Socialisation en ligne des adolescents nord-américains
L’ethnographe américaine danah michele boyd affiche, notamment dans l’écriture de ses nom et prénom, une certaine aversion pour l’emploi de majuscules et réclame qu’ils soient écrits en minuscules (« danah boyd »). Ce choix n’est pas sans rappeler la « netiquette » (Hambridge, 1995) qui stipule qu’écrire en majuscules dans les courriels ou sur les sites web équivaut à crier (Le Monde, 2014). Il témoigne d’une vision avant tout constructive concernant les usages des technologies de l’information et de la communication en ligne. Il est vrai que, pour la jeune d. boyd, le web naissant qu’elle découvre et utilise au début des années 1990 constitue une occasion d’élargir son horizon relationnel au-delà de sa Pennsylvanie natale. L’adolescence, phase cruciale où abondent toutes sortes de questions (avenir, amitiés, sexualité), coïncide pour elle avec la découverte des potentialités relationnelles de l’Internet. Bien avant les réseaux sociaux, elle engage des conversations en ligne avec des soldats US sur le front en Irak (Richard, 2013) et avec de parfaits inconnus. Dépassant les limites territoriales, ces échanges la conduisent à poser toutes sortes de questions intimes à des personnes plus âgées qu’elle, avec qui elle peut librement évoquer – en toute innocence et en ignorant le danger potentiel lié à de telles relations – les questions qu’elle-même se pose alors sur la sexualité et sur le genre. Ces expériences guideront ses travaux scientifiques à l’institut Data & Society qu’elle a fondé et qu’elle préside au sein de la société Microsoft, ainsi qu’à l’université de Californie à Berkeley (doctorat) et à l’université de New York (professeure associée).
La toile comme espace relationnel et informationnel, objet et sujet de recherches scientifiques
À l’automne 2008, d. boyd présente donc une thèse de doctorat en philosophie des systèmes d’information et nouveaux médias (« Taken Out of Context American Teen Sociality in Networked Publics » ; Boyd, 2008a) portant sur la sociabilité des adolescents américains dans les espaces publics en réseaux. Cette étude ethnographique croise observations en ligne, entretiens avec des adolescents en présence ou non d’ordinateurs et entretiens avec des adultes (parents, enseignants, bibliothécaires…). Doctorante, elle sillonnait les États-Unis afin d’analyser en contexte la vie numérique des adolescents et fut amenée à traîner avec certains d’entre eux dans des lieux et bâtiments ouverts au public (stades de football, églises, fast-foods, etc.), à les questionner à l’occasion d’entretiens semi-directifs ou informels et surtout à observer leurs pratiques relationnelles et informationnelles en ligne sur Myspace et Facebook. Les publics auxquels elle a affaire partagent alors un ensemble de pratiques culturelles, de représentations et d’attentes. Toutefois, les membres de ces publics ont, contrairement à ceux des médias (Livingstone, 2005), la particularité d’être constamment interconnectés : échanges incessants de SMS ou de messages sur les tchats, conversations numériques (Granier, 2011). Pour d. boyd, c’est avant tout une visée relationnelle qui guide les adolescents lorsqu’ils se retrouvent dans des lieux publics réels ou virtuels. Dans les réseaux sociaux et les plateformes de discussion, ils constituent des « publics connectés » (« networked publics », Boyd, 2008a : 23-41). L’analyse des comportements technologiques et relationnels dans les espaces publics et en ligne conduisent d. boyd à étudier les interactions entre membres d’un même public, ce qui interroge en retour la manière avec laquelle les technologies en réseau redéfinissent et augmentent, en la complexifiant, la notion de public (Boyd, 2010).
La méthodologie d’analyse des comportements technologiques et relationnels dans les espaces publics et en ligne que cette ethnographe met en place lui offre un regard critique et sans a priori sur les vies numériques des adolescents. Se plaçant au plus près d’eux d. boyd les observe et les questionne sans jugement de valeur, prenant de fait le contrepied de travaux trop majoritairement influencés par les problèmes de l’addiction (aux jeux vidéo), les risques de déréalisation et de procrastination. Or, sur ces points, les représentations divergent entre adolescents et adultes. En effet, le temps perdu à être ensemble revêt un sens bien différent pour les adultes d’un côté, soucieux de l’éducation des plus jeunes et, de l’autre, pour les adolescents pour qui pareille « perte de temps » participe, en revanche, de leur construction sociale.
Être ensemble, flâner, traîner dans des lieux publics ou en ligne
Les jeunes aiment se retrouver entre eux particulièrement dans les lieux publics (hall, gares, parcs, centres commerciaux, etc.) où ils traînent ensemble (« hang out » Boyd 2008a ; 2008b ; 2010 ; 2016 ; Bittanti M., Ito M. et al., 2010). Flâner avec ses pairs est un acte fondateur de la sociabilité des adolescents, ce que d. boyd a bien connu en son temps. En 1994 comme de nos jours, assister à des matchs de football comporte une visée relationnelle : se retrouver dans les gradins entre jeunes. Ce qui change, c’est l’omniprésence de téléphones portables dont le principal usage consiste à s’envoyer des messages (SMS, réseaux sociaux), à discuter entre jeunes du même âge, même – et surtout – pendant les matchs ou en d’autres occasions. Il faut souligner que les adolescents ont de moins en moins d’occasion d’être entre eux, hors temps scolaire. L’ethnographe insiste sur la difficulté qu’éprouvent les adolescents contemporains à se voir entre eux en un lieu synchrone. Ainsi, aux États-Unis, les transformations urbaines et la carte scolaire ont-elles progressivement éloigné les lieux d’habitation respectifs des adolescents et –fait aggravant – les transports collectifs peinent désormais à leur permettre de se déplacer en toute autonomie pour se retrouver entre eux.
De plus, à partir des années 1980, une vision sécuritaire s’est installée aux États-Unis (peur du regard des inconnus, risques étayés par le déplacement obligé pour se rendre à l’école, sentiment que le monde environnant représente des dangers pour la jeunesse, etc.), ce qui réduit encore la mobilité des adolescents dans l’espace public : dans « une société obsédée par la sécurité, les parents continuent à déposer et reprendre les élèves jusqu’au lycée » (Boyd, 2016 : 182). Pareille sollicitude retranche aux adolescents des moments informels de déplacement entre eux. La surprotection des enfants conduit les parents à les maintenir occupés (musique, sport), ce qui limite d’autant les « temps déstructurés » hors de la classe. Or, tous ces moments informels sont précieux pour les adolescents parce qu’ils favorisent la construction identitaire entre pairs. Sous-estimant l’importance de la socialisation pour les adolescents, les adultes sont convaincus de savoir ce qui est bon pour les jeunes et peinent à réaliser que la plasticité des technologies connectées permet de pallier les restrictions relationnelles.
Pour d. boyd un glissement s’opère entre vie réelle et vie en ligne. Empêchés de « trainer ensemble » dans des lieux publics, les adolescents se créent, grâce aux réseaux sociaux, des espaces de liberté, des moments informels qu’ils consacrent à la flânerie entre jeunes. Esquivant les contraintes matérielles et calendaires, Myspace et Facebook permettent d’interagir de manière décontractée (ibid. : 185), voire de se défaire des contraintes structurelles, de les déjouer ce qui explique en partie pourquoi, pour les adolescents, les centres commerciaux d’antan ont progressivement été remplacés par des plateformes sociales en ligne.
Mésinterprétation de l’enthousiasme pour les technologies connectées
La connectivité complexifie la notion d’espace public et l’étend à des espaces virtuels synchrones ou asynchrones au sein desquels les adolescents flânent, se rencontrent et renforcent le lien entre membres de communautés affectives (ibid. : 53). Si les médias sociaux favorisent une extension des pratiques sur une échelle géographique sans limite (ibid. : 50-51), l’émergence de pratiques relationnelles bien trop différentes de celles développées au sein des espaces physiques inquiète les adultes. Ces derniers s’interrogent sur la portée et les changements sociaux des technologies connectées alors que les adolescents voient avant tout matière à « expérience sociale ». Une divergence d’appréciation naît alors entre adultes et enfants. Rompus à la logique des publics connectés, les adolescents ont très vite compris et intégré la dissociation entre lieu physique (endroit où l’on se trouve) et espace virtuel (lieu construit par les technologies au sein duquel se produit l’action). Pour eux, la proximité avec les pairs est a-géographique. Elle bénéficie des liens réciproques que tissent et consolident les réseaux sociaux : « Être connecté ne dépend pas de la distance qui nous sépare, mais des technologies de communication qui sont à notre portée » (Turkle, 2015 : 245). Ravis de pouvoir compter sur ces outils relationnels, les adolescents affectent d’avoir toujours en main leurs smartphones, geste interprété par les parents comme un désintérêt pour l’événement auxquels ils assistent, une fuite. Avec la généralisation de l’usage des smartphones, « une gare – ou un aéroport, un café, un parc – n’est plus un espace commun mais un endroit où les gens sont rassemblés mais s’ignorent. Chacun est relié à un appareil mobile, ainsi aux contacts et aux lieux auxquels il donne accès » (ibid.). Ce nouveau régime relationnel déstabilise les adultes, creuse le fossé entre représentations du vivre ensemble des adultes et pratiques sociales des adolescents, et nourrit une querelle entre parents et enfants sur la définition de la vie privée.
La vie privée au prisme de l’appropriation des médias sociaux par les adolescents
Dans sa thèse de doctorat, d. boyd reconceptualise la notion de public à l’aune de l’interactivité, ce qui l’amène à parler de « public connecté ». La définition de « public » proposée par Sonia Livingstone (2005 : 9) renvoie aux médias de masse : construction d’un ensemble plus ou moins flexible de personnes « partageant une compréhension commune du monde, une identité partagée, un désir d’intégrer le groupe, une vision consensuelle de l’intérêt collectif ». Avec le numérique connecté cette notion doit être repensée en regard des potentialités info-communicationnelles des réseaux. Par « public », d. boyd entend à la fois un espace où les gens peuvent de rassembler, interagir et être vus et les communautés imaginées d’individus partageant des usages, des identités, ainsi que des pratiques culturelles. Introduire une certaine transversalité entre les membres d’un public connecté est heuristique car la question de la réception ne se pose plus dans les mêmes termes qu’au sein des médias mainstream. Elle est transformée en profondeur par les propriétés technologiques, relationnelles et informationnelles des dispositifs numériques. En effet, les médias sociaux organisent les modalités d’interaction, avec les informations et entre les individus. Ces changements sont les fruits de l’articulation de quatre propriétés propres aux réseaux numériques (Boyd, 2008a : 26) : la persistance (enregistrement et archivage des contenus), la visibilité (selon plusieurs niveaux en fonction des inter-liens au sein du réseau), la réplicabilité (duplication et redirection) de l’information et la possibilité de mener des recherches au sein du corpus d’information.
Ces interactions interviennent au sein d’écosystèmes informationnels adaptables au(x) contexte(s). Elles engendrent des dynamiques (Boyd, 2010 : 10) qui altèrent la séparation public/privé. Une frange invisible du public émerge, qui ne s’affiche, ni ne se manifeste, et se contente de lire les informations et de parcourir les archives, tout en accédant pourtant aux informations. Avec les réseaux sociaux, les adolescents sont confrontés non seulement à des publics invisibles mais aussi à la disparition d’indications relatives aux attentes et aux motivations des interactants. Cet « effondrement de contexte » (Boyd, 2016 : 88) contribue à éroder les frontières sociales, spatiales et temporelles. À cela se rajoutent les facilités d’accès et de mise en circulation de l’information qui compliquent davantage la différenciation public/privé.
Il faut dire que les activités en ligne des adolescents ont de quoi déstabiliser les parents. Parler de soi, exposer à tout moment les détails de sa vie, son opinion, ses états d’âme pose question. C’est ce que font pourtant les adolescents à force de partages de photographies et d’échanges de commentaires. Donner accès à des informations personnelles ou intimes à des personnes étrangères au contexte de communication équivaut pour les adultes à un déballage dangereux pour la réputation, voire l’intégrité des enfants. De tels dangers ne sont pourtant pas ignorés par les adolescents. Pour d. boyd, on se trouve ici au cœur d’un conflit permanent entre ce que les adultes imaginent de ce qui se passe dans les réseaux et ce que les jeunes vivent réellement (Richard, 2013). La demande de Mike, jeune garçon américain de 15 ans, interrogé par d. boyd (2016 : 36) est éloquente : « Pouvez-vous parler à ma mère ? Lui dire que je ne fais rien de mal sur Internet ? […] elle pense que tout ce qui est en ligne est mauvais, alors que vous qui êtes une adulte, vous avez l’air de comprendre ». Comme le laisse entendre cette anecdote, entre adultes et enfants les définitions de la vie privée s’opposent. Les premiers focalisent sur la nécessité d’établir une frontière protectrice afin d’éloigner les regards extérieurs alors que, rompus au partage via les réseaux, les seconds y voient une dynamique, une accessibilité contrôlable de l’information partageable.
Par ailleurs, l’approche empirique des pratiques communicationnelles et relationnelles des adolescents sur les réseaux sociaux permettent à d. boyd et à ses collègues (Bittanti M., Ito M. et al., 2010 : 28-115) de s’affranchir des taxonomies traditionnelles. Relevant de considérations socio-économiques et de la structuration proposée par les médias numériques, ces dernières sont abandonnées au profit de formes de participation observables qui témoignent de l’appropriation créative des médias sociaux par les adolescents nord-américains. Se socialiser présuppose une compréhension préalable des normes sociales en vigueur et des limites. Or, la socialisation actuelle des adolescents se produit dans un monde de réseaux qui participent de la construction de nouvelles normes. En effet, pour d. boyd, « ce ne sont pas les technologies qui agissent sur les jeunes, mais ce sont les jeunes qui se tournent vers les technologies pour combler le vide de leur vie » (Richard, 2013). Ce faisant ils (re)trouvent une certaine liberté face aux restrictions imposées par les parents et au rétrécissement de leur environnement social.
N’en déplaise aux esprits chagrins qui n’y voient que des preuves d’oisiveté et d’insouciance l’environnement technologique ne saurait uniquement être réduit à un espace de bavardage et d’inactivité. Musarder ou bavarder est indispensable au développement relationnel des adolescents. Même si elles rendent les dynamiques de harcèlement, d’ostracisation et de bannissement plus visible qu’auparavant (ibid.), les technologies connectées présentent également des aspects positifs. Elles constituent un terrain d’apprentissage qui contribue au développement de nouvelles formes de compétences sociales : apprendre à vivre dans l’écosystème informationnel, savoir se présenter aux autres, se montrer poli avec les pairs, savoir nouer des amitiés, être médiateur et savoir éviter les histoires, être indépendant, créatif (Boyd, 2016 : 113, 188 et 199).
Les adolescents habitent de manière créative les espaces contraints par les craintes légitimes mais surdimensionnées de leurs parents. Pour reprendre la formule de Michel de Certeau (1925-1986 ; 1980), ils « font avec » les contraintes que les adultes leur imposent. Les contenus qu’ils réalisent et s’échangent entre amis, grâce aux dispositifs d’enregistrement dont ils disposent en famille (caméra numérique, carte mémoire, lecteur MP3, etc.), témoignent d’une créativité partagée avec les pairs, d’un goût pour les expériences en commun, au sein d’une « écologie d’expérimentation ludique » (« ecology of playfull experimentation with technology », Bittanti M., Ito M. et al. 2010 : 58). Leurs façons d’utiliser l’ordre contraignant du lieu produisent des espaces de jeu (de Certeau, 1980), lesquels en retour renforcent leur expertise technique, médiatique et relationnelle. En ligne, les adolescents négocient leur identité. Ils bavardent, se soutiennent mutuellement, collaborent ou rivalisent d’ingéniosité, échangent des informations. Ils flirtent, plaisantent et, bien évidemment, trainent ensemble (Boyd, 2008a ; 2016). À travers des usages créatifs et ludiques, ils jouent avec les règles qu’ils revisitent à « hauteur d’adolescent » (Bittanti M., Ito M. et al., 2010 : 65-71). Confrontant et articulant restrictions technologiques et défis lancés aux normes sociales et juridiques existantes, ils se les réapproprient avec pour objectif la construction d’une identité culturelle et générationnelle.
Conversations en ligne et vie privée
Les adolescents cherchent cependant moins à fuir le monde réel à travers l’usage massif et fréquent des réseaux qu’à tirer profit de leurs potentialités informatives et relationnelles. Ils composent avec les formes de panique morale qui naissent et se propagent, amenant les adultes à focaliser sur les risques de noyautage des réseaux sociaux par des prédateurs sexuels. Pour d. boyd (Bittanti M., Ito M. et al., 2010 : 83), les parents sont dépassés par l’habileté de leurs enfants au sein des réseaux, qualité partagée par les membres de la génération Y. Exclus de toute participation aux conversations entre adolescents, au mieux sont-ils relégués à un rôle de facilitateur d’accès et de contrôleur d’activité au sein des médias sociaux ce qui radicalise leurs points de vue.
Contrairement à ce qui se passe dans les lieux publics, lorsqu’elles sont menées en ligne, les interactions entre adolescents laissent des traces (Boyd, 2016 : 128) auxquelles les parents ont accès et qui les inquiètent d’autant parce que, de leur point de vue, certaines conversations ou partages sont parfaitement inappropriés. La protection de la vie privée des adolescents souffre alors des tentatives de prise de contrôle des adultes (parents, enseignants), ainsi que de l’exposition et de la mise en circulation d’échanges agressifs et gênants dans les réseaux. Alors que, traditionnellement, toute conversation interpersonnelle est par défaut privée et ne devient publique que par choix, la norme s’inverse dans les publics connectés. En effet, par défaut, l’information en ligne est publique et oblige, pour être rendue privée, à un paramétrage. Victimes d’une telle mise en visibilité, de nombreux conflits interpersonnels se développent et parfois dégénèrent, provoquant des drames (« drama » ; Boyd, Marwick, 2011b) chez les adolescents. Il s’agit de querelles nées de la publication de photographies ou de séquences vidéo inappropriées, de crises destinées à recueillir l’attention ou de conflits qui empirent jusqu’à devenir des impasses publiques.
Pour un adolescent, protéger sa vie privée n’est plus uniquement une histoire d’interdiction affichée sur la porte de sa chambre. Il lui faut composer avec l’exposition de sa personne à travers les réseaux parce qu’entre parents et enfants, les divergences d’appréciation de la vie privée sont souvent sources d’incompréhension. Aux réquisitoires contre les risques encourus par la divulgation d’informations intimes répond l’invention de formes d’action guidées par un souci de protéger leur pré carré. Contrairement à leur satisfaction à paraître et à faire parler de soi dans les réseaux, martèle d. boyd (Richard, 2013), les adolescents qu’elle a rencontrés tiennent à leur vie privée et le lui ont précisé en entretien. Sous l’impulsion des pratiques relationnelles contemporaines, la vie privée devient un format négocié en ligne, avec les pairs. À l’affrontement frontal, les adolescents américains préfèrent le fait de contourner la surveillance des adultes, parents comme enseignants. Ils opposent au regard inquisiteur des parents des tactiques très sophistiquées. Les écrits de d. boyd regorgent de récits de parents fouineurs à la recherche de traces ou qui observent par-dessus l’épaule ce que les enfants écrivent, de mères qui s’invitent dans les pages Facebook de leurs enfants et s’y expriment contre leur avis. De telles déconvenues expliquent en partie la migration vers des plateformes sociales méconnues par les parents ou la création de comptes fantômes, jeux de dissimulation qui détourne la vigilance des lieux où se passent les véritables interactions sociales avec les amis. Comme réponse à la gêne occasionnée par l’impudeur de leurs parents, certains choisissent de les rassurer par le récit détaillé de leurs journées d’école en prenant toutefois bien soin de dissimuler toute information susceptible de dévoiler leurs « amourettes » (Boyd, 2016 : 161). En effet, entreprendre un travail de dévoilement de soi évite que d’autres ne le fassent en des termes indésirables, et présente l’avantage de donner l’impression que tout a été dit, ce qui diminue d’autant l’envie de chercher des choses cachées (ibid. : 160-161). D’autres préfèrent au contrôle de l’accès par leurs ainés le codage du contenu de leurs messages (Boyd, 2016 : 162). Les espaces de vie privée que les adolescents construisent opèrent alors selon le principe de la « lettre volée » d’Edgar A. Poe (1809-1849), introuvable parce que trop évidemment exposée. La signification est soigneusement codée à travers une « stéganographie sociale » (Boyd, 2016 :145-50 ; Boyd, Marwick, 2011a : 146), méthode utilisant un système de codage fondé sur des savoirs partagés entre pairs ainsi que sur des indices liés à certains contextes sociaux permettant de cacher le sens véritable de messages pourtant visibles par tous. Codés de la sorte, les messages transmis aux pairs sont invisibles ou ininterprétables malgré la surveillance des parents.
L’enjeu pour les adolescents est d’exister en public malgré les a priori négatifs provoqués par leurs attachements aux réseaux sociaux (Pène, 2016 : 28-29). Le temps consacré à rester entre jeunes sans rien faire est, pour les adultes obnubilés par la question de l’éducation des enfants, irrémédiablement perdu voire gaspillé, alors que pour les adolescents la dimension informelle qui accompagne de tels moments crée les conditions optimales pour leur construction sociale. Les modalités d’appropriation des dispositifs technologiques contribuent à développer une littératie numérique indispensable à ces citoyens en devenir. Leurs expériences, menées à travers un usage éclairé des environnements numériques, témoignent d’une consommation active et inventive des dispositifs et qui a, au sens de M. de Certeau (1980 : 57) ses ruses et « suit des trajectoires indéterminées », ce qui rajoute à la mécompréhension des adultes. S’ensuit un second aveuglement de la part des adultes. Bluffés par la dextérité des adolescents ils les considèrent comme digital natifs, alors que la participation de ces derniers n’est pas innée mais éclairée (Boyd, 2016 : 337). À force de braconnages techniques (modification de lignes de code HTML ou d’insertion de scripts pour personnaliser leur profil, les adolescents développent des savoir-faire techniques qui augmentent leurs capacités d’action ainsi que des compétences critiques, notamment concernant la publicité en ligne (ibid.). Comme le sous-entend le titre de son livre, les vies numériques des adolescents nord-américains sont compliquées et ce, bien plus encore sans doute que pour leurs homologues européens, moins concernés par les questions communautaires qui rajoutent en complexité.
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