De la psychologie de la pensée à une théorie du langage ancrée dans les événements de parole
Jusqu’à aujourd’hui, la Théorie du langage de Karl Bühler (1879-1963), publiée d’abord en 1934 (Sprachtheorie : Die Darstellungsfunktion der Sprache), représente un texte-clé pour la théorie de la deixis (pour une explication de cette notion, voir ci-dessous) et pour toutes les analyses de phénomènes liés à ce domaine d’investigation, ainsi que pour les sciences du langage en général (voir par exemple Eschbach, 1984 ; 1988 ; Schlieben-Lange, 1997 ; Persyn-Vialard, 2005 ; Rolf, 2008 ; Zifonun, 2012 ; Auer, 2013). En ce qui concerne la question des publics, plusieurs apports de sa théorie sont à relever : K. Bühler élabore une théorie du langage ancrée dans les événements de parole. Au sein de cette théorie sont définis le rôle du récepteur comme partenaire essentiel de l’émetteur et les processus cognitifs qui guident les actes de communication, de sorte que l’auteur développe une sémiotique linguistique et une théorie relationnelle du signe linguistique. À l’intérieur de ce cadre général sont introduites des distinctions supplémentaires permettant d’analyser les actes de parole concrets selon leur degré de formalisation et selon les relations aux locuteurs individuels, ainsi que selon le recours aux différents « champs environnants » et aux différentes modalités de la référence. Pour montrer la richesse des apports de la pensée de K. Bühler en tenant compte de la grande complexité et de la forte cohérence de cette dernière, cette notice vise à en introduire les notions clés, ainsi que les piliers centraux du « bâtiment » théorique qu’il construit, en indiquant chaque fois des applications possibles à l’étude des publics.
Couverture de Sprache und Denken [Langage et pensée] sous la direction d’Achim Eschbach. Cet ouvrage (en allemand) rassemble pour la première fois tous les premiers écrits de Karl Bühler sur la psychologie de la pensée.
Pour situer la contribution bühlerienne à la théorie du langage – et, en l’occurrence, aux réflexions autour des publics –, il est éclairant de résumer brièvement le parcours scientifique et biographique de l’auteur, puisque ce parcours a fortement marqué l’orientation de ses réflexions théoriques sur le langage. Né en 1879, K. Bühler poursuit des études de médecine à Fribourg-en-Brisgau, conclues en 1903 avec un doctorat sur la perception visuelle, sous la supervision du psychologue Johannes von Kries (1853-1928). En parallèle, il poursuit des études de philosophie à l’université de Strasbourg, qu’il conclut en 1904 avec un doctorat sur la théorie de la connaissance du philosophe écossais Henry Home (1696-1782). Passant à l’université de Würzburg, il devient assistant du psychologue Oswald Külpe (1862-1915), ancien élève de Wilhelm Wundt (1832-1920), et participe à l’École de Würzburg. Il s’intéresse à la psychologie de la pensée et à la théorie de la Gestalt, qui envisage les actes de perception dans leurs liens avec les représentations mentales et avec la tendance à percevoir des formes globales. En 1907, sa thèse d’habilitation va déclencher une controverse avec W. Wundt (Ungeheuer, 1984). Pendant la majorité de sa carrière, K. Bühler collabore avec son épouse Charlotte (née Malachowski, 1893-1974, mariage en 1916), titulaire d’un doctorat en psychologie, obtenu en 1918, sous la direction de O. Külpe à Munich. Après différentes étapes académiques (Bonn, Munich, Dresde) et après avoir travaillé comme médecin militaire durant la Première Guerre mondiale, il est nommé professeur de philosophie et directeur du nouvel institut de psychologie de Vienne en 1922. Entre autres travaux, il y dirige la thèse de doctorat de Karl Popper (1902-1994). Il travaille ensuite également comme professeur invité dans différentes universités aux États-Unis (Stanford, Johns Hopkins, Harvard, Chicago), et refuse un poste à Harvard pour retourner à Vienne. Là, toutefois, lui et son épouse subiront de fortes répressions et menaces sous le régime nazi. Le couple parvient à émigrer aux États-Unis, où K. Bühler travaille d’abord à Minnesota puis, jusqu’en 1955, comme professeur assistant en psychiatrie à la faculté de médecine de l’université de la Californie du Sud, sans pouvoir obtenir un poste comparable à celui qui pouvait lui être destiné à Vienne (Ehlich, 2007 : 393). Il meurt en 1963 à Los Angeles.
D’une manière générale, les réflexions de K. Bühler sont ancrées dans la psychologie et dans la physiologie, aussi bien que dans la philosophie et dans la théorie du langage. Son œuvre est ainsi marquée par une orientation multidisciplinaire et théorique, et par un intérêt particulier pour les faits liés à la cognition, tout comme pour les échanges sociaux et pour la communication. Si le terme de « public » n’apparaît pas comme un terme clé explicite de la pensée de K. Bühler, son œuvre met en relief l’importance de la dimension interactionnelle du langage et l’importance du récepteur (voir Elisabeth Ströker [1928-2000], 1969 : 22], qui qualifie la « redécouverte » de l’interlocuteur comme « partenaire » comme un mérite particulier de l’approche bühlerienne pour la théorie du langage). K. Bühler se centre sur les interactions verbales (Sprechverkehr) des individus comme acteurs et partenaires de la conversation :
« Deux participants sont en effet nécessaires non seulement dans le mariage, mais dans tout processus social, et il faut commencer par décrire l’événement de parole concret selon le modèle complet de l’interaction verbale. » (Bühler, 2009 : 175)
« Denn es gehören zwei nicht nur zum Heiraten, sondern zu jedem sozialen Geschehen und das konkrete Sprechereignis muß am vollen Modell des Sprechverkehrs zuerst beschrieben werden. » (Bühler, 1934 : 79)
On pourrait ainsi voir dans sa théorie une conception pragmatique avant la lettre, qui approche le langage comme dialogue et action sociale. Par le fait de souligner l’interdépendance des rôles de l’émetteur et du récepteur, K. Bühler prépare aussi des bases pour les travaux qui s’intéressent aux publics en tant que groupes de récepteurs. Pour lui, le langage n’est pas simplement un véhicule pour transmettre des informations, mais sert à organiser le monde social ; par-là, sa conception du langage s’ouvre vers les sciences culturelles et vers les études du discours public en tant que pratique culturelle (Zifonun, 2012 : 66s.).
Il convient de souligner le « travail de systématisation » dont témoigne l’œuvre de K. Bühler (Vonk, 2010 : 567), intégrant des références à des auteurs comme Platon (428/427-348/347 av. J.-C.), Aristote (384-322 av. J.-C.), Guillaume d’Ockham (circa 1287-1347), Wilhelm von Humboldt (1767-1835), Edmund Husserl (1859-1938) et Ernst Cassirer (1874-1945), aussi bien que Karl Brugmann (1849-1919), Hermann Paul (1846-1921) et Ferdinand de Saussure (1857-1913). Dans la visée d’élaborer une sémiotique linguistique, K. Bühler postule quatre principes fondamentaux fondés sur des axiomes concernant la nature du langage (voir aussi Bühler, 1933) : (i) le modèle instrumentaliste du langage (le langage comme organon), (ii) la nature sémiotique du langage, (iii) le schéma à quatre champs ou les quatre domaines de recherche, et (iv) le modèle structural du langage comme réunissant deux classes de signes (lexique et syntaxe) (Persyn-Vialard, 2011 : 154). Le dernier principe s’intéressant aux structures des systèmes linguistiques, la discussion suivante se concentrera sur les trois premiers principes et leurs apports pour le domaine des publics, en analysant d’abord la conception instrumentaliste du signe linguistique et les fonctions fondamentales de ce dernier, pour ensuite passer à la distinction de quatre champs d’investigation. Dans une étape ultérieure, seront exposées la théorie des deux champs et la notion de deixis. Pour la terminologie bühlerienne, seront indiquées dans cette notice les traductions françaises de D. Samain, avec les équivalents allemands, qui sont souvent des néologismes introduits par l’auteur.
Le langage comme instrument (organon) et le(s) récepteur(s) : les fonctions expressive, appellative et représentationnelle du signe linguistique
La psychologie et la théorie du langage étant inséparables dans l’approche de K. Bühler, le point de départ de ses réflexions sur les signes linguistiques est la nature de l’événement de parole (Sprechereignis). Cette orientation montre d’emblée l’importance attribuée à la dimension interactionnelle du langage et au contexte dans lequel l’événement de parole se situe. Dans le même temps, la conception du langage de K. Bühler renoue avec des ouvrages classiques sur la nature du signe linguistique, dont le dialogue du Cratyle de Platon, dans lequel les participants discutent de la « rectitude » ou « justesse » des « noms », c’est-à-dire de la question de savoir si les expressions linguistiques sont arbitraires et seulement justes en fonction d’une convention, ou, au contraire, si elles présentent une justesse naturelle et qu’il existe une relation naturelle entre les noms et les choses. Dans ce contexte, le « nom » est présenté comme un instrument (organon) par lequel quelqu’un communique quelque chose à quelqu’un d’autre, et l’on trouve déjà les trois entités fondamentales qui serviront de point de référence dans les réflexions sur le langage : l’émetteur, le récepteur, et le domaine des « choses » (voir aussi les trois éléments fondamentaux envisagés par Aristote, à savoir l’orateur, ce dont il parle, et l’auditoire). Renouant avec cette tradition, K. Bühler formule un modèle instrumentaliste du langage, qui prévoit trois pôles auxquels correspondent trois fonctions basiques de l’acte langagier, et trois aspects sous lesquels le signe peut être considéré (voir le Tableau 1) :
« Ce dernier [le signe langagier (complexe), EWF] est symbole en vertu de sa coordination aux objets et aux états de choses, il est symptôme (indice, Anzeichen, indicium) en vertu de sa dépendance par rapport à l’émetteur dont il exprime l’intériorité, et il est signal en vertu de son appel à l’auditeur, dont il guide le comportement externe ou interne comme d’autres signes [d’un système, DS] de communication. » (Bühler, 2009 : 109)
« Es [das (komplexe) Sprachzeichen] ist Symbol kraft seiner Zuordnung zu Gegenständen und Sachverhalten, Symptom (Anzeichen, Indicium) kraft seiner Abhängigkeit vom Sender, dessen Innerlichkeit es ausdrückt, und Signal kraft seines Appells an den Hörer, dessen äußeres oder inneres Verhalten es steuert wie andere Verkehrszeichen. » (Bühler, 1934 : 28)
fonction d’expression Ausdruck | émetteur Sender | symptôme Symptom |
fonction d’appel Appell | récepteur Empfänger | signal Signal |
fonction de représentation Darstellung | objets et choses Gegenstände und Sachverhalte | symbole Symbol |
Tableau 1.
Cette conception du signe linguistique est illustrée par le schéma suivant (Bühler, 2009 : 109 ; voir aussi Bühler, 1934 : 28).
Le modèle Organon d’après Karl Bühler. Source : Hermy, wikimedia (CC BY 3.0).
Plusieurs éléments de la conception bühlerienne sont à souligner : le signe linguistique (Zeichen, Z) est représenté par un triangle, qui reflète le rôle constitutif des trois pôles pour la définition du signe. La conception du signe est ainsi essentiellement relationnelle et liée à la situation de communication – on peut constater à cet égard une conception « anti-substantialiste » (Musolff, 1990 : 4) ou une « désubstancialisation du sens » (Persyn-Vialard, 2011 : 160). De plus, en critiquant aussi bien le béhaviorisme que le modèle saussurien du circuit de la parole (Saussure, 1916), K. Bühler souligne la contribution active du récepteur à la constitution du sens. Il insiste sur la différence entre le signe linguistique et le phénomène sonore concret (Schallphänomen, voir aussi le concept médiéval de flatus vocis), représenté par un cercle. Le décodage implique un processus d’abstraction dans lequel le récepteur ne retient que les traits pertinents des phénomènes sonores (principe de la pertinence abstractive/Prinzip der abstraktiven Relevanz), ce qui est représenté par les endroits où le cercle dépasse le triangle. En même temps, le récepteur peut restituer des contenus implicites et rectifier des lapsus ou déficiences du phénomène sonore, ce qui se reflète par le principe de l’aperception complémentaire (apperzeptive Ergänzung, représentée par les endroits où le triangle dépasse le cercle ; Persyn-Vialard, 2011 : 158). Le schéma résume ainsi les deux premiers axiomes de la conception bühlerienne, à savoir le modèle instrumentaliste du langage (le langage comme organon) et la nature sémiotique du langage : « Les phénomènes langagiers sont de part en part sémiotiques » (Bühler, 2009 : 115), c’est-à-dire construits en tant que signes (« Die sprachlichen Phänomene sind durch und durch zeichenhaft » ; Bühler, 1934 : 33).
Le schéma des quatre champs (Vierfelderschema) : formalisation basse vs haute et rattachement vs détachement par rapport au sujet et à l’événement de parole
Le troisième axiome de K. Bühler définit quatre champs d’étude qui sont dérivés à partir de deux aspects fondamentaux, les degrés de formalisation basse vs. haute des phénomènes langagiers et les rapports des phénomènes langagiers au sujet et à des situations de communication concrètes (Rolf, 2008 : 22-24). Le premier paramètre est en rapport avec la distinction saussurienne entre parole et langue (formalisation basse vs. haute) ; dans la discussion du deuxième paramètre, l’auteur se réfère à la distinction entre energeia et ergon (Bühler, 1933 : 41 ; 1934 : 48 sq. ; 2009 : 134 sq.). Cette dernière distinction a été élaborée par W. von Humboldt en se basant sur Aristote ; elle oppose energeia comme activité libre et ayant une finalité définie, et ergon comme le produit qui résulte de cette activité (s’y ajoute encore le concept de dynamis, défini comme la potentialité ou la puissance virtuelle d’engendrer des processus de changement). Cependant, K. Bühler n’affirme pas de correspondances exactes entre ces distinctions et les cases de son système de classification (Auer, 2013 : 29).
En croisant les deux dimensions, il fait une distinction, au niveau de la formalisation basse, entre les actions de parole, qui sont des événements de parole concrets résolvant une tâche communicative pratique concrète, et les œuvres langagières, qui sont des manifestations individuelles du langage qui peuvent être considérées indépendamment de la situation de communication immédiate et sont conçues en vue de ce détachement (par exemple, une citation célèbre ou un texte littéraire concret). Ces deux notions sont aussi en rapport respectivement avec les concepts aristotéliciens de pratique et de poétique.
S’y ajoutent pour le niveau de la formalisation haute les actes de parole et les structures langagières (voir le Tableau 2). Cette dernière notion se réfère à des systèmes langagiers abstraitement décrits (le lexique ou la grammaire d’une langue particulière). La notion d’acte de parole est présentée comme la notion la moins élaborée et la plus controversée du schéma (Bühler, 1934 : 62 ; 2009 : 152 – le terme allemand Sprechakt n’est pas à confondre avec l’acception de ce terme au sein de la théorie des actes de langage). Selon K. Bühler, qui se réfère ici à E. Husserl, il s’agit de l’acte constitutif de signification (sinnverleihender Akt) dans lequel, par leur savoir encyclopédique, les interlocuteurs participent à la constitution du sens. Ce rôle actif se repère par exemple, quand les interlocuteurs interprètent des métaphores ou des mots composés comme l’allemand Backstein « brique » (lit. « pierre cuite »), Backofen « four (à cuire) », dans lesquels le premier élément est formellement identique, mais apporte une contribution différente au sens global (la brique est une pierre qui a été cuite, le four est un récipient dans lequel on cuit quelque chose). De même, il revient aux interlocuteurs de déterminer, dans un texte concret, si l’emploi d’un mot comme cheval doit s’interpréter dans un sens spécifique ou générique (référant à un animal particulier ou à l’espèce zoologique).
rattaché au sujet subjektsbezogen | détaché du sujet subjektsentbunden | |
formalisation basse niedrige Formalisierungsstufe | action de parole Sprechhandlung | œuvre langagière Sprachwerk |
formalisation haute hohe Formalisierungsstufe | acte de parole Sprechakt | structure langagière Sprachgebilde |
Tableau 2.
Les quatre champs ainsi définis et délimités permettent aussi de situer, de manière plus précise, des thématiques de recherche liées à différentes conceptions des publics : on peut s’intéresser, par exemple, au rôle du public dans des événements de parole étroitement liés à la situation de communication immédiate et aux références établies dans ce cadre. De même, la prise en compte des publics est pertinente pour les analyses des œuvres langagières dans la production desquelles l’émetteur peut anticiper le détachement hors de la situation concrète, et différents contextes de réception (voir aussi les remarques suivantes sur la théorie des deux champs). Pour le niveau de formalisation haute, on peut s’intéresser, par exemple, au fonctionnement de certains systèmes de métaphores comme actes de parole pour un public « initié », possédant certains savoirs encyclopédiques, ou aux « publics » en tant que communautés de locuteurs d’une langue/structure langagière particulière.
La théorie des deux champs (Zweifelderlehre) : le champ déictique et le champ symbolique
Après avoir discuté les principes fondamentaux du langage, K. Bühler élabore sa théorie des deux champs. Il s’agit, d’une part, du champ déictique du langage, qui est fondamental pour les termes déictiques, et, d’autre part, du champ symbolique, fondamental pour les termes dénominatifs. Ces deux champs fonctionnent en relation à différents types de champs environnants (Umfelder) à partir desquels le « remplissement de signification » (Bedeutungserfüllung) s’effectue. Si, dans un événement de parole, l’émetteur se réfère au champ déictique, ce sont les champs « sympratique » et « symphysique » qui déterminent le sens des signes langagiers, l’événement de parole faisant partie d’un contexte d’action auquel participent les interlocuteurs, qui partagent l’espace concret de la situation de communication. Si, par contre, l’émetteur se réfère au champ symbolique, le sens des signes langagiers est déterminé par le champ synsémantique.
Concernant le champ déictique, K. Bühler souligne l’importance du geste de montrer ou d’indiquer quelque chose par le bras tendu et par l’index servant de « doigt indicateur » (voir l’allemand Zeigefinger et le latin [digitus] index). Ce geste peut être considéré comme une particularité de l’homme, et l’auteur relève ici une similarité avec le poteau indicateur, qui fonctionne comme une flèche ou un bras indiquant un objet qui se trouve dans une certaine direction. Pour que la fonction du poteau indicateur soit remplie, il y a toutefois une condition essentielle : il faut que le poteau se trouve dans la position correcte dans le champ déictique, et que le point d’origine soit correctement identifiable. Selon K. Bühler, cette observation peut s’appliquer aussi aux termes déictiques comme ici ou là, et elle permet de définir la spécificité sémantique des mots concernés. Ainsi, le champ déictique regroupe un ensemble de signes dont l’interprétation concrète est indissociable de l’événement de parole :
« Tout ce qui est déictique dans le langage présente le trait commun de ne pas recevoir son remplissement de signification et sa précision de signification dans le champ symbolique, mais de les recevoir au cas par cas dans le champ déictique du langage ; et de ne pouvoir les recevoir que dans ce champ. » (Bühler, 2009 : 175)
« Alles sprachlich Deiktische [gehört] deshalb zusammen […], weil es nicht im Symbolfeld, sondern im Zeigfeld der Sprache die Bedeutungserfüllung und Bedeutungspräzision von Fall zu Fall erfährt ; und nur in ihm erfahren kann. » (Bühler, 1934 : 80)
Alors que les termes dénominatifs se rapprochent de la notion de symbole, les termes déictiques fonctionnent comme des signaux qui invitent le récepteur à déterminer leur sens concret à partir de l’événement de parole concret et à partir de l’identification de l’émetteur qui définit le point à partir duquel ils doivent s’interpréter.
Outre les symboles et les signaux, avec les deux champs qui leur sont respectivement attribués, il y a encore un troisième type de signes, qui a été discuté dans la tradition de Charles S. Peirce (1839-1914), à savoir les icônes. K. Bühler envisage la possibilité de prévoir un troisième type de champ fondamental correspondant aux icônes, le champ iconique (Malfeld). Mais, dans une discussion approfondie du langage onomatopéique (Bühler, 1934 : § 13), il arrive à la conclusion que ce champ n’existe pas dans le langage (« Es gibt kein Malfeld in der Sprache », Bühler, 1934 : XXXII [table des matières] ; « Il n’y a pas de champ iconique dans la langue. », Bühler, 2009 : 319).
La distinction des champs déictique et symbolique revêt elle aussi une importance majeure pour la notion des publics. Elle permet de distinguer entre une modalité de communication immédiate, où le public est co-présent dans le temps et dans l’espace, et une modalité de communication détachée d’une situation concrète, où l’identification du sens des signes repose sur les informations déposées dans le système de la langue. La notion traditionnelle de public évoque le premier type de scénario, par exemple quand on envisage un discours prononcé par un orateur devant un public. Pour le second scénario, on peut aussi envisager les groupes de récepteurs concernés, par exemple les lecteurs d’une œuvre littéraire, qui peuvent inclure des lecteurs contemporains, anticipés par l’auteur, mais aussi des lecteurs de générations plus tardives ou venant d’autres régions géographiques, etc.
Les différents systèmes de référence et les différentes modalités sémiotiques qu’ils conditionnent se retrouvent également dans le modèle de l’immédiat communicatif (kommunikative Nähe) et de la distance communicative (kommunikative Distanz), qui fournit des outils d’analyses complémentaires. Ce modèle a été élaboré par Peter Koch (1951-2014) et Wulf Oesterreicher (1942-2015 ; 1990 ; 2001 ; 2012) à partir de l’ouvrage de Ludwig Söll (1931-1974 ; 1974) sur le français parlé vs. écrit. Pour caractériser les deux options fondamentales du modèle, les auteurs proposent dix paramètres qui peuvent prendre des valeurs opposées, et l’on retrouve parmi ces paramètres l’opposition entre l’ancrage vs. le détachement actionnel et situationnel, entre l’ancrage vs. le détachement référentiel, ainsi que la coprésence vs. la séparation spatio-temporelle, la première option étant liée chaque fois respectivement au domaine de l’immédiat et la deuxième au domaine de la distance communicative. Un élément clé du modèle est la possibilité de permettre, voire de prévoir, des combinaisons atypiques et mixtes des valeurs des paramètres pour des énoncés concrets, de sorte que l’on arrive à des caractérisations nuancées qui peuvent s’appliquer à des énoncés particuliers ou à des réalisations typiques de certains types d’énoncés (voir la notion de « tradition discursive » ; Winter-Froemel, 2020). Ainsi le discours d’un orateur devant un public se caractérise-t-il non seulement par certains éléments de l’immédiat, mais aussi par des traits typiques de la distance communicative : le fait que les interlocuteurs sont (relativement) inconnus, la monologicité et la coopération faible des interlocuteurs, la fixation thématique, le fait que la communication est typiquement préparée à l’avance et, justement, le cadre public de la communication. Il se dessine ainsi un continuum entre les pôles de l’immédiat et de la distance, sur lequel les énoncés et les traditions discursives peuvent se situer. On passe donc chez P. Koch et W. Oesterreicher à une caractérisation de scénarios de communication, alors que la théorie des deux champs de K. Bühler s’intéresse au fonctionnement de différents types de signes et aux modalités sémiotiques de leur usage.
Les réflexions développées par les auteurs peuvent également servir pour l’analyse de nouveaux scénarios de communication définis par les nouveaux médias, qui introduisent de nouveaux types de « publics » (Winter-Froemel, 2023). Les approches permettent d’analyser leur fonctionnement sémiotique et communicationnel. On peut d’ailleurs noter que K. Bühler lui-même s’est intéressé au film, qui était un nouveau média à son époque, et qu’il a encouragé ses étudiants et élèves à analyser les possibilités qui s’ouvrent avec ce média (Czwik, 2021).
Origo et récepteur(s)/public, et les différentes modalités de la deixis
Après avoir établi le champ déictique, on peut s’interroger sur le fonctionnement concret de l’encodage et du décodage des termes déictiques. La notion clé à cet égard est l’origo de la deixis linguistique (Sprecherorigo), qui correspond à la perspective de l’émetteur et qui est visualisée par K. Bühler comme le point zéro d’un système de coordonnées. Selon lui, ce point de référence sert de base pour trois dimensions fondamentales de la deixis : la deixis spatiale, temporelle, et personnelle. Ces dimensions se résument dans les trois mots déictiques fondamentaux ici, maintenant, moi, qui fonctionnent comme des marques renvoyant à la place de l’émetteur, au moment où il prononce son énoncé, et au personnage de l’émetteur même. À partir de ce point de référence se met en place un système de coordonnées qui sert de base pour déterminer le sens concret, dans un événement de parole donné, de mots comme là, demain, tu.
K. Bühler constate aussi la possibilité de transferts de l’origo ; selon lui, ces transferts sont une réalité psychologique simple et quotidienne, dans la mesure où, dans les interactions sociales, il y a souvent des déplacements du point de référence déictique. Dans ce contexte, l’auteur distingue entre trois modes déictiques fondamentaux. Outre la demonstratio ad oculos (ou deixis ad oculos), qui représente le cas prototypique de l’interaction immédiate, où l’émetteur et le récepteur sont co-présents et partagent le même contexte situationnel, K. Bühler prévoit la deixis anaphorique (anaphorische Deixis) et la « deixis à l’imaginaire » (Deixis am Phantasma). Dans la deixis anaphorique, le « geste » de « montrer/indiquer » fait référence à des éléments textuels précédents ou suivants ; ce mode déictique a été largement étudié en linguistique textuelle. La « deixis à l’imaginaire » s’effectue si l’émetteur introduit un point de référence supplémentaire qui sert de point d’origine et qui définit un nouveau champ de référence.
Les différentes modalités sémiotiques se conjuguent selon les contextes d’énonciation et selon la présence de différents types de récepteurs et publics. Tandis que les événements de parole rattachés au sujet et à une situation partagée des interlocuteurs favorisent le recours à la deixis ad oculos, la communication avec des publics non immédiats recourt souvent à la deixis anaphorique. Enfin, la « deixis à l’imaginaire » peut s’observer dans différents types de scénarios. K. Bühler évoque ainsi l’exemple d’un professeur de gymnastique qui, malgré sa position en face d’une rangée de gymnastes alignés, formule par convention des ordres comme avant ou arrière, à droite ou à gauche en adéquation avec la perspective des gymnastes (Bühler, 1934 : 131 ; 2009 : 237 sq.). De même, la deixis à l’imaginaire s’observe dans des scénarios de distance et de détachement du sujet, comme par exemple les œuvres littéraires, quand le narrateur adopte la perspective d’un personnage d’un roman, ou quand la perspective se déplace vers celle du voyageur dans un récit de voyage. La deixis à l’imaginaire est également pertinente pour certains phénomènes de la communication publicitaire, où l’on observe régulièrement un déplacement de l’origo vers le récepteur, le contexte de réception représentant l’aspect crucial des énoncés en question (voir Winter-Froemel, 2016) : pour les récepteurs d’affiches publicitaires, des mots comme ici et maintenant renvoient normalement au lieu et au moment où l’affiche sera lue (Placez votre visuel ici), et pas à l’origo de l’émetteur (e. g. un employé de l’entreprise ou de l’agence de publicité) quand l’énoncé est formulé. Malgré le fait que l’émetteur et le récepteur ne sont pas co-présents et n’accèdent pas directement à un champ déictique partagé, l’émetteur peut ainsi établir des références au champ déictique concret du récepteur, à savoir son champ symphysique et sympratique, en anticipant l’acte de la compréhension de l’événement de parole dans lequel les termes déictiques seront interprétés.
Conclusion
Alors que la conception du signe linguistique proposée par K. Bühler et ses réflexions sur les termes déictiques ont connu un certain succès international, la réception d’autres éléments de son œuvre a été plus restreinte. Dans ses écrits, et surtout dans sa Théorie du langage, il a élaboré un édifice théorique complexe et très cohérent qui prévoit une série de distinctions fondamentales pour toute étude des phénomènes langagiers, et ses réflexions peuvent ainsi nourrir des études concrètes s’intéressant à différents aspects et facettes de la question des publics. De plus, la mise en relief de l’interdépendance de l’émetteur et du récepteur n’est pas sans entraîner des conséquences théoriques de grande ampleur. Un apport particulièrement important de K. Bühler réside dans le fait de réunir la psychologie et la théorisation linguistique, en confrontant et en développant des approches antérieures de différentes époques, traditions et contextes de recherche. De la sorte, il propose des réflexions extrêmement nourries et denses qui ouvrent de nombreuses pistes pour la recherche actuelle, malgré la date relativement ancienne de son œuvre et malgré une réception jusqu’ici plutôt limitée.
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