Tisser des liens avec le vécu du spectateur
Appelée couramment « Pina », dans le monde de la danse, Pina Bausch (1940-2009) est l’une des figures les plus importantes et les plus populaires de l’histoire de la danse entre le XXe et XXIe siècles. Re-inventant le Tanz-Theater, un concept issu du vaste patrimoine d’expériences de la danse d’expression allemande (1920-1940), elle est la créatrice d’une esthétique chorégraphique unique, élargissant le périmètre de la danse en intégrant les ressources du théâtre, de la musique et même du cinéma. Tout en restant fidèle au dispositif théâtral, P. Bausch met la danse théâtrale au défi des questionnements sur le statut de l’œuvre et la place du spectateur. Se situant dans l’histoire de son temps, elle a préconisé des thèmes actuels comme la construction culturelle de genre, l’écologie, la domination du groupe sur l’individu. Fortement caractérisée, l’esthétique de P. Bausch traverse des phases, des périodes et des réceptions différentes. Identifiée, surtout à l’origine, en relation au contexte culturel allemand, son univers se teinte vite d’un cosmopolitisme dont témoigne la présence dans la compagnie de plusieurs nationalités, puis les co-productions des pièces créées dans nombre de villes du monde.
Pina Bausch en 1985. Source : wikimedia (CC BY-SA 4.0).
Des horizons d’attente déjoués : l’accueil hostile du public des abonnés
Le parcours de la chorégraphe la plus cosmopolite du monde se propage à partir d’une petite aire géo-culturelle de l’Allemagne, une sorte d’Heimat dessinée par les villes de Solingen, lieu de naissance, Essen l’école dans laquelle elle se forme et qu’elle dirige ensuite, Wuppertal dont elle a été la directrice de la danse à l’Opéra pendant 36 ans. Elle intègre à 14 ans la section danse de la Folkwang Schule d’Essen, fondée par Kurt Jooss (1901-1979) en 1927, et réouverte par ce même K. Jooss après la guerre. Son diplôme validé en 1959, Pina obtient une bourse pour étudier à la Juilliard School à New York, où elle poursuit sa formation auprès de plusieurs maîtres et apprend les pratiques de la modern dance notamment la technique appelée Humprey-Limon, fondée sur les transferts de poids, le déséquilibre, le rôle du souffle, qui impactera de manière évidente son univers gestuel. Elle danse pour Paul Taylor (1930–2018), Paul Sanasardo et Donya Feuer (1934-2011), grandes figures de la deuxième génération de la modern dance puis, en 1961, elle danse avec le New Amercican Ballet et au Metropolitan Opera de New York. Ces quelques années passées à New-York la connectent sans doute à un univers artistique différent de l’européen, où les artistes chorégraphiques – à l’instar d’autres milieux artistiques littéraires ou en art plastique notamment – essayent déjà de désacraliser l’idée d’œuvre et d’auteur, et où avec le, pop art notamment, la dichotomie entre savant et populaire se déconstruit. En 1962, son ancien maître, K. Joos, lui demande pourtant de rentrer à la Folkwang pour devenir à la fois danseuse dans sa compagnie et son assistante. C’est dans ce contexte que Pina réalise ses premières pièces comme Im Wind der Zeit, une pièce pour laquelle elle obtient le premier prix au concours chorégraphique de Cologne en 1969.
Cependant, c’est une surprise quand en 1973 Arno Wüstenhöfer (1920-2003), intendant général du théâtre de l’Opéra de Wuppertal, propose à cette jeune chorégraphe, connue dans un petit cercle de spécialistes de la danse moderne, de prendre la direction artistique du Ballet du théâtre. En effet, d’autres villes en Allemagne, Brême, Cologne, Dresde, essaient au même moment de renouveler la production de spectacles au sein des théâtres lyriques, en embauchant des jeunes chorégraphes (Schlicher, 1989). C’est ainsi que Susanne Linke, Reinhild Hoffmann, Gerard Bonher, ont pu développer eux aussi une nouvelle forme de Tanz-Theater, un théâtre de danse libre d’utiliser toute ressource expressive pour créer un univers singulier ayant ses propres règles, un « art qui s’inspire de la vie pour dégager ce qu’elle a d’essentiel, de permanent, pour le commenter, l’expliquer en le transposant » (Jooss, 1937). Pourtant, en toute première instance, la mission de P. Bausch à Wuppertal sera de proposer de nouvelles versions des grandes œuvres du répertoire musical d’opéra, qui impliquent la coexistence sur scène de danseurs et de chanteurs. Naissent ainsi Iphigénie en Tauride en 1974, Orphée et Eurydice en 1975, qualifiées de Tanzoper, puis la recréation du Sacre du printemps d’Igor Stravinski (1882-1971), – dont la première version fut dansée par Vaslav Nijinski (1889-1950) pour les Ballets Russes en 1913 –, dépourvue de tout folklorisme complaisant, mettant à nu frontalement la violence du sacrifice de la femme perpétré par le groupe d’hommes.
Si l’univers gestuel issu de l’enseignement Jooss-Leeder, rendu plus fluide et comme arrondi par la technique Humprey-Limon, est alors résolument moderne, profondément expressif, le modèle narratif du spectacle lyrique n’est pas vraiment mis en cause : la dramaturgie suit les grandes lignes du déroulement des partitions et du livret. Une partie des danseurs du corps de ballet, de formation classique, se plaignent pourtant d’une forme de danse qu’ils ne reconnaissent pas en tant que telle, tant elle diffère de leur formation académique. La chorégraphe doit aussi se confronter à une hostilité du public du théâtre lyrique, habitué au ballet classique, et porteur d’une culture où, selon Herbert Marcuse (1898-1979 ; 1965 : 71), le conservatisme dominant après la guerre refoulant les horreurs du nazisme, avait poussé à la « soumission de la sensorialité à la domination de l’âme ». Ce même public était donc extrêmement réfractaire à une danse laissant émerger, par le geste dansé, des corporéités blessées et fragiles, des corps torturés. La figure du public conservateur, client difficile et capricieux, réclamant seulement ce à quoi il s’attend, une danse gracieuse et virtuose, deviendra à plusieurs reprises récurrent dans sa dramaturgie.
Le plateau, lieu de mise en jeu des dynamiques relationnelles : la danse de gestes ordinaires
C’est dans un tel contexte qu’on peut considérer la pièce de 1977, Barbe-bleue, en écoutant un enregistrement de l’Opéra de Béla Bartók. Le Château de Barbe-bleue. Cette pièce charnière qui introduit une mise en abime d’un morceau du répertoire musical, fait le deuil du Tanzoper à la manière d’Iphigénie, et de ce fait même, change les termes de l’inscription de l’artiste au sein de l’Opéra de Wuppertal. Lorsque la partition de Bela Bartók (1881-1945) perd sa centralité absolue dans l’économie du spectacle, n’impose plus sa temporalité à la danse, le corps dansant impose sa propre musicalité. En effet, dans la pièce, la musique n’est audible que via son enregistrement émis par un magnétophone manipulé sur scène par le danseur figurant Barbe-bleue. Au lieu de céder aux pressions du public, P. Bausch, accompagnée par un groupe de danseurs qui lui sont proches, radicalise sa recherche et c’est à ce moment que la forme, les processus et les thèmes de son propre Tanztheater se définissent.
La fin des années 1970 devient donc une période d’intense élaboration d’un nouveau modèle de spectacle qui est inauguré par deux autres pièces de rupture, Er nimmt sie an der Hand und führt sie in das Schloss, die anderen folgen (« Il la prend par la main et la conduit au château, les autres suivent »), chorégraphié en 1978 d’après Macbeth de William Shakespeare (1564-1616) et Café Muller (1978). Dans la première, occasionnée par une demande du metteur en scène Peter Zadek (1926-2009), la chorégraphe interprète de manière libre le sujet de la pièce de Shakespeare ; dans la deuxième, le sujet imposé, un café, donne lieu au surgissement des présences, fantasmes, solitudes et rencontres impossibles dans un café vide et sombre, accompagnés d’extraits de deux arias d’opéras d’Henry Purcell (1659-1695), et du son incessant du choc des corps entre eux et du raclement de chaises sur le sol. Les danseurs y déclinent différents registres chorégraphiques passant de la danse introspective et lyrique de Pina à une danse construite entièrement sur des gestes quotidiens.
Ces pièces attestent l’émancipation de la danse d’une trame narrative et de la structure musicale imposée. Aussi, un événement important changera totalement le parcours de la chorégraphe. La compagnie du Tanztheater Wuppertal est invitée au Festival mondial du théâtre universitaire de Nancy, un festival créé en 1963 par Jack Lang, qui promeut de nouvelles formes de théâtre. La pièce Café Muller (1978) aura alors l’effet d’une bombe : le monde du théâtre en France, puis en Italie, à la Biennale de Venise, et le reste de l’Europe adoptent P. Bausch et lui donnent une reconnaissance qu’elle n’avait pas encore en Allemagne. C’est donc de fait le monde du théâtre international qui lui permet une assise pour continuer son parcours à Wuppertal. Lors de sa réception, la presse de l’époque situe la chorégraphe dans le contexte allemand et dans la continuité d’un l’expressionnisme allemand.
Au début des années 1980, les pièces, désormais toutes sous-titrées « Ein Stuck von Pina Bausch » (« Une pièce de Pina Bausch »), sont issues du matériel proposé par les danseurs dans le cadre du processus de travail, en réponse à des thèmes que la chorégraphe propose. Souvent le dispositif de présentation propre aux répétitions est reproduit sur le plateau, une partie des danseurs assis, jouant le public et applaudissant leurs camarades. La danse se fait véhicule de la rencontre sociale dans Kontakthof (1978), Arien (1979), 1980 (1980), Bandoneon (1980), Walzer et Nelken (1982), les espaces évoquant ces lieux destinés à la rencontre, souvent impossible, des êtres humains : restaurant, salles de bal, cinéma dont le style vieillot et désuet comme les robes longues et les talons pour les femmes et les costumes pour les hommes, suggèrent, discrètement, les années 1920-1940, l’époque où, en Europe tout a basculé, où en Allemagne la génération des parents n’a pas su voir ni anticiper la tragédie. La dramaturgie s’articule à partir de fragments, scènes qui s’enchainent de manière séquentielle, se superposent, co-existent, obligeant le spectateur à choisir son propre point de vue, dans l’alternance des scènes chorales, des solos, des duos.
Le geste dansé s’éloigne alors de plus en plus des codes chorégraphiques de la scène, il se décline autour du geste quotidien ou s’inspire des danses de société ou des formes du spectacle populaire. Les détracteurs sont formels : chez P. Bausch on ne danse pas assez ou quand on danse, on ne danse qu’avec les bras ou les mains. P. Bausch le revendique elle-même : « Je considère beaucoup de choses comme étant de la danse. Tout peut être de la danse. C’est lié à une prise de conscience, à une façon d’être dans son corps et à une grande précision : savoir, respirer, tenir compte du moindre détail. Il est toujours question du comment » (Bausch cité dans Servos, 2001 : 239). La musique se compose d’extraits, coupés ou montés en boucle, des morceaux de musique baroque, traditionnelle, ethnique, de la chanson populaire et beaucoup de jazz.
La dimension presque anthropologique de la recherche de P. Bausch fondée au moins en partie sur l’observation et la réception des gestes et des postures culturellement construits, explique le rôle qu’ont joué dans cet univers les danses de bal, des danses de société qui surgissent de manière systématique, même si perpétuellement détournées et parfois méconnaissables : des valses dansées en chaine, des tangos assis, des tarentelles de guerre. Même le titre des pièces davantage évocateur qu’annonciateur de thèmes ou de sujets, fait souvent allusion à ces danses de tous : valse, mambo, mazurka, danzón (Palazzolo, 2021b : 37-50). Comme la musique, les danses populaires se raccrochent à des expériences vécues par les spectateurs et aux fragments de vie que y sont associés, mais aussi aux constructions culturelles qu’elles reflètent.
Dans l’alternance des mouvements de groupe – en ligne, en rond, en diagonale, souvent construits à partir de la marche – où les singularités du geste semblent se plier au dictat des conventions, et les solos (Morales Valdes, 2021) qui portent au paroxysme une expressivité fondée sur la mobilité respirée du thorax, la colonne vertébrale perpétuellement déroulée ou enroulée, abandonnée ou suspendue, les bras, comme des lianes, dessinant dans l’air des volutes, ellipses, spirales. Le sujet dansant, perpétuellement tiraillé entre norme et pulsion, peine à se soumettre aux conditionnements de la vie sociale véhiculés par le groupe et redevient un enfant avec ses peurs, sa tendresse, son besoin inassouvi d’être aimé, ses caprices. Depuis Blaubart qui multipliait sur tout le groupe les rôles du couple protagoniste de Barbe-bleue et de sa dernière femme, la presse parle de « féminisme », de « guerre des sexes », comme thèmes centraux de l’univers de Pina Bausch. L’accent mis sur la construction culturelle des genres, la division nette entre les rôles pour en déconstruire des stéréotypes, la mise en scène de gestes masculins dominants contribuent, à cette époque, à nourrir cette lecture de l’œuvre.
Maître, patron, complice ou confident : le spectateur pris à partie
La grande nouveauté de cette approche est aussi la place accordée au spectateur. Les danseurs, qui dans les spectacles s’appellent par leur prénom, lorsqu’ils prennent la parole – laquelle n’a presque pas de fonction dialogique – s’adressent frontalement au spectateur auquel ils racontent en criant ou chuchotant des anecdotes, des histoires, ou bien la manière dont ils travaillent. Aucun « quatrième mur » n’existe chez P. Bausch, les danseurs sont bien au théâtre pour les spectateurs, aucune illusion n’est possible. Les danseurs se placent souvent à l’avant-scène, descendent dans la salle, s’adressent à une personne spécifique dans le public. Dans la longue introduction de Auf dem Gebirge hat man ein geschrei gehört, (Sur la montagne on entendit un hurlement) (1984), tous les danseurs se faufilent dans la salle parmi les spectateurs, collés aux murs comme pour se cacher et échapper à un danger imminent. Dans Palermo Palermo (1990), Quincella Swyningam descend dans la salle et demande à des spectateurs du premier rang s’ils veulent cracher dans ses mains en coupe. Dans Bamboo Blues (2007) la danseuse Shantala Shingalivappa tend un fil de cardamone aux spectateurs en proposant « you can smell it » (vous pouvez le sentir).
Dominique Mercy (danseur contemporain français, membre de la compagnie Tanztheater Wuppertal) et Pina Bausch, 2009. Source : Wikimedia (CC BY-SA 3.0).
Les danseurs sont sur scène pour le spectateur et tout ce qui est dit sur scène s’adresse à lui de manière explicite. Parfois, dans les spectacles des années 1970-1980, la voix du danseur se fait cri de colère contre les horizons d’attente de ce public qui avait été un temps si hostile, contre une idée préconçue de ce que doit être la danse, contre l’impératif d’être un corps à regarder, qui ne doit pas grossir ni vieillir, ni montrer ses misères. Dans Nelken (Wuppertal, 1982), Dominique Mercy, portant une robe de femme, interroge directement le public par rapport à son horizon d’attente en lui demandant : « Qu’est-ce que vous voulez ? Qu’est-ce que vous voulez voir ? Vous voulez un grand jeté ? », il exécute, « Un entrechat-six ? », « Un tour en l’air ? », « Des déboulés ? et voilà ! ». Le pas, la voix rauque, et les geste brusques qui accompagnent ses questions contrastent par rapport à la précision des pas et des figures exécutés, citation d’un vocabulaire du répertoire de la danse classique acquis, mais mis à distance. L’extrait met l’accent sur une danse purement virtuose et matérialise l’horizon d’attente du spectateur, peut-être celui du Théâtre de Wuppertal, de l’abonné habitué aux ballets classiques et ne comprenant pas l’esthétique du Tanztheater.
« Tanztheater Wuppertal PINA BAUSCH – Nelken Montreal ». Source : Danse Danse sur Youtube.
Ailleurs, la relation au spectateur est plus confiante, les danseurs racontent souvent le processus de création, les questions que Pina leur a posées ou encore leurs origines, leur enfance. L’utilisation fréquente du micro permet de ne pas devoir porter la voix, ne pas utiliser des techniques de jeu, garder une voix quotidienne presque intime. Au lieu de servir l’action, la parole est commentaire, permet de sortir de l’illusion de la fiction et de prendre de la distance vis-à-vis de la séduction et de l’emportement du spectateur produites par la danse. Le dispositif et les outils du théâtre deviennent alors un outil autoréflexif, pour éviter les dérives de la danse tant du côté du formalisme que du côté du pathos. En évoquant cette caractéristique du travail de P. Bausch, S. Schlicher (1989 : 113) l’associe au théâtre épique de Bertolt Brecht (1898-1956) : « “La technique de provocation appliquée à des phénomènes sociaux jamais mis en cause” […] (Brecht, 1967 : 364) est adoptée en particulier par rapport aux signes de la communication corporelle […]. Telle est aussi l’optique de Pina Bausch. Connaître le sens des comportements complexes, des attitudes du corps et des contenances : aller creuser et déceler ce qui se cache sous leur pertinence sociale et leurs conditionnements. »
L’impact de P. Bausch sur le monde culturel, avec sa dramaturgie cinématographique fondée sur les fragments, est tel que plusieurs réalisateurs désirent travailler sur et avec elle, et le cinéma deviendra une énorme caisse de résonnance de l’univers Bausch. Parmi les plus connus, citons Chantal Ackermann avec Un jour Pina a demandé (1984) ou Federico Fellini (1920-1993) avec Et la nave va (1984), où elle joue le rôle de la princesse aveugle qui peut évoquer sa présence somnambulique dans Café Muller, ou encore Pedro Almodovar avec Parle avec elle (2002), qui commence son film par deux extraits de ses pièces (Café Muller et Masurka Fado) et structure la construction filmique sur deux femmes dans le coma, femmes endormies, présences somnambuliques comme le sont P. Bausch et Malou Airaudo au début de Café Muller .
À la rencontre de nouveaux publics : les villes du monde au cœur du processus de création
Après les festivals de Nancy, Avignon, la Biennale de Venise, Paris avec le Théâtre de la ville depuis 1979, d’autres grandes villes comme Londres et Tokyo commencent à accueillir de manière systématique les pièces de P. Bausch. Mais à partir de la fin des années 1980, face à l’importance et à la résonnance internationales de l’artiste émerge l’exigence d’associer d’autres institutions théâtrales étrangères à la production des pièces. Après un premier essai en 1987, chaque pièce de P. Bausch sera créée en coproduction avec d’autres théâtres du monde, marqué par des résidences en Europe du Sud, Italie et Espagne (1986, 1989 et 1991), en Autriche (1994), aux États-Unis (1996), en Chine (1997), au Portugal (1998), à nouveau en Italie (1999), en Hongrie (2000) puis au Brésil (2001), en Turquie (2003), au Japon (2004), en Corée du Sud (2005), en Inde (2007) et finalement au Chili (2009). Les pièces deviennent aussi en quelque sorte le résultat des impressions que la ville, le territoire, la culture ont suscités chez la compagnie et ses premiers spectateurs – ceux que la compagnie a rencontrés avec lesquels elle a échangé – intègrent en quelque sorte la dramaturgie comme les destinataires.
Ces pièces deviennent un paysage, un hommage, parfois une carte postale du voyage à travers le monde que le Tanztheater Wuppertal mènera pendant 19 ans. La compagnie se plonge dans le territoire en anthropologue, en explorant culture, histoire, société, en empruntant souvent des chemins de traverse, rencontrant des figures locales engagées, consultant parfois des archives, vestiges de traditions (Palazzolo, 2021a). La phase de l’observation du territoire, un véritable terrain chorégraphique, dont images, histoires et anecdotes sont systématiquement consignés, devient la première phase du processus de création. On collecte visions, expériences, images inédites pour les restituer pendant les répétitions en réponse aux thèmes proposés. Le caractère cosmopolite de la compagnie, son plurilinguisme, fait en sorte que, à chaque fois des danseurs-ses sont des passeurs délégués à faire connaître la culture d’autres pays. Et comme toujours P. Bausch utilise les stéréotypes culturels, les gestes, les images exotiques pour les détourner et les déconstruire tout en questionnant leurs origines.
Les paysages de la scène par ailleurs continuent à se complexifier, comme ce mur qui s’effondre au tout début de Palermo Palermo (1989), réduit à un tas de décombres et de débris que le danseur doit escalader pour avancer dans l’espace. Ailleurs, la matière avec laquelle le danseur interagit ou dans laquelle il est plongé se fait plus douce, plus agréable au toucher, plus rassurante, ce qui oriente différemment la qualité du geste comme dans Le laveur des vitres (1997), créée après une résidence à Hong Kong, avec une montagne de fleurs rouges que les danseurs escaladent, d’où ils se jettent, se cachent. Cette relation constante avec la matière – qui se fait obstacle, résistance, ennemie, ventre d’accueil, humeur, lubrifiant – engendre un grand nombre d’effets : sur l’interprète qui face à un environnement mouvant, en perpétuelle transformation, ne peut pas se limiter à répéter une partition acquise, mais aussi sur le spectateur, qui va se remémorer à partir de cette relation, l’expérience de sa propre sensation avec les matières.
Pour ces chorégraphies de voyage, la réception critique, ainsi orientée, mettra en avant aussi bien le discours de l’artiste, insistant presque toujours sur le caractère universel et toujours polysémique des images, mais aussi sur de possibles références à des contextes sociaux et politiques propres aux pays visités – mafia, dictatures … – pour aboutir parfois à des lectures de l’œuvre extrêmement diversifiées.
La danse comme hymne à la vie : une quête de communion avec le public ?
En revanche, ce qui semble unir la réception des pièces des année 2000, est le constat d’un changement dans les atmosphères des spectacles qui, tout en étant caractérisées par la même structure, les mêmes qualités gestuelles, apparaissent plus solaires, moins sombres, mettent en avant la beauté des corps, de la nature et de la danse, au point de devenir presque des hymnes à la vie. Des définitions comme « Pina Bausch, prêtresse du corps heureux » (Frétard, 2002) traduisent cette évolution de la réception critique. Du point de vue chorégraphique, P. Bausch semble en effet s’être réconciliée avec l’irrésistible pouvoir d’emportement de la danse et même avec l’érotisme et la séduction qu’elle dégage, privilégiant les bouleversants solos aux mouvements de groupe, la prise d’espace aux gestes contraints. La danse, qui conserve les mêmes caractéristiques kinesthésiques, mais qui explose maintenant avec une vitalité renouvelée, semble donc revendiquer fermement le centre de la scène. La dimension théâtrale, avec ses gestes quotidiens, se fait surtout porteuse d’une ironie enfantine mais ne met plus à distance la magnificence du mouvement dansé. Le renouvellement de la compagnie intégrant de plus en plus de jeunes danseurs, d’un extraordinaire niveau technique et qui ne demandent qu’à danser, contribue certainement à ce phenomène. Face à des univers à la sublime beauté, qui n’apparaît plus mise à distance, une partie de la critique se demande si l’esprit critique de la chorégraphe est encore bien présent. Dans la presse le doute d’une esthétisation, et même l’idée d’un retour à une sorte de classicisme s’insinue.
Avec Agua (2001), créée à partir d’une résidence que la compagnie effectue à Sao Paulo au Brésil, le travail pourtant toujours très présent sur les stéréotypes, les clichés – la lumière de la scène, ses couleurs, la nature luxuriante – semble s’y complaire au lieu de mener à sa déconstruction critique : « Agua reproduit les travers d’un tourisme qui se résume à la recherche de soleil et d’un décor de rêve. » (Hahn, 2016). À propos de Bamboo Blues (2007), Rosita Boisseau (2008) parle d’« images [… ] qui font dans la carte postale “Bons Baisers from India” » : et évoque l’essoufflement d’un modèle de spectacle que la nouvelle génération de danseurs aurait intégré presque comme une technique. Dans Vollmond (2006), un énorme rocher gris trône au milieu de la scène et devient une cachette, un appui, un ilot, une montagne sur laquelle grimper. Les danseurs, mouillés, se baignent, s’arrosent en se lançant de l’eau contenue dans des seaux. La nature, avec ces éléments – roches, eau, plantes – devenue protagonistes des décors, désormais véhiculée aussi à travers les projections sur scène, apparait comme féminisée (Fournier, 2020). Dans Sweet Mambo (2008), c’est le vent qui suscite une double danse, des tissus, des robes, des sempiternels cheveux, rendant un paysage mouvant et insaisissable. Selon Brigitte Gauthier (2010) toutefois, le public de P. Bausch ayant traversé, au moins à distance, les scénarios postapocalyptiques de certaines pièces précédentes, il peut alors dans cette pièce « regarder la force positive de la vie et des sentiments, au lieu de se complaire dans la répétition de l’horreur ».
Entre-temps, la popularité de l’artiste est en constante croissance dans le monde et totalement inédite pour une chorégraphe, à tel point qu’à l’occasion de sa venue annuelle au Théâtre de la ville, on constate dès l’aube, d’interminables queues de spectateurs essayant d’obtenir, souvent sans y réussir, une place. Et pourtant, dans le contexte chorégraphique du début des années 2000, de plus en plus critique par rapport à une conception traditionnelle de la danse, souvent prônant une danse conceptuelle, une « non-danse » selon la doxa, cette déclaration d’amour incommensurable et tardive peut apparaître, comme anachronique.
Après sa disparition, c’est le réalisateur Wim Wenders qui sublime la dimension la plus rayonnante de l’univers de P. Bausch, dans un documentaire d’art en 3D, Pina. Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus (2011) qui fait sortir la danse du théâtre, la situant en plein air, dans la nature, ou au milieu des villes, in situ, donnant aux décors une existence concrète. Face à cette magnifique harmonie, et ces danseurs divins, certains ne reconnaitront pas l’autre face de P. Bausch, silences, étirement temporels, déséquilibres de forces et de ressources, immense fragilité, insoluble maladresse, mais dans ce début de millénaire sombre, faire ce don de la beauté, semble, malgré tout, un geste de survie. La résonance, la persistance de l’univers Bausch ne s’arrête pas à la diffusion des spectacles et des images de sa dans le monde : en 2017, la Fondation Pina Bausch lance par exemple le projet Nelken Line, avec un tutoriel qui explique pas à pas les figures de la célèbre promenade de Nelken, permettant à des milliers d’amateurs du monde entier de se l’approprier.
Bande annonce du film Pina sorti en 2011. Source : Criterion sur YouTube.
Dans le monde de la danse, outre à la dramaturgie du fragment et l’appropriation de certains outils expressifs du théâtre, l’univers Pina Bausch a introduit une dimension autoréflexive inédite révélant que la danse est, elle aussi, une construction culturelle. Cet aspect de son œuvre nourrira une bonne partie des expériences chorégraphiques des années 2000, de la danse conceptuelle à certaines pratiques de reenactement. De l’adresse au public, à l’alternance entre expression des affects et distanciation, jusqu’au refus de prévoir de notes d’intention orientant préalablement la réception du public, l’univers de P. Bausch a toujours impliquée la pensée du spectateur, un spectateur « émancipé » (Rancière, 2008) et considéré comme libre de choisir et de lire les gestes de la danse à partir de ses propres sensations.
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