Bien commun


 

La problématique du bien commun est envisagée par différentes disciplines (philosophie, droit, économie publique…) sous plusieurs acceptions, mais qui toutes renvoient à la possibilité et aux exigences particulières de biens matériels ou immatériels communs à l’ensemble des individus d’un même espace public, qu’il s’agisse des usagers d’un bien public commun ou des membres d’une société politique. Il en va de la sorte du droit national ou international, quand il s’interroge sur le statut et la reconnaissance juridiques des biens communs (Cornu, Orsi, Rochfeld, 2017), par exemple l’eau, dont il fut déclaré dès le Sommet mondial de l’alimentation de 1996, qu’elle devait être considérée comme un bien commun appartenant à l’humanité. La réflexion se rapproche de celle menée en termes de patrimoine commun de l’humanité (Kiss, 2008), s’appliquant à des ressources naturelles comme à des biens plus immatériels, telle la diversité culturelle. Ici, la question du bien commun sera abordée sous l’angle de la philosophie politique contemporaine.

C’est dans la constatation de la pluralité caractéristique des sociétés contemporaines et des défis qu’elle pose à l’élaboration d’une société commune que s’ancre la réflexion philosophique sur la nécessité, la substance mais aussi les procédures de constitution et de justification du commun, et en particulier du bien commun, au sens de normes ou valeurs régissant l’action publique ou l’espace public, commun à tous les citoyens. La réflexion s’applique, plus généralement, à tout ensemble politique marqué par une forte diversité de ses constituants, comme l’Union européenne (UE). En ce sens, le bien commun n’est pas synonyme de l’intérêt général, même si les deux notions sont souvent rapprochées, voire parfois confondues, dans le discours institutionnel, pour lequel « l’État, en faisant primer le Bien commun et l’intérêt général, [contribue] ainsi à l’édification d’une société intégrée et unifiée qui serait autrement traversée par des tensions insoutenables entre les intérêts individuels ou collectifs multiples qui la traversent » (Sauvé, 2018 : 136).

Si l’on peut postuler que la politique démocratique se fonde intrinsèquement sur l’existence de valeurs publiques, et donc d’un bien commun, y compris quand celles-ci sont « les valeurs minimales de la démocratie libérale » (Weinstock, 2004), marquant ainsi « l’impossible neutralité de l’État » (Bellivier, 2010), le statut normatif de celui-ci est pourtant étroitement corrélé à la tradition philosophique dans laquelle il est pensé. En particulier, il s’agit de savoir « si une conception du bien, incarnée dans une société ou une communauté d’appartenance, doit précéder et excéder la construction de l’État et du droit, en lui dictant ses principes […] ou si au contraire l’État se construit en toute neutralité à l’égard d’une quelconque conception du bien socialement incarnée en n’empruntant aucunement ses principes de justice aux valeurs ou aux traditions qui précèdent sa construction » (Renaut, 2003 : 34). Autrement dit, le politique – lieu du commun – peut-il se fonder uniquement sur des principes issus de la décision des individus, neutres par rapport à leurs éthiques personnelles, ou doit-il s’ancrer dans des valeurs plus « épaisses » (Walzer, 1994), qui s’imposeraient à lui ? Cette question trouve à s’appliquer dans le domaine des lois et des principes constitutionnels qui les encadrent, mais renvoie, plus généralement à la nature et aux modalités du vivre ensemble.

 

Le bien commun, une nécessité pour l’existence de la communauté : communautariens et néo-républicains

Les courants communautariens (Sandel, 1982, 1996 ; Taylor, 1989 ; Walzer, 1994), critiques de la philosophie libérale individualiste, postulent l’importance des communautés comme condition de réalisation des personnes et cadres soutenant l’organisation de la société politique. Ils sont alors conduits à affirmer la nécessité d’un bien commun au sens de valeurs substantielles communes régissant l’espace public et l’action publique, comme condition indispensable à la cohésion de la société, fondée sur des valeurs partagées par l’ensemble de la population ou l’ensemble des membres de chaque communauté. Le rapport du « je » et du « nous » (Huguenin, 2009) ne peut, dans cette logique, relever d’un simple modus vivendi de type associatif mais doit s’ancrer dans des valeurs substantielles collectives, seules à même d’entretenir un sentiment d’appartenance commune.

Sous cet angle, le bien commun ne saurait être une simple construction issue d’un fonctionnement contractualiste, (au sens des théories du contrat social), insuffisante pour justifier des sacrifices en son nom et permettre de dépasser le niveau des intérêts individuels pour se placer dans une perspective collective. Pour les communautariens, le « nous » politique ne doit pas « se fonder sur des principes abstraits de justice, mais sur des requisits empiriques, sociologiques et psychologiques, c’est-à-dire sur la forme de socialisation qu’il faudrait pour la stabilité, l’identité et l’intégration d’une telle communauté [politique] » (Sosoe, 1999 : 388).

Pour leur part, les courants néo-républicains (Pettit, 1997) marquent le renouveau contemporain des débats autour du républicanisme, et réaffirment le primat du politique, et de la loi issue de l’exercice de la liberté politique, autrement dit de la participation citoyenne, dans le fondement de la société. Ils conditionnent ainsi l’existence de la communauté politique, communauté civique, à l’existence d’un bien commun composé d’idéaux politiques substantiels, fondés sur la liberté politique et son exercice (Skinner, 1984) au nom desquels il peut alors être légitime pour l’État d’interférer dans la liberté et l’autonomie individuelle, sous réserve que cette interférence ne se traduise pas en une « domination ». Philip Pettit (1997 : 10) souligne la « différence importante entre une interférence soumise au contrôle et destinée à servir le bien commun ‒ par exemple, l’interférence liée à une loi unanimement approuvée ‒ et une interférence arbitraire ». Cette interférence au nom du bien commun est alors requise « pour permettre à l’agent d’agir conformément à ses intérêts et aux idées qui sont les siennes » (ibid. : 46-47). Dès lors, Philip Pettit peut affirmer que la liberté comme non-domination autorise à penser la compatibilité d’un bien commun substantiel et d’une action publique répondant à l’exigence de neutralité ; ce qui le conduit à émettre l’hypothèse que même si, « dans sa recherche d’un point de vue de neutralité pour l’État – qui ne soit lié à aucune conception particulière du bien – le républicanisme joint ses efforts à ceux du libéralisme » (ibid. : 160), l’idéal de non-domination, peut aussi réconcilier les prérequis communautaristes et le critère de neutralité.

Le néo-républicanisme renvoie donc à l’un des débats principaux de la réflexion libérale sur le bien commun, sa compatibilité avec l’exigence de neutralité.

 

Bien commun, tyrannie de la majorité, neutralité : les nuances libérales

Comment est-il « possible qu’existe et se perpétue une société juste et stable, constituée de citoyens libres et égaux, mais profondément divisés entre eux en raison de leurs doctrines morales, philosophiques et religieuses, incompatibles entre elles » (Rawls, 1993 : 6) ? La question soulevée par John Rawls, qui traverse l’ensemble des courants libéraux contemporains, est celle de la possibilité d’un bien commun au nom duquel la coercition puisse s’exercer, y compris en termes de restriction de libertés ou d’exercice de l’autonomie, neutre vis-à-vis des choix de vie fondamentaux des individus, et dont ceux-ci reconnaissent la légitimité.

Marquée pour beaucoup par la crainte d’une tyrannie de la majorité (Weinstock, 2004), la réflexion se déploie autour de l’affirmation de la nécessité, pour les valeurs régissant l’action et l’espace publics, de neutralité intentionnelle et de non discrimination envers les éthiques individuelles, plurielles. Le bien commun selon la philosophie libérale n’est ainsi pas caractérisé par un néant normatif (Billier, 2007), et certains courants du libéralisme, pourtant réticents à tout perfectionnisme ou paternalisme, admettent qu’il est possible que la sphère publique, au moins pour partie, puisse porter des valeurs (Larmore, 1990 ; Rawls, 1993), sous respect de cette condition de neutralité éthique. De même, on peut postuler la compatibilité de la neutralité et du bien commun selon le perfectionnisme libéral (Raz, 1986 ; Hurka, 1993 ; Merrill, 2011), ou selon le paternalisme modéré (Thaler, Sunstein, 2003, 2008), en l’absence de coercition ou de contrainte sur les choix de vie bonne des individus. Les deux questions qui se posent alors aux penseurs libéraux sont celles de la nature de ces valeurs et de leur mode d’élaboration.

Le bien commun libéral ne peut d’abord imposer la supériorité d’une valeur éthique. Il ne peut donc relever de principes issus d’une « “doctrine compréhensive du bien”, […] incapable de reconnaître le fait du pluralisme et la diversité des modes légitimes de justification » (Audard, 2009 : 648). Il se fonde sur des principes politiques, appartenant ainsi pour John Rawls (1993 : 218) à une « conception raisonnable de la justice si bien que nous pouvons supposer 1/ qu’elles sont partagées ou peuvent être partagées par des citoyens considérés comme des personnes libres et égales ; 2/ qu’elles ne présupposent aucune doctrine particulière tout à fait (ou partiellement) compréhensive ». De même, Ronald Dworkin (1978, 2006) postule la normativité de la morale publique, autour d’une valeur substantielle, l’exigence d’égale sollicitude (equal respect). Elle demeure cependant compatible avec la neutralité puisqu’elle implique que les citoyens soient traités en égaux, bénéficiant du même respect et de la même considération, et impose au gouvernement de ne pas porter de jugement sur les éthiques, les modes de vie en résultant, et de configurer son action en fonction de ces principes.

Pour sa part, la question de l’élaboration des valeurs du bien commun renvoie à une seconde acception de la neutralité, celle de la neutralité des procédures et des justifications ; autrement dit, les modalités décisionnelles et argumentaires légitimant le bien commun. Ainsi, par exemple, le consensus par recoupement rawlsien – procédure d’adoption des valeurs politiques communes – détaille-t-il la manière dont la raison publique peut se déployer et conduire à ce que chacun puisse être conduit « à accepter, comme résultant de la pensée réfléchie et du jugement raisonné les idéaux, les principes et les critères qui définissent nos droits et qui guident le pouvoir politique auquel nous sommes soumis » (Rawls, 1993 : 123). La question ici est bien celle de la participation de tous à l’élaboration de l’espace public et de ses valeurs, et du droit pour chacun non seulement d’être reconnu, mais aussi de débattre des termes de sa reconnaissance (Modood, 2003 : 122).

La question des modalités se double de celle des justifications, à savoir la nécessaire audibilité par tous des arguments déployés, condition indispensable pour permettre à chacun, au sein de l’espace public commun, de reconnaître la validité des valeurs politiques neutres par rapport aux convictions particulières plurielles sur les questions éthiques fondamentales. Fondé sur le principe de réciprocité, le devoir de civilité ainsi exprimé, devoir contraignant pour les acteurs institutionnels (juges, législateurs…), devoir moral pour les individus car ils appartiennent au corps collectif des citoyens selon John Rawls (1971 : 379-380), se traduit par la nécessité d’un « effort pour comprendre la situation des autres de leur point de vue, dans la perspective de leur conception du bien, et par le fait que nous sommes prêts à justifier nos actes quand les intérêts des autres sont matériellement en jeu ». La raison publique rawlsienne est ainsi publique pour trois raisons : elle est la raison des citoyens libres et égaux ; elle s’applique à des questions fondamentales de justice politique ; sa nature et son contenu trouvent à s’exprimer au sein d’un raisonnement public (public reasoning) « par un ensemble de conceptions raisonnables de justice politique censées satisfaire au critère de réciprocité » (Rawls, 1997 : 757).

Au regard de l’exigence de réciprocité, on peut rapprocher le devoir de civilité rawlsien de la conception de la responsabilité personnelle de Ronald Dworkin. En effet, c’est à partir des deux principes constituant la dignité humaine, l’égale valeur de chaque existence (equal intrinsic value) et l’autonomie personnelle dans les choix de vie (personal responsibilty for his life) que chacun est mis en demeure de façonner (shape) la définition de sa propre responsabilité et de considérer les contraintes publiques (Dworkin, 2006 : 70). Pour lui, la liberté n’est pas ainsi « la liberté pour chacun de faire ce qu’il veut, quelles qu’en soient les conséquences, mais de le faire d’une manière qui respecte les véritables droits d’autrui » (Dworkin, 2000 : 237). Ronald Dworkin mène cependant une critique large des exigences de la raison publique rawlsienne, en contestant par exemple l’affirmation de la nécessaire exclusion des convictions ultimes du débat public au nom de l’audibilité réciproque. Le dialogue citoyen sur le bien commun doit pour lui reposer, en revanche, sur un principe de « charité discursive » (Tsarapatsanis, 2017 : 152), qui implique pour chaque acteur au sein du débat public, citoyen et public official, de considérer toutes les convictions comme cohérentes (consistent), pouvant aboutir à mettre au jour des présupposés implicites généraux, sur lesquels chacun s’accorde et qui, en rendant possible le débat, peuvent permettre d’envisager une solution politique et juridique qui pourra alors bénéficier de la légitimité nécessaire (Dworkin, 1993).

La réflexion contemporaine sur le bien commun mobilise ainsi les questionnements fondamentaux de la modernité politique, conciliation de l’individu et de la collectivité, hétéronomie-autonomie des normes communes, légitimation nécessaire à leur autorité. Il pose la question de la possibilité d’une éthique publique, d’une action menée en son nom, et de sa conciliation avec la pluralité des éthiques privées.


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Auteur·e·s

Proeschel Claude

Université de Lorraine Groupe sociétés, religions, laïcités École pratique des hautes études Centre national de la recherche scientifique

Citer la notice

Proeschel Claude, « Bien commun » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 09 mai 2019. Dernière modification le 20 septembre 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/bien-commun.

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