Le cinéma et son public, exploration philosophique de l’ordinaire
Stanley L. Cavell (1926-2018) est un philosophe américain dont les travaux et la pensée se situent à mi-chemin entre la philosophie continentale et la philosophie analytique américaine. Grand lecteur de Ralph W. Emerson (1803-1862), il reprend et développe son concept de « perfectionnisme moral » qu’il transpose notamment dans un champ jusqu’alors non étudié par les philosophes, le cinéma, contribuant à en renouveler l’approche dans une démarche cohérente avec sa pensée philosophique.
Pour S. Cavell, le cinéma n’est pas un sous-produit de la culture américaine, mais un champ d’investigation aussi noble que la philosophie. Il ne l’envisage pas comme un objet ou même un art, mais comme une expérience. Son approche se situe très exactement là où ses questionnements philosophiques l’ont conduit : à l’ordinaire. S. Cavell, qui refuse les prétentions conceptuelles habituelles de la philosophie, envisage avant tout celle-ci comme une expérimentation sociale nécessitant un retour au commun : à l’analyse des pratiques sociales, à l’écoute et au recueil des voix. Et quoi de plus ordinaire comme pratique culturelle que le cinéma, particulièrement aux États-Unis ? Il est le médium idéal pour parler de l’Amérique, de son public, nous ramener à nous-mêmes et proposer une orientation morale. Tout au long de sa carrière, S. Cavell n’a cessé de réfléchir et d’écrire sur le cinéma, son premier ouvrage et l’un ses plus importants étant La Projection du monde (1971, 1999 pour la traduction française), dans lequel il amorce deux réflexions centrales : l’une sur la différence ontologique entre les publics du théâtre et du cinéma ; l’autre sur l’expérience du spectateur.
La Projection du monde
À la différence du théâtre et des autres arts traditionnels – sauf exceptions –, le cinéma n’a pas perdu le contact avec son public. Cette idée simple, que l’auteur reprend à Erwin Panofsky (1892-1968), définit le lien, indissoluble et chaque fois renouvelé, entre le cinéma et son public qui explique, en grande partie, pourquoi le cinéma joue un rôle important dans la vie des spectateurs, continue à y être constamment présent et à y avoir une réelle influence. La musique, la peinture, la sculpture, la poésie ne concernent qu’un cercle restreint composé pour partie de ses créateurs ; selon S. Cavell, ils n’ont « virtuellement plus de public ». Pour lui, « les arts diffèrent entre eux par leur degré d’isolement du public, et par le degré auquel ils souffrent de cet isolement » (Cavell, 1971 : 28). Au théâtre, le public pourrait se définir « comme les gens à qui les acteurs sont absents, alors qu’ils ne sont pas présents aux acteurs ». Au cinéma, « mon impuissance est assurée mécaniquement » (ibid. : 54-55) : on assiste à un spectacle passé que nous absorbons comme un souvenir et, en cela, le cinéma a plus à voir avec la narration du roman qui se fait elle aussi au passé.
Le critique André Bazin (1918-1958) voyait le cinéma comme l’art ayant réussi à prolonger nos rêves d’enfants. S. Cavell repart de cette réflexion, dans un sens moins poétique, et pose la question de savoir pourquoi le cinéma est si important pour nous. Marc Cerisuelo (2001 : 20) synthétise sa réponse : « Parce qu’il compte dans nos vies et qu’il crée l’espace d’une communauté ». Contrairement aux arts traditionnels, pour S. Cavell (1971 : 29), « ses exemples les plus hauts et ses exemples les plus ordinaires attirent le même public », il est l’art populaire et démocratique par excellence. L’un des apports originaux du philosophe américain est la manière dont il envisage la projection, à savoir comme une expérience qu’il essaie de retranscrire par le langage. Trouver des mots pour dire son expérience est fondamental dans la pensée du philosophe. Et il s’interroge : comment reçoit-on un film dans la salle de cinéma en tant que spectateur et comment se souvient-on, comment « dit-on » cette expérience ? La dimension de compagnonnage est importante : contrairement au livre, expérience solitaire, le cinéma selon S. Cavell (1971 : 35) « est constitué de divers groupes de camarades, ou d’âmes égarées dont l’autre est absent ». On ne se souvient pas d’un film de la même manière selon les personnes avec qui on l’a vu, et cela est déterminant pour réfléchir à l’expérience du cinéma. Si le souvenir est fluctuant, c’est parce que le cinéma est aussi une expérience évanescente, mystérieuse. L’auteur voit et pense le cinéma à une époque où le support est éphémère. Pour lui, étudier les films, c’est passer « principalement par la réminiscence, comme pour les rêves » (ibid. : 37), car « les films ne sont plus là comme autrefois » (ibid.). Il y a ambivalence car les films ont « l’évanescence des exécutions musicales, et la permanence des enregistrements, mais ils ne sont pas des enregistrements ». Un film visionné il y a longtemps peut encore être très présent à notre esprit, nous « harceler », comme l’écrit S. Cavell (1971 : 43), « aussi vivement que des moments de notre enfance », ce qui renvoie la réflexion à l’expérience ordinaire et personnelle. Si un film peut exister de manière si intime, il peut alors agir sur nous et nous entraîner à nous « intéresser à [notre] propre expérience ».
L’exemple de l’acteur ainsi que l’analyse de l’auteur poursuit cette réflexion : ce que vit le personnage sur l’écran peut être ressenti, par le principe de l’identification et de l’immersion fictionnelle, comme la propre expérience propre et intime du spectateur. Ainsi, en proposant une projection du monde – terme à entendre dans son acception double (assister à une projection, se projeter dans un univers) –, le cinéma propose-t-il des expériences de vie pouvant aider le spectateur à mieux vivre la sienne.
À la recherche du bonheur
Cavell a travaillé essentiellement sur le cinéma hollywoodien classique et particulièrement sur un genre de films qu’il a identifié comme des « comédies de remariage ». C’est cet objet spécifique qu’il analyse dans son livre À la recherche du bonheur (1981). L’intrigue de ces films réalisés dans les années 1930-1940 présente invariablement un couple marié confronté à l’expérience de la séparation – qu’il s’agisse d’un divorce ou d’obstacles – et tout l’enjeu est de les réunir à nouveau, après bien des péripéties et un parcours presque initiatique (il faut « mourir » pour « renaître »). Ainsi, tout en étant des comédies divertissantes, ces films proposent une illustration exemplaire du scepticisme tel que R. W. Emerson le formulait et tel que S. Cavell l’a auparavant étudié, notamment dans le théâtre shakespearien. Dans les comédies de remariage, il s’agit de plonger les personnages dans les affres du doute, puis de les faire se retrouver de manière à ce qu’ils aient fait l’expérience de leur condition, de leur finitude, et acceptent leurs différences. Ce qui leur permettra de se retrouver sera notamment la parole et le fait de converser à deux. Le langage est central dans ces comédies où les personnages sont d’une grande volubilité.
Le cinéma possède donc une fonction morale, celle d’éclairer nos vies ordinaires. Les films permettent de nous interroger sur ce qui nous intéressent et, par leur capacité à prendre en charge l’ordinaire et le commun, de nous orienter vers un perfectionnisme, un moralisme, concept que S. Cavell n’entend pas dans son acception de valeur et de jugement, mais plutôt comme « l’exploration de nos vies ordinaires » (Coussement, 2001 : 134) Ainsi, comme le reprend sous forme d’interrogation le titre d’un autre ouvrage de S. Cavell (2003), l’une des grandes questions que pose les films est bien de savoir si le cinéma nous rend meilleurs.
Cavell S., 1971, La Projection du monde. Réflexions sur l’ontologie du cinéma, trad. de l’anglais (États-Unis) par C. Fournier, Paris, Belin, 1999.
Cavell S., 1981, À la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage, trad. de l’anglais (États-Unis) par C. Fournier et S. Laugier, Paris, Ed. L’Étoile/Cahiers du Cinéma, 1993.
Cavell S., 2003, Le Cinéma nous rend-il meilleurs ? éd. par E. Domenach, trad. de l’anglais (États-Unis) par C. Fournier et E. Domenach, Montrouge, Bayard, 2010.
Cerisuelo M., 2001, « L’importance du cinéma », pp. 13-20, in : Laugier S., Cerisuelo M., éds, Stanley Cavell. Cinéma et philosophie, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle.
Coussement L., 2001, « Identité et scepticisme dans Comme il vous plaira et The Lady Eve », pp. 120-138, in : Laugier S., Cerisuelo M., éds, Stanley Cavell. Cinéma et philosophie, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle.
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