antoine, qui a su en abuser contre cette même liberté » (TP, no 23). Mais il se limite à définir le tribun du peuple comme étant simplement « l’homme qui va occuper la tribune, et à la vérité une tribune multiple, pour défendre, envers et contre tous, les droits du peuple » (TP, no 23).

Cependant, cette posture de différenciation d’avec la magistrature romaine se fait de plus en plus ténue au fil des numéros. D’une part, le rôle de G. Babeuf tend à se confondre avec le titre de son journal, d’autre part, le changement de prénom (de « Camille » à « Gracchus ») dans le no 23 permet déjà de pressentir ce qui advient dans le no 35 : G. Babeuf s’inscrit cette fois-ci explicitement dans la filiation des tribuns de la plèbe de Rome, en adoptant le nom de Gracques. Ce numéro est presque intégralement consacré à l’énumération de ces illustres tribuns et des discours qu’ils ont prononcés. Dans le no 41, qui paraît au moment où se constitue le directoire secret des « Égaux », G. Babeuf va encore plus loin : il s’adresse aux soldats en se proposant d’être leur « tribun militaire », puis il rappelle que sa « magistrature morale » constitue « un grand diminutif du tribunat des Romains » car, s’il peut surveiller ce que fait le gouvernement, il n’a pas le droit de veto. Pourtant, il démontre que sa position n’est pas moins puissante que celle du tribun romain car il a la confiance de l’opinion publique. Or, cette confiance lui garantit selon lui l’équivalent du droit de veto car, grâce à lui, le peuple a le pouvoir de refuser ce qu’on lui impose. Ainsi peut-il s’inscrire dans la filiation des tribuns romains tout en régénérant cette institution et en se réclamant d’une version moderne du tribunat : il contribue de cette manière à l’invention de l’opinion publique comme tribunal, qui marquera la conception de la presse politique au XIXe siècle.

 

Inscription et construction du public dans les journaux de Babeuf

Mais de quel « peuple » G. Babeuf est-il le « tribun » ? Pour répondre à cette question, convient de distinguer deux plans d’analyse : le public (lectorat) réel des journaux de G. Babeuf, qu’il est difficile de cerner avec exactitude pour les raisons mentionnées précédemment, et la façon dont il conçoit son public, autrement dit la façon dont ce lectorat réel ou supposé se trouve inscrit, décrit et façonné dans ses journaux. Car G. Babeuf, tout en construisant son ethos de journaliste, fabrique également l’ethos de son public idéal, celui qu’il appelle « le peuple » ou encore « les plébéiens ».

D’abord, en ce qui concerne les abonnés des journaux, leur nombre a beaucoup évolué au fil de la carrière du « tribun du peuple ». Les abonnés du Correspondant picard, l’une des premières feuilles de G. Babeuf dont les quelques numéros parurent au cours de l’année 1790, étaient surtout des libraires, directeurs de poste, marchands de vin : ils n’étaient que vingt-sept, mais appartenaient à des professions qui les rendaient susceptibles de diffuser assez largement le journal – même s’il faut bien garder à l’esprit que, comme l’indique son titre, il s’agissait d’un journal à diffusion régionale. La situation change radicalement pour les journaux post-Thermidor, qui circulent à Paris : le Tribun du peuple comptait environ huit cents abonnés et tirait à deux mille exemplaires par numéro – ce qui laisse imaginer une large circulation du journal en dehors de la stricte sphère des abonnés. Certes, ce nombre est relativement faible en comparaison de certains journaux réactionnaires contemporains, mais dépasse largement le lectorat de la plupart des journaux démocratiques de l’époque Thermidor-Directoire. Malgré les périodes d’emprisonnement de G. Babeuf qui interrompent la parution du journal, ce dernier compte encore plus de six cents abonnés en 1795, notamment d’anciens Jacobins, des collègues journalistes, des soldats, des artisans, des boutiquiers et des bureaucrates, et il continue de tirer à deux mille exemplaires (Mason, 2023 dans Parent, Roza, 2023).

Au second niveau d’analyse, ce lectorat, qu’il est impossible de d’appréhender plus précisément dans sa réalité, se trouve inscrit au cœur même des journaux de G. Babeuf, et en particulier dans le Tribun du peuple. Le titre, de prime abord, invite les lecteurs à se reconnaître dans ce terme de « peuple », aux contours flous et, le « Tribun » pouvant désigner aussi bien le journaliste que le journal, ce « peuple » est invité aussi bien à adopter G. Babeuf comme porte-parole qu’à s’approprier la feuille, qui devient alors un outil par lequel il peut participer activement à la vie de la cité – ce qui est au reste la définition même de la politique, au sens étymologique du terme. Cette participation qui transforme le public idéal de G. Babeuf, constitué de citoyens passifs – c’est-à-dire n’ayant pas le droit de voter ni d’être élus dans le cadre du suffrage censitaire –, en un peuple agissant et conscient de ses droits, passe concrètement par un certain nombre de dispositifs mis au point par le « tribun ». Dès les premiers numéros du Journal de la liberté de la presse, la première partie de la feuille est consacrée au « Degré du thermomètre », qui se fait l’écho des courriers reçus par G. Babeuf par ses lecteurs, parfois sous la forme d’une glose assez générale (« le thermomètre de l’opinion publique est déjà tout disposé à changer », JLP, no 3), parfois sous la forme de citations directes, qui ne sont pas sans rappeler notre « courrier des lecteurs » contemporain (Dahklia, 2015). Ce « degré du thermomètre » est permis par ce que G. Babeuf appelle sa « boîte aux vérités », c’est-à-dire en fait sa boîte aux lettres, qu’il a appelé ses lecteurs à inonder de courriers à la fin du no 2 du Journal de la liberté de la presse :

« Ce journal est le grand livre ouvert à toutes les vérités, la boîte aux lettres de tous les surveillants de la patrie, et la tribune publique des hommes libres, énergiques et amis des principes. Tous les bons citoyens sont donc appelés à faire parvenir à la même adresse, les avis, lettres et documents qu’ils croiront utiles, et qui seront dans l’esprit, les vues, et dans le caractère libre et courageux du Journal ».

Cette « boîte aux vérités » rappelle une précédente initiative du journaliste Nicolas de Bonneville (1760-1828) pour son journal La Bouche de fer (octobre 1790-juillet 1791), qu’il alimentait via une boîte aux lettres où le peuple était invité à déposer avis et informations (ce journal était l’organe de presse du Cercle Social, qui fonctionna comme une école de la démocratie et un outil de promotion de l’idée républicaine en 1791). Dès la 3e livraison du Journal de la liberté de la presse, G. Babeuf se déclare inondé de courriers, et se réjouit de son initiative :

« Je m’applaudis fort d’avoir imaginé la boîte aux vérités. Elle me fournit des matériaux qui ne me laissent que l’embarras du choix, et qui rendent ma feuille faite toute seule quant au cadre de la première partie. C’est bien là le journal du public, puisque tous les bons citoyens y coopèrent, s’ils le veulent […]. Je vois avec satisfaction qu’ils vivent, et que Rome contient encore des cœurs libres et vertueux ».

Cette dernière phrase, qui reprend et moule au phrasé du tribun un vers de la tragédie de Voltaire (1694-1778) La Mort de César (1736), fait signe vers un imaginaire culturel florissant dans les discours aussi bien que dans les arts visuels à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, à savoir l’imaginaire antique, plus particulièrement romain (Parent, 2022). L’appellation « tribun du peuple », issue de la magistrature romaine des « tribuns de la plèbe », s’inscrit également dans ce contexte. Mais, précisément, le nom exact de la magistrature romaine auquel ce titre fait référence est bien le tribunat de la « plèbe », et non du « peuple », Rome étant une société aristocratique fondée sur la distinction entre le patriciat et la plèbe. Dans le contexte de la Révolution française, le « peuple » peut être considéré comme un synonyme de la « nation », et comme la république qui le représente, on le rêve « un et indivisible ». Mais le peuple dont G. Babeuf se proclame porte-parole et qui constitue son public idéal, ne recoupe pas la totalité de la nation, d’autant plus que « pour la plupart des lecteurs, acheter un journal n’est pas un geste neutre : c’est un geste de nature identitaire, qui contribue à fonder une communauté à distance » (Kalifa, Régnier, 2011 : 1430). Ainsi, le journaliste qui diffuse son journal comme les lecteurs qui le lisent forment une communauté que le journaliste cherche à définir et à raffermir. Le peuple de G. Babeuf est ce qu’il appelle la « plèbe » (Conord et Pichon, 2019b), ou « les plébéiens de Paris », qu’il représente tantôt en mettant l’accent sur leur misère, tantôt sur leur courage et leur héroïsme. Dans le no 40 du Tribun du peuple, ces plébéiens sont peints comme un « peuple en guenille », une « foule affamée ». À d’autres moments, le peuple se caractérise au contraire par son combat sublime, lorsque son porte-parole et champion G. Babeuf se montre accompagné de ses « légions auxiliaires d’intrépides plébéiens » (TP, no 34). Cette « plèbe » est selon lui le « véritable peuple », « le peuple laborieux, le peuple ouvrier », qu’il oppose au « peuple d’agioteurs et de fripons ». Elle est « la partie majeure, intéressante, utile » du peuple (TP, no 41). G. Babeuf use d’une stratégie rhétorique fondée sur un mécanisme d’inclusion-exclusion en opposant deux paradigmes auxquels correspondent respectivement deux ensembles de représentations concurrentes (le bon peuple laborieux, courageux mais aussi misérable et affaibli versus les aristocrates, les traîtres, les contre-révolutionnaires). L’autoproclamé tribun construit donc un peuple qui renvoie uniquement à ce qu’il appelle « la plèbe », et il contribue à la reconnaissance identitaire de cette partie de la nation, qu’il assimile à son public.

Cependant, cette représentation de la « plèbe » pose un problème de rigueur historique. En effet, le peuple que représente G. Babeuf est touché par la faim et la misère en ces temps où la Convention supprime la loi du Maximum sur le prix des grains. Mais cette réalité ne correspond pas à celle de la plèbe romaine, laquelle renvoyait surtout à un statut d’infériorité politique et pas nécessairement sociale – il existait des plébéiens très riches, bien plus que certains patriciens. En fait, le « peuple » que décrit G. Babeuf correspond bien davantage à celui que décrit Marat lorsqu’il confond la « plèbe » et les « prolétaires ». Selon l’Ami du peuple, en effet, la Révolution « n’a été faite et obtenue que par les dernières classes de la société, par les ouvriers, les artisans, les détaillistes, les agriculteurs, par la plèbe, par ces infortunés que la richesse impudente appelle la canaille et que l’insolence romaine appelait les prolétaires » (Marat, 1995 : VII, 4088-4094). Ces « prolétaires » romains représentaient en fait la sixième et dernière classe des citoyens, qui n’avaient pas de revenu et donc pas les moyens de s’acheter du matériel militaire : ils ne payaient pas d’impôts ni ne pouvaient voter, ils occupaient donc une place intermédiaire entre la pleine citoyenneté et le statut d’esclave. Si J.-P. Marat et G. Babeuf unissent la plèbe et les prolétaires dans une seule et même représentation du peuple misérable, c’est pour une question d’efficacité rhétorique : à cette époque pré-marxiste, l’imaginaire du « plébéien » est bien plus connu que celui du « prolétaire ». On peut donc affirmer que l’opposition politique romaine plèbe versus patriciat devient chez G. Babeuf une expression de la lutte des classes dans sa première version. On trouve d’ailleurs cette lutte très précisément définie dans le no 34 du Tribun du peuple, où la Révolution française est décrite comme « une guerre déclarée entre les patriciens et les plébéiens, entre les riches et les pauvres ». Ainsi, derrière un titre qui semble, à un premier niveau, homogénéiser la nation et donc le public (Le Tribun du peuple), le journal de G. Babeuf insiste sur une communauté opprimée, la plèbe, qui constitue son public et son « armée ». D’ailleurs, dans le no 35, qui contient le Manifeste des Plébéiens, il appelle cette plèbe à faire sécession, en recourant à une image qui fait écho à la sécession de la plèbe romaine ayant conduit à la création des tribuns, et qu’il coordonne avec une autre image issue d’un passé bien plus proche, donc plus menaçante : « Que le Mont-Sacré ou la Vendée plébéienne se forme sur un seul point ou dans chacun des 86 départements ! ».

Être le « tribun du peuple » revient pour G. Babeuf à en être le représentant, rôle normalement dévolu aux élus. Meilleur représentant que les « aristocrates » de l’assemblée, le tribun du peuple en vient parfois à s’identifier purement et simplement à son public, comme dans le no 31 où il imagine un dialogue fictif entre lui-même et « l’inquisition » : « que me dis-tu là ? Me demande l’inquisition. Je ne dis rien : c’est le peuple qui dit ». Enfin, au fil des numéros, la figure du tribun se mue progressivement en celle du prophète, puis du martyr. Ainsi, dans le no 34 du Tribun du peuple, G. Babeuf parle de lui à la troisième personne et prophétise sa propre venue :

« Nations de la terre ! […] Le proclamateur de la vérité tout entière, qui, depuis l’origine des associations, n’a point encore été offerte à vos yeux fascinés, existe… […] Il va vous ressusciter. Il va dévoiler les grands mystères qui vous tiennent à la chaîne et dans les ténèbres […]. Il va vous forcer de vous réveiller, de déployer une énergie cette fois salutaire, une énergie véritable, imposante, sans nulle comparaison avec celle de tous les mouvements auxquels vous vous êtes déjà livrés… Il va vous conduire au bonheur ».

Cette posture d’homme providentiel débouche sur le martyre qui vient clore l’aventure babouviste. C’est un rôle auquel G. Babeuf sait ne pouvoir échapper : déjà, au n° 23 du tout nouveau Tribun du peuple, tandis qu’il faisait sien le nom des Gracques, il déclarait : « Je me dis même heureux par avance si comme eux je dois mourir martyr de mon dévouement » (Chalmin, 2023 dans Parent, Roza, 2023).

 

Conclusion

Malgré l’échec de la Conjuration des Égaux, qui se clôt sur la condamnation à mort de Babeuf, ce dernier participe sans conteste, comme journaliste, à la naissance de la presse politique dans la France révolutionnée et de la conception moderne d’un journalisme conçu comme tribunal de l’opinion et comme « quatrième pouvoir », selon l’expression consacrée. En inscrivant au cœur de son texte la définition de son public idéal, le « peuple » assimilée à une « plèbe » qui recoupe en réalité la notion moderne de prolétariat telle que la définiront K. Marx et F. Engels (1820-1895), il jette les premières étincelles de la lutte des classes au crépuscule d’une Révolution qui s’achève sur le triomphe de la république bourgeoise. En ce sens, les journaux de G. Babeuf constituent un laboratoire idéal pour qui souhaite étudier la manière dont un public se forge et/ou se voit forger une identité communautaire, en l’occurrence celle d’une classe sociale opprimée.


Bibliographie

Chalmin R, 2023, à paraître, « Babeuf, apôtre et martyr de l’Égalité », in : Parent H., Roza S., dirs, Œuvres complètes de Gracchus Babeuf. Les Journaux. Tome 1, Paris, Société des études robespierristes.

Dommanget M., 1922, Sur Babeuf et la Conjuration des Égaux, Paris, Maspero, 1970.

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Auteur·e·s

Parent Hélène

Littératures, imaginaires, sociétés Université de Lorraine Centre des sciences des littératures en langue française Université Paris Nanterre

Citer la notice

Parent Hélène, « Babeuf (Gracchus) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 03 mars 2023. Dernière modification le 13 juin 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/babeuf-gracchus.

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