Conditions différentielles de réception et institutions médiatrices
Le terme de public n’est pas de ceux qui viennent immédiatement à l’esprit pour qui cherche à lister les concepts structurants de l’œuvre de Pierre Bourdieu. Il n’est cependant pas paradoxal d’émettre la supposition que si le sociologue était né non dans le Béarn, mais dans le Yorkshire, et avait fait carrière dans le monde académique anglophone, ses textes figureraient dans tous les readers dédiées à l’analyse des publics et des réceptions.
Portrait de Pierre Bourdieu (avril 2020). Source : Ciramor1992, (Wikimédia, CC BY-SA 4.0).
Relire Pierre Bourdieu au prisme des publics, de la diversité de leurs manifestations au fil de ses textes, est une ambition qui dépasse de beaucoup ce que permet une entrée de dictionnaire. Il faudrait bien entendu y mettre son analyse de l’opinion publique. Mais ne faudrait-il pas y adjoindre les paysans du Bal des célibataires (2002) qui sont en quelque sorte le public de leur propre éviction du marché matrimonial, les critiques d’art qui commentent les œuvres de Manet au fil des expositions, les intellectuels de gauche des années soixante-dix fascinés par la rhétorique althussérienne ? Plus modestement, on proposera ici trois entrées. La première tient en l’exploration, largement fondatrice, de la manière dont leurs ressources (à commencer par le capital culturel) et dispositions font que l’exposition aux mêmes biens culturels ne suscite pas les mêmes appétences, les mêmes perceptions selon les publics. Cette théorie des réceptions différentielles conduit à une seconde série de questions et travaux qui visent à penser le rôle d’institutions ou de dispositifs qui font le pont entre des biens culturels et des publics. Ils se nomment média, musée, manuels scolaires, jurys de prix. Et puisque l’un des leitmotiv des analyses de Pierre Bourdieu est l’invite à une sociologie des sociologues, on sera attentif à ce que les sciences sociales sont partie intégrale de ces dispositifs. Tout cela conduit logiquement à esquisser une troisième entrée, liée aux critiques adressées aux analyses de Pierre Bourdieu. Peut-on produire une théorie de la légitimité qui ne participe pas elle-même de la consolidation de ce qu’elle analyse ? Proposer la vision de publics clairement séparés, via leur habitus, par des systèmes de goûts et dégoûts cohérents, n’est-ce pas encore rigidifier un réel plus chamarré, oublier que tout public est fait de femmes et d’« hommes pluriels » capables d’apprécier dans la même semaine une soirée karaoké, un concert de France-Musique et un match de foot ?
Une sociologie des conditions différentielles de réception
Une part significative des travaux collectifs que conduit Pierre Bourdieu dans les années soixante a parmi ses problématiques structurantes la question des réceptions différentielles par des publics – étudiants dans un amphi, visiteurs d’un musée, amateurs de photo – des mêmes biens culturels. Une de ses observations condense cette démarche : devant les « Vues de la Cathédrale de Rouen » certains voient une église, d’autres un tableau impressionniste. Brochure oubliée, le recueil Rapport pédagogique et communication (Bourdieu, Passeron, Saint-Martin, 1965) en est une des premières illustrations. À travers une série d’enquêtes en milieu étudiant, l’ouvrage manifeste combien la parole professorale est sujette à des (in)compréhensions et interprétations tributaires de ce qu’il ne nomme pas encore capital culturel, mais associe à des malentendus linguistique liés à l’écart ente langue universitaire et langue propre au milieu familial, aux effets de l’ethnocentrisme de classe. Le test des « malaproprismes » qui demande aux étudiants de définir des mots utilisés lors des cours d’amphi permet, en introduisant des termes imaginaires, de relever le point d’honneur que mettent les normaliens de l’échantillon à inventer des étymologies grecques pour donner sens à des termes qui en sont dépourvus. Un art moyen (Bourdieu, Boltanski, Castel, 1965) dédié aux « usages sociaux de la photographie » rend visible dans une enquête sur le public des clubs de photographes amateurs tant les écarts sociaux de définition du photographiable, que les divergences d’appréciations à la vue de clichés. Les mains abimées d’une vieille paysanne font l’objet d’une perception esthétisante par les publics fortement scolarisés et sont davantage perçues comme symbole d’une vie de travail par les classes populaires. Les publics populaires, plus sensibles à la valeur réaliste ou informative des clichés, manifestent encore du scepticisme quant au sens d’une photo d’usine la nuit, proche d’un tableau non figuratif, quand ce cliché séduit les enseignants. Quatre ans plus tard, L’Amour de l’art (Bourdieu, Darbel, 1969) poursuit ces explorations en questionnant les processus d’auto-élimination qui structurent un public des musées assez voisin de celui qui fréquente l’université, en analysant les modes de perception des œuvres, en relevant la réticence des publics au plus fort capital culturel devant les dispositifs trop didactiques. L’enquête souligne combien la compétence artistique repose sur une « connaissance préalable des divisions possibles en classes complémentaires d’un univers de représentations » (Bourdieu, Darbel, 1969 : 72), et combien cette diffusion du code de perception vers des publics élargis est une condition de la démocratisation culturelle.
Ces travaux sur le rapport des publics à des productions culturelles sont, avec ceux sur l’école (Les héritiers, 1964), les lieux où se décante graduellement un système conceptuel (habitus, capitaux). Ils impliquent aussi confrontation frontale (Bourdieu, Passeron, 1963) à une vulgate alors en vogue sur les mass-médias dont Edgar Morin est un des porteurs. On créditera ce dernier de prendre en compte des objets culturels jusque-là tenus pour illégitimes (le cinéma, les stars). Mais l’a-sociologisme pathétique de ses dissertations sur les « masses », substance engloutissant les différences sociales, l’indifférence à tout recueil organisé de données – celles sur les pratiques culturelles des français manifesteront dix ans plus tard la persistance d’énormes différences d’usage et de goûts jusque dans les biens culturels les plus « massivement » reçus – ne peuvent que disqualifier ces mythologies pour intellectuels, où Dalida et Boggart sont promus agents d’un communisme culturel arasant les frontières sociales. Pierre Bourdieu rappelle, chiffres déplaisants à l’appui, la persistance de différences sociales dans les goûts et perceptions. Il recherche le principe de ces divergences dans les effets combinés de la nature des ressources culturelles, des dispositions issues de la socialisation et du degré d’exposition aux institutions qui inculquent les codes et goûts légitimes, au premier chef l’École. Pareilles analyses peuvent relever de l’évidence sociologique pour les générations dont la formation aux sciences sociales a tôt intégré les acquis de la sociologie de la réception développée depuis les années 1980 dans le monde anglophone. Ces approches sont alors à contre-courant de la grande logorrhée sur l’influence massive des mass-médias sur les masses, comme des utopies populicultrices qui voient dans la seule multiplication des « maisons de la culture » ou la baisse des coûts économiques de la culture la clé de son appropriation générale. Elles restent aussi isolées, malgré quelques travaux pionniers comme celui, remarquable, de Michel Souchon (1965) sur les manières dont les élèves d’un lycée classique et d’un lycée technique perçoivent les programmes télévisés. On comprend aussi dans ces tensions le pourquoi de la traduction d’un auteur comme Richard Hoggart (Passeron, 2000) qui souligne à la fois la persistance de différences de classe et la capacité de digestion ou d’indifférence des publics populaires aux messages médiatiques.
Entre œuvres et publics
Pierre Bourdieu cite volontiers la formule moqueuse de Friedrich Nietszche sur « l’immaculée perception ». Si elle peut renvoyer à la diversité des perceptions selon des publics, elle vient aussi souligner qu’aucun bien culturel ne parvient sans médiations – elles se nomment école, critique, médias ou publicité – aux publics destinataires. Un autre pan significatif de sa contribution porte en effet sur l’analyse des institutions qui hiérarchisent, produisent des programmes de perception des biens culturels. En sachant produire ici plus l’équivalent académique d’une liste des courses théoriques qu’un exposé argumenté on peut en suggérer trois composantes.
La première renvoie à une théorie de la légitimité culturelle. Les sociétés produisent une frontière sans cesse mouvante entre des biens culturels nobles, définis comme ayant une vocation à l’universel, à l’élévation des esprits et des produits ig-nobles, commerciaux, juste récréatifs. Elles construisent des hiérarchies homologues de publics : stade vs philarmonie, dancing vs bal des débutantes. Comment s’opère cette polarisation ? Par le truchement de l’école, de l’élection de pratiques comme distinctives par les classes supérieures, et à mesure que s’autonomisent des champs de production culturels autonomes par leurs verdicts internes. L’effet de ces classements sociaux opère-t-il universellement ? Y répondre d’un oui catégorique serait ignorer la bigarrure du monde social. Il est pertinent de souligner combien la culture « légitime » saisie dans La Distinction voit son autorité se rétracter jusque dans les lycées chics (Pasquier, 2005). Le constat dit l’actualité d’un second grand questionnement théorique de la sociologie de Pierre Bourdieu, celui des dynamiques incessantes de mutations entre cotation des œuvres, action des producteurs et intermédiaires culturels, constitution de publics. On en trouve une illustration remarquable dans un article très bourdieusien de Luc Boltanski (1975) sur la consécration de la bande dessinée. On l’identifie encore dans des travaux sur les intermédiaires culturels tels ceux qui produisent ces palmarès des producteurs intellectuels (Bourdieu, 1984) et par ricochet de leurs œuvres. Souvent présenté comme une éniéme dénonciation du petit écran, voire un flirt égaré avec l’École de Francfort, Sur la télévision (1996) est avant tout une analyse sur la manière dont le gros des chaînes et de leurs professionnels fonctionnent comme cheval de Troie des logiques hétéronomes, marchandes dans les champs de production culturels, dans la promotion des œuvres vers les publics.
Certains publics peuvent parler, applaudir ou s’émouvoir, la plupart n’existent que constitués par un travail statistique. Il objectivera la composition des audiences radio, le vieillissement des publics de la musique classique, découvrira le rôle des ruptures biographiques chez les lecteurs de polars (Collovald, Neveu, 2004). C’est dire qu’aux côtés des analyses de marketing ou de la critique, les sciences sociales sont aussi ce qui fait tenir, parler les publics. Un troisième apport de Pierre Bourdieu peut être de conjurer alors le biais intellectualiste par une mise en garde répétée contre l’ethnocentrisme de classe. Contre la propension des intellectuels à se réserver le monopole des réceptions critiques et des capacités de déchiffrage, la sociologie de Pierre Bourdieu souligne les capacités, variables mais générales, de filtrage et de (mes) interprétations chez tous les publics. Utilisée de façon non ossifiée l’habitus offre aussi la possibilité de penser beaucoup de consommations culturelles comme ne relevant pas d’un jugement esthétique cérébralisé, mais d’un plaisir sans concepts, d’une mise en vibration d’un ethos socialement construit. On ajoutera que comme beaucoup de grandes œuvres, celle-ci vaut aussi par les débats qu’elle suscite. La discussion peut porter sur le point de savoir si les sociologues ne surestiment pas l’emprise des légitimités culturelles sur tous les publics, s’ils ne sous-estiment pas avec quelle force ils l’ont eux-mêmes intériorisée. David Hesmondhalgh (2006) peut ainsi questionner la rareté des études sur des biens culturels consommés par le grand public, ou issus des médias audiovisuels, dans le corpus bourdieusien. Un autre débat sera encore de savoir si l’auteur de La Distinction satisfait toujours au périlleux équilibrisme pour conjurer simultanément, dans l’approche des publics, légitimisme, misérabilisme ou populisme culturel (Grignon, Passeron, 1989).
Publics d’hier, sociologie de papa ?
Mais objecteront ceux que Pierre Bourdieu aurait peut-être taxés de « prétendants pressés », tout ceci a pu être pertinent, mais soyons modernes que diable ! Il n’est désormais de publics qu’omnivores. Un même individu – lui assigner une classe serait liberticide – consomme des biens au statut culturel hétéroclite. Et des personnes aux profils sociaux bien distincts se côtoient dans des spectacles et pratiques qu’il serait désormais réducteur d’assigner à un groupe particulier. Le public des stades de foot anglais ne s’est-il pas ouvert (on oubliera d’ajouter : en expulsant les classes populaires) au monde des cadres et profesionnals ? Et l’obsession de la légitimité ne dirait-elle pas plus sur la délectation du sociologue pour la « domination » ou sur ses préférences culturelles refoulées que quoi que ce soit d’éclairant sur une modernité où même les enfants de la « manif pour tous » disent l’accablement que leur cause la lecture de Balzac ou l’écoute de Haydn ?
Comme ont pu le montrer les débats au colloque des trente ans de La Distinction (Coulangeon, Duval, 2013) la critique serait pauvre s’il s’agissait de souligner que ni les publics, ni les dispositifs qui les structurent, ni la nature de leurs consommations ne sont celles des enquêtes qui datent des années 1960-1970. Oui, publics et pratiques changent, et vite, dans le monde du capitalisme mondialisé. Reste à prouver que tout changement exige celui des concepts. Les big data ont-ils invalidés les lois statistiques ? Quand fleurissent des travaux sur les nouvelles formes de consécration culturelle, les questions sur le rôle des marketeurs, critiques et savants sur la constitution des publics sont-elles obsolètes ? Les publics se seraient ils fondus dans un grand melting-pot d’omnivores – vision qui recompose les vieux topoï sur la culture de « masse » ? Mais quid alors de la persistance de dégoûts croisés (le rap, le métal ici, la littérature classique là) et socialement bien marqués ? Comment encore expliquer que les cas, statistiquement rares, d’omnivores presque parfaits par leur éclectisme soient socialement très typés ? Et où a-t-on lu que la légitimité culturelle soit une substance immuablement incrustées dans les pages de La Recherche du temps perdu ou sur la partition de Tanhauser ? Et si distinction et légitimité passaient désormais par plus d’éclectisme, une infusion de marqueurs culturels dans la trame du quotidien, des repas aux hobbies (Chaney, 1994) ?
Dans une digression de Sur l’État (Bourdieu, 2012 : 364) on peut lire : « […] la culture à prétention universelle, universellement reconnue comme universelle dans les limites d’un univers déterminé, est distribuée de telle façon que seule une partie des destinataires légitimes en termes de norme éthique (l’égalitarisme) a réellement accès à cet universel. Une partie très importante de l’humanité est dépossédée des conquêtes les plus importantes de l’humanité. […] Il faut travailler politiquement à universaliser les conditions d’accès à l’universel ». C’est là une autre actualité de cette sociologie supposée désuète. Sans négliger un instant des questions de proximité, d’accessibilité économique, une politique de la culture qui prétende élargir les publics d’œuvres jugées porteuses de vertus esthétiques ou civiques éminentes se doit d’abord de produire ces publics par une action volontariste de dévoilement et de diffusion des codes culturels qui permettent l’appropriation des œuvres, par l’appui à des institutions de socialisation (écoles, associations, médias) qui concourent à la fois à démythifier les œuvres et à armer les publics. La sociologie peut ici réarmer le volontarisme politique, non en prétendant proposer les solutions à majuscules, mais en éclairant les conditions de possibilité de certains changements. Le « travail d’universalisation » en est un pour qui veut faire de la démocratisation des publics de la culture ou d’un droit à l’omnivorisme autre chose qu’un gargarisme. Un rapport du Collège de France, largement produit par Pierre Bourdieu en 1985, esquissait des propositions pratiques. Le ministre d’alors le mit au placard, préférant la fragrance naphtalinée des recettes de la IIIe République. L’état actuel de ce public, matrice de tous les publics, qu’on nomme population scolaire, spécialement dans ses composantes populaires, dit que le choix ne fut peut-être pas le bon…
Boltanski L., 1975, « La constitution du champ de la bande dessinée », Actes de la recherche en sciences sociales, 1, pp. 37-59.
Bourdieu P., Passeron J-C., 1963, « Sociologues des mythologies et mythologies de sociologues », Les Temps Modernes, 211, pp. 998-1021.
Bourdieu P., Passeron J-C., 1964, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Éd. de Minuit.
Bourdieu P., Boltanski L., Castel R, 1965, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Éd. de Minuit.
Bourdieu P., Passeron J-C., Saint-Martin M. de, 1965, Rapport pédagogique et communication, Paris/La Haye, Mouton.
Bourdieu P., Darbel A., Schnapper D., 1966, L’Amour de l’art. Les musées d’art et leurs publics, Paris, Éd. de Minuit.
Bourdieu P., 2002, Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Éd. Le Seuil.
Bourdieu P., 1984, « Le hit parade des intellectuels français ou qui sera juge de la légitimité des juges ? », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-3, pp. 95-100.
Bourdieu P., 1996, Sur la télévision. Le champ journalistique et la télévision, Paris, Éd. Liber-Raisons d’agir.
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Chaney D., 1994, The Cultural Turn, Londres, Routledge.
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Grignon C., Passeron J-C., 1989, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Éd. Le Seuil/Gallimard.
Hesmondhalgh D., 2006, « Bourdieu, The Media and Cultural Production », Media Culture and Society, 28, 2, pp. 211-231.
Pasquier D., 2005, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Éd. Autrement.
Passeron J-C., 2000, Richard Hoggart en France, Paris, Éd. de la BPI.
Souchon M., 1969, La Télévision des adolescents, Paris, Éd. ouvrières.
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