Des acteurs médiatiques se servant de la puissance des réseaux sociaux numériques (RSN) comme mode de diffusion ont fait leur apparition au cours de la décennie 2010. Plutôt que de s’appuyer de façon complémentaire sur ces derniers pour améliorer le nombre de pages vues, ces médias épousent les logiques des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Les RSN deviennent – dans un premier temps – leurs seuls et uniques diffuseurs, leur permettant de se délier des contraintes des diffuseurs historiques comme les chaînes de télévision pour se lier à celles engendrées par les logiques algorithmiques de diffusion des contenus ; elles-mêmes sont induites par les activités de partage des internautes qui sous-tendent la viabilité économique de plateformes comme Facebook, Instagram, Snapchat, YouTube, aujourd’hui Tik Tok et, dans une moindre mesure, Twitter.
Majoritairement, ces innovations médiatiques ont pris la forme de capsules vidéos de quelques minutes traitant de sujets informatifs et/ou divertissant, plutôt à destination des jeunes de 18 à 35 ans (« les millenials » pour reprendre l’expression des services marketing et des concepteurs et conceptrices de ces médias). Ainsi, en 2012, un nouvel acteur se lance-t-il avec succès aux États-Unis : Now This. En 2014, la première déclinaison vidéo à destination de la jeunesse arabe, AJ+, émane d’une chaîne de télévision bien implantée et reconnue dans le monde arabe : Al Jazira. Plusieurs acteurs se partagent le marché en France, dont le plus connu qui surpasse aujourd’hui tous les autres en matière de nombre de vues, Brut, lancé en novembre 2016 et son principal concurrent Loopsider, lancé en janvier 2018. De grands groupes de médias traditionnels comme Prisma se lancent sur ce créneau, avec Simone Média depuis avril 2018 sur des sujets dits féministes, ou celui de la société de production Éléphant qui, entre 2017 et 2019, a tenté de faire exister le format Monkey. On peut ajouter à ce tableau, le média Konbini et la déclinaison jeunesse France TV Slash qui se situent davantage sur le créneau du divertissement. À l’exception de cette dernière issue du service public, les productions émanent de groupes privés dépendant de levées de fonds régulières et du modèle publicitaire : des coupures publicitaires sont intégrées aux vidéos (ad breaks) et des revenus croissants proviennent des contenus sponsorisés (appelés brand content), ainsi que de conseils en stratégie numérique dispensés à ces marques (cas de Brut ou Loopsider, par exemple).
Davantage que d’autres productions issues des industries culturelles, de telles vidéos sont conçues en fonction des discussions générées sur les réseaux sociaux qu’elles viennent, dans un mouvement de va-et-vient, alimenter dans la mesure où elles circulent sur ces supports numériques. Par leurs modalités de fabrication et de diffusion, ces capsules vidéo introduisent donc de nouveaux enjeux à propos des notions de réception et audience.
Une consommation médiatique détachée des sites web, une production de vidéos suscitée par Facebook et appuyée sur de nouveaux usages
Une majorité de vidéos d’information sont consommées en dehors du support qui les a produites, par l’intermédiaire d’une plateforme de type réseau social : 32 % via Facebook au niveau mondial en 2018, 26 % pour YouTube et 17 % pour les autres réseaux sociaux (Newman et al., 2018). La vidéo étant un des formats rapportant le plus de publicité, Facebook en a fait, à partir de 2015, une priorité et a largement financé des médias du monde entier afin qu’ils produisent des contenus natifs, adaptés à ses exigences. Le live en a fait partie, tout comme les vidéos d’information. Via son blog Facebook for media, l’entreprise de Menlo Park a prescrit des conseils aux rédactions, conseils qui vont finir par devenir des injonctions en les incitant à se concentrer sur la création de contenus comme la vidéo « qui stimulent l’engagement », c’est-à-dire des interactions : vues, mais surtout partages et commentaires, le tout améliorant le trafic au sein de la plateforme elle-même (Mattelart, 2020). Ces injonctions qui, au départ, visent des titres traditionnels finissent par inciter des producteurs de contenus à se lancer exclusivement dans la vidéo, comme Now This aux États-Unis ou Brut en France ou bien incitent des médias déjà existant comme Al Jazira à investir ce créneau. Facebook rémunère aussi les éditeurs grâce à une coupure publicitaire intervenant à partir de 90 secondes de diffusion (celle-ci a été introduite chez Brut fin 2018).
Les codes de fabrication des contenus ont été adaptés en fonction des usages des RSN des jeunes générations (Kalogeropoulos et al., 2016). Par exemple, en scrutant à la fois les réseaux sociaux, mais aussi les requêtes Google, les titres seront formulés sous forme de questions simples, semblables à la manière dont sont exprimées les requêtes sur un moteur de recherche. Par ailleurs, la consultation se faisant principalement sur téléphone portable, le format le plus approprié, car le plus simple à regarder est devenu le « format carré ». La consultation se faisant souvent en mouvement, lors des déplacements dans les transports en commun ou lors de courts moments de pause, la nécessité du sous-titrage s’est très rapidement imposée afin que ces vidéos puissent être regardées sans le son. Enfin, le choix d’un cadrage des interviews le plus épuré possible, afin qu’il ressemble à la manière dont on peut filmer soi-même avec son téléphone portable, est devenu une grammaire visuelle à part entière.
En ce qui concerne les contenus d’information, d’une durée d’une à trois minutes, ils se caractérisent ainsi : il s’agit en majorité de sujets incarnés, c’est-à-dire mettant à l’honneur une personne, le plus souvent peu ou pas connue du grand public qui vient apporter un témoignage, raconter son expérience et permettre de susciter une forme d’empathie et d’émotion avec l’internaute qui va se sentir concerné·e par le sujet abordé et sera donc plus susceptible de le partager. Les sujets traités se concentrent sur la question environnementale (risques climatiques et comportements écologiques vertueux à adopter) et la dénonciation des discriminations et des violences (de genre et raciales principalement). Les témoignages sont filmés face caméra, aucun discours contradictoire n’y est opposé. Une plus faible part de sujets porte un discours désabusé sur la classe politique présentée comme incapable de faire face à ces enjeux. Ces vidéos permettent très rarement, voire jamais, d’entrevoir ou d’entendre le ou la journaliste qui en est à l’origine, dont le nom n’est apparu en fin de sujet en France que courant 2019 et à la demande de Facebook pour lutter contre les fake news (à l’exception de quelques journalistes stars comme Rémy Buisine qui s’est fait connaître par ses lives sans montage). Contrairement aux émissions conçues pour un public jeune en télévision, le second degré et l’humour sont absents. Des études chronologiques sur l’évolution de la ligne éditoriale montrent que les contenus s’adaptent presque en temps réel aux chiffres de consultation sur les différentes plateformes : les sujets porteurs comme la défense de l’environnement ou la dénonciation des discriminations sont apparus comme plébiscités par le public visé, ils ont donc été dupliqués, en accord avec les orientations d’une rédaction jeune revendiquant une ligne progressiste sans être militante (Aubert, 2021).
Un modèle reposant sur l’économie du partage
Les contenus doivent donc être conçus pour circuler, car plus une vidéo est partagée et commentée (les acteurs de ces industries utilisent le vocable de « taux d’engagement » comme les y incitent les plateformes de réseaux sociaux numériques), plus elle sera monétisée. Ceci explique notamment le fait qu’elles racontent souvent des histoires personnelles plus susceptibles de créer de l’empathie, de permettre à l’internaute de ressentir des émotions, un fonctionnement qu’ont mis en évidence Julien Pierre et Camille Alloing (2017) dans leur étude sur le Web affectif. L’affectivité est irriguée par le dispositif lui-même parce qu’elle est à la base de la réaction, donc, entre autres gestes, du partage, du like et in fine de l’interactivité dans son ensemble. Le réseau social va donc chercher à stimuler et faire remonter des contenus produisant de l’affect afin d’intensifier la circulation de ces affects ou émotions dans l’espace de réception.
Or, ces productions sont en grande partie élaborées grâce à l’observation fine des réactions des internautes, en amont et en aval de la production de contenu. Le processus d’élaboration du contenu par l’équipe rédactionnelle nécessite une porosité avec les discussions et thématiques émergeant dans l’espace des RSN, ce qui se voit aussi très vite dans les activités de partage des abonnés à ces médias. En effet, si les enquêtes par sondage ou par groupes de discussion sur le lectorat ou l’audience, et des enquêtes marketing vendues par des cabinets spécialisés ou des instituts de sondages, alimentent les département « études » des grands médias depuis les années 1960-1970 (Pradié, 2004), les analyses actuelles sont d’abord et avant tout produites à partir d’outils de veille sociale qui ont émergé dans le courant des années 2010 et qui proposent aux marques, aux entreprises, mais aussi aujourd’hui aux rédactions de repérer, pour elles, ce qui se dit sur les réseaux sociaux et leur proposent, en fonction de leur cœur de métier, des pistes pour améliorer la visibilité de leurs contenus. Le modèle du social media analysis sous-tend toute l’économie de ces nouveaux médias fondés sur la vidéo et Brut a été le premier à le mettre en place de manière structurée dès 2017 en France, grâce au logiciel Crowd Tangle commercialisé par Facebook qui a permis aux équipes de se concentrer sur des sujets qui faisaient réagir massivement la communauté des abonnés. Des équipes d’analystes data et de data scientists se sont depuis constituées pour organiser les masses d’information venues de cet espace public numérique et produire des recommandations principalement pour les branches brand content de ces médias (soit les publi-reportages ou contenus réalisés pour des marques d’où proviennent la majorité des revenus), mais parfois aussi pour les rédactions elles-mêmes. Les problématiques relatives à la prise en compte des logiques d’audience par ces médias ont donc aussi évolué, dans la mesure où ce n’est plus un taux d’audience capté par le Mediamat qui accompagnera en partie les choix de programmation, mais une forme de ce que Baptiste Kotras (2019 : 94) nomme une « sismographie de l’opinion » sur internet, c’est-à-dire que les outils de veille sociale vont permettre de « distinguer les variations, c’est-à-dire les opinions qui se déplacent, se propagent, et mobilisent un nombre croissant d’internautes ».
Visée du discours médiatique
La visée du discours médiatique projetée par ces capsules d’information doit donc être interrogée. À la suite de Patrick Charaudeau (2011), on peut affirmer que le discours porté par ces médias a bien une visée de captation et une visée de crédibilité. Cependant, le discours journalistique analysé ici invite aussi son public à se saisir du contenu pour en faire un usage direct et immédiat, c’est sa raison d’être. D’après les équipes rédactionnelles de ces médias, leurs publics actuels rejetteraient le filtre des expert·es. En revanche, ces derniers sembleraient accepter une autre forme de médiation : celle de l’anonyme et/ou du militant qui vient dire sa vérité, donner son conseil, tenter de convaincre sur son domaine d’expérience ou d’expertise, ce qu’une analyse de contenu de ces productions met en évidence. Il s’agit ici de nouveaux types de leaders d’opinion dont les réseaux sociaux et en particulier YouTube ont depuis déjà plusieurs années fourni plusieurs exemples (Louessard et Farchy, 2018). La prise en charge d’une narration par ce type d’acteurs sociaux permet de déléguer cette prise de parole : ce n’est plus au média ni aux journalistes de l’assurer, c’est à la société civile de dire sa vérité, son sentiment, sans être contredite. La rédaction qui revendique une ligne éditoriale souple, plastique, tout en se concentrant sur des sujets de société progressistes s’efface ainsi devant ceux et celles qui prennent la parole, à sa place. Les personnes (et les personnalités) qui se racontent, qui dénoncent, cherchent bien à briser un statu quo sur ces sujets de société.
Mais briser un statu quo ne veut pas pour autant dire engager un débat contradictoire. Le rôle des « ami·es » dans le partage d’actualité doit ici être rappelé (Bastard, 2015 : 265-266) : sur un réseau social, la motivation à cliquer sur un lien partagé provient du fait que l’on connaît la personne, que l’on a confiance en elle, c’est un ou une ami·e. Cette dimension homophile dans le partage d’information et donc, par ricochet, dans l’élaboration du contenu par les médias, est un point novateur dans l’analyse des publics, conduisant les journalistes à proposer des contenus qui ne mettent en scène aucun discours contradictoire, parfois aseptisé.
Un nouveau modèle d’intégration des publics à la fabrication des contenus
L’analyse des modes d’élaboration des vidéos permet donc de dire qu’une partie des intérêts du public (des réseaux sociaux numériques) sont réintroduits dans l’élaboration des contenus. Le travail mené par les équipes data a aussi pour vocation de pointer des sujets ou des thématiques dont les journalistes peuvent se saisir. Les données d’audience sont mêlées avec des éléments qualitatifs (recherches sémantiques) : contenu de commentaires, avis, opinions, ce qui fait réagir en temps réel. Ce processus va donc plus loin qu’une simple connaissance des intérêts d’un public qui pouvait exister sur les chaînes de télévision classiques, élaborée grâce à des sondages d’opinion qui étaient en fait peu utilisés par les programmateurs qui, in fine, préféraient se servir des mesures d’audience effectuées a posteriori, comme « juges de paix » (Gitlin, 1983).
Ce modèle acte donc la disparition du grand public qui avait déjà commencé à s’évanouir avec la multiplication des chaînes (Wolton, 1990). Alors que la mesure d’audience en télévision se veut neutre (Méadel, 2010), la prise en compte de l’activité de l’internaute est le contraire de cette norme jusqu’à présent admise. Étant donné qu’un des critères les plus importants est celui du partage, du retweet, ces capsules vidéo portent en elles, dans leur ADN de conception pourrait-on dire, des traces de réception : elles sont conçues en fonction des traces des débats et des thèmes jugés comme importants par ceux auxquels elles sont destinées et elles ont vocation à voyager via les réseaux sociaux pour être à nouveau vues et repartagées. L’activité de visionnage se double souvent d’une action : lorsque l’on publie ou que l’on interagit sur un réseau social, on dit quelque chose de soi, on dit, dans une certaine mesure, qui l’on est. Par ailleurs, celui qui partage, like, etc. veut inciter à aller voir, il cherche à convaincre (Bastard, 2015). Le public dont il est question ici, cherche à être, à son niveau si petit soit-il, un leader d’opinion. Pour être distribué, le contenu s’appuie sur un algorithme de diffusion construit à partir d’informations qui vont permettre de prioriser et distribuer le message d’une façon considérée comme efficace par les plateformes de RSN. Or, ces algorithmes évoluent en fonction des actions des internautes eux-mêmes. Les publics dont les émotions et les traces laissées sur les RSN ont orienté l’élaboration des contenus réapparaissent donc, sous une autre forme, dans les dispositifs de diffusion des message médiatiques ainsi conçus.
Alloing C. et Pierre J., 2017, Le Web affectif. Une économie numérique des émotions, Bry-sur-Marne, INA Éd.
Aubert A. 2021, « Les vidéos d’information diffusées via les réseaux sociaux numériques : dire la société via les métriques de consultation. Une étude de cas à partir des vidéos du média Brut ». Questions de communication, 40. Disponible sur : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.27020.
Bastard I., 2015, De proches en pages, de pages en proches. Exploration et réception des informations en ligne, thèse de doctorat en sociologie, Télécom Paris Tech.
Charaudeau P. 2011, Les Médias et l’information. L’impossible transparence du discours, Bruxelles/Bry-sur-Marne, De Boeck/INA Éd.
Gitlin T., 1983, Inside Prime time, Londres, Routledge, 1994.
Kalogeropoulos A, Cherubini F., Newman N., 2016, The Future of online news video, Digital News Project, Oxford, Reuters Institute. Accès : https://www.digitalnewsreport.org/publications/2016/future-online-news-video/#the-future-of-online-news-video.
Kotras B., 2019, La Voix du web, Paris, Éd. Le Seuil.
Louessard B. et Farchy J., 2018, Scène de la vie culturelle, YouTube, une communauté de créateurs, Paris, Presses des Mines.
Mattelart T., 2020, « Comprendre la stratégie de Facebook à l’égard des médias d’information », Sur le journalisme, About journalism, Sobre jornalismo, 9 (1). Accès : https://revue.surlejournalisme.com/slj/article/view/416/392.
Méadel C., 2010, Quantifier le public. Histoire des mesures d’audience de la radio et de la télévision, Paris, Éd. Economica.
Newman N. et al., 2018, Digital News Report, Oxford, Reuters Institute for Journalism for the study of Journalism. Accès : https://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/sites/default/files/digital-news-report-2018.pdf.
Pradié C., 2004, « L’irrésistible montée des études de marché dans la presse française », Le Temps des médias, 3, pp. 126-137. Disponible sur : https://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2004-2-page-126.htm.
Wolton D., 1990, Éloge du grand public, Paris, Flammarion.
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