Chanter pour les sans-voix


 

Le retour du spectacle et de la chanson des « Enfoirés » chaque année a installé la chanson caritative dans le paysage médiatique français. Comme la plupart des opérations caritatives, ce type de chanson mobilise des personnalités médiatiques censées porter la parole de groupes qui sont souvent désignés comme des « sans-voix », dans l’incapacité de « se faire entendre ». Selon les circonstances, ce terme de « sans-voix » peut recouvrir des « sans + X » très divers : « sans domicile fixe », « sans-papiers », « sans-logis », « sans-abri », « sans-droits », « sans-travail »… Il peut aussi référer à des groupes aux contours très flous qui sont construits sur des caractérisations de type adjectival : « les plus faibles », « les plus démunis », « les plus fragiles », les « exclus », les « périphériques », les « invisibles », les « minorés », les « oubliés »… Dans les sciences sociales se sont développées diverses problématiques qui s’intéressent à ces populations : en particulier celles portant sur la « vulnérabilité » (Brodiez-Dolino et al., dirs, 2014 ; Thomas, 2010 ; Maillard, 2011), les « acteurs faibles » (Payet, Giuliani, Laforgue, 2008 ; Payet, 2011), le « care » (Tronto, 1993), certains courants des « gender studies » (Butler, 1997) ou, plus anciennement, la réflexion sur le « subalterne » (Spivak, 1985). De leur côté, certains analystes du discours ont abordé la parole des « sans – » (Guilhaumou, 1998) ou ont engagé une réflexion d’ordre éthique et politique sur cette catégorie (Rabatel, 2016 ; Paveau, 2017).

Pour faire entendre la parole de ces « sans-voix », deux possibilités s’ouvrent. La première consiste à offrir un espace de parole à ceux qu’on n’entend pas ; l’autre consiste à recourir à des médiateurs qui vont les rendre audibles et visibles pour un public qui les ignore. Cette problématique est au centre de deux publications : un numéro spécial de revue consacré à « L’appel à la pitié dans l’espace public » (Amossy, Maingueneau, 2020) et un ouvrage collectif : Donner la parole aux « sans-voix » ? (Ferron, Née, Oger, 2022).

Les médiateurs qui nous intéressent ici, en l’occurrence des artistes, ne sont pas des porte-parole au sens juridique, c’est-à-dire des individus nommés par une organisation pour parler en son nom. Ils ne s’autorisent pas non plus d’un mandat de nature politique ou syndicale, ni même d’une autorité intellectuelle (Aubin, 2009 ; Gautier, 2015). Se réclamant d’une commune appartenance à l’humanité, ils en appellent à la solidarité, sans que ceux en faveur desquels ils parlent le leur aient demandé. Leur position est délicate. Il ne saurait être question qu’ils attirent trop l’attention sur la qualité formelle de leur prestation : le but est de susciter la compassion. Ils doivent d’une manière ou d’une autre montrer qu’ils n’interposent pas leur personne entre les sans-voix et le public. Une tâche particulièrement malaisée quand la médiation passe par des chansons : celles-ci doivent mobiliser des ressources esthétiques, mais ne pas se muer en œuvres.

C’est ce point que j’aimerais souligner en m’appuyant sur deux exemples emblématiques, qui sont deux manières très différentes de surmonter cette difficulté. L’une s’emploie à créer un groupe musical composé de sans-voix ou de personnes qui vivent à leur contact. L’autre consiste à rassembler ponctuellement, pour interpréter une chanson, un certain nombre de personnes célèbres, issues pour la plupart du monde de la variété musicale, mais pas seulement : certaines viennent du sport, du cinéma, de la littérature, du journalisme…

 

Des médiateurs au plus près des sans-voix

Le groupe de rock Les Sans Voix est soutenu par des associations caritatives, en particulier le Secours Catholique et la Fondation Abbé Pierre. Son dossier de presse explique le projet qui l’anime :

« Ce groupe musical varois né en février 2014 est le fruit de la rencontre entre Piero SAPU, figure de la scène alternative (chanteur des Garçons Bouchers, BB Doc, Docteur Destroy), et tous les “Sans”, les “oubliés” de notre société, dont le groupe SANS VOIX s’est donné pour objectif d’amplifier et porter la parole.

L’originalité du projet ? Une voix du rock francophone décide de mettre son talent de parolier et son charisme scénique (plus de 15 ans de scène !) au service des délaissés, devenant ainsi amplificateur et porte-voix.

Le rock, porte-parole des exclus prend tout son sens !

Les paroles des morceaux composés par le groupe SANS VOIX (une vingtaine de compositions à ce jour) sont les mots des “galériens” de l’existence, recueillis lors d’ateliers d’écriture, dans des livres, ou au gré de rencontres à travers la France.

Rachel, Henri, Catherine, William…, sont les Sans-Voix croisés dans les associations humanitaires du Var ou d’ailleurs, dont Piero SAPU clame fièrement la parole ! » (Sans voix, 2016)

« Sans Voix – Remets moi du Ketchup ! ». Source : Sans Voix le rock porte-parole des exclus ! sur YouTube.

 

Dans ce texte, on peut déceler une tension : les Sans Voix sont présentés à la fois comme des « porte-parole des exclus » et comme la « rencontre » entre ces derniers et un chanteur qui « décide de mettre son talent de parolier et son charisme scénique (plus de 15 ans de scène !) au service des délaissés ». La présence d’un leader dans le groupe va aux devants des attentes des médias, qui ont besoin d’incarner les collectifs dans un individu, afin de toucher divers publics. C’est d’ailleurs lui qui a été invité dans une émission de télévision « Toute une histoire », diffusée par France 2, le 21 mars 2015. Sous son visage, écrit en blanc sur un bandeau rouge on pouvait lire : « Bénévole du Secours Catholique, Pierre a décidé de remonter sur scène afin de relayer la parole des “sans voix” » (Sans voix, 2016). De fait, Pierrot Sapu (de son vrai nom Pierre Favre) n’est pas un « porte-voix » médiatique qui serait étranger au monde des sans-voix. Devenu bénévole du Secours Catholique, il vient des marges du show-biz, du rock alternatif, et son apparence (âgé, chauve, tatoué et barbu) conforte l’image de l’artiste marginal vivant parmi les pauvres. Comme les autres membres du groupe, il est censé vivre comme ceux qu’il défend.

Le nom du groupe résume le projet qui l’anime : être un « amplificateur », un « porte-voix ». Les textes des chansons sont présentés comme ayant été « recueillis lors d’ateliers d’écriture, dans des livres, ou au gré de rencontres à travers la France ». Le dernier état du site du groupe insiste sur le fait que les auteurs sont des « Sans-Voix » :

« Amar, Alexandre, Rachel, Dominique, Henri, crédités comme auteurs des textes des chansons, sont des Sans-Voix croisés dans les associations humanitaires du Var ou d’ailleurs, dont Piero Sapu et les 5 autres membres du groupe clament fièrement la parole ! (« Qui sont les Sans Voix ? »).

Les paroles doivent ainsi sembler élémentaires, montrer l’ethos de gens qui disent sans artifice la souffrance. La première strophe d’une des chansons phares du groupe, « Rachel », est significative à cet égard. On peut y interpréter cette simplicité comme manifestant l’ethos des personnes simples, au contact des sans-voix que sont les chanteurs, mais on peut également y voir une « contamination » (Maingueneau, 1993 : 111) entre l’énonciation du narrateur et la simplicité supposée des paroles des personnages qu’il évoque.

En outre, le contenu de la chanson réfléchit l’exclusion qui justifie l’existence du groupe : le personnage central, Rachel, est par métonymie désigné comme « une voix qu’on n’entend pas ».

« Ce n’est qu’une voix qu’on ne voit pas qu’on ne regarde pas
Une petite voix, une simple voix qui n’existe presque pas
Ce n’est qu’une voix qu’on n’entend pas qu’on n’écoute surtout pas » (Sans voix, « Rachel »)

Une autre chanson, « Underground », développe la même thématique sur une autre isotopie : le sans-voix est invisible, il est under-ground, sous terre :

« T’as pas vraiment le choix quand t’es underground
Du comment, du pourquoi quand t’es underground
Pas la tête de l’emploi quand t’es underground
T’as pas vraiment le choix…
C’est pas toi qui régale quand t’es underground
Ou qui fait la morale quand t’es underground » (Sans voix, « Underground »)

De telles chansons visent précisément à remédier à l’exclusion qu’elles dénoncent en la faisant connaître, de manière à susciter la compassion. Si l’élaboration esthétique était poussée plus avant et si les membres du groupe agissaient comme de vrais professionnels, on basculerait dans le registre de la chanson de variétés. Comme le souligne le site web, le groupe « n’est pas “hors-sol”. Nous restons en lien avec de nombreuses initiatives associatives et citoyennes, dont le collectif La parole des Sans-Voix, basé à Toulon », loin de Paris donc (« Qui sont les Sans Voix ? »).

 

 La voix des stars : les Enfoirés

L’autre manière de mobiliser la chanson à des fins caritatives est de faire appel à des personnalités qui mettent ponctuellement leur notoriété au service des sans-voix. La « Chanson des Restos » en est une bonne illustration. Le 26 septembre 1985, Coluche (1944-1986) lance sur la radio Europe 1 l’idée des Restos du Cœur :

« J’ai une petite idée comme ça. Si des fois y a des marques qui m’entendent, y a des gens qui sont intéressés pour sponsoriser une cantine gratuite qu’on pourrait commencer par faire à Paris… nous on est prêts à aider une entreprise comme ça qui ferait un resto qui aurait comme ambition, au départ, de distribuer deux ou trois mille couverts par jour… ».

Quelques semaines plus tard, Coluche demande à Jean-Jacques Goldman de faire une chanson pour diffuser le message. Ce dernier compose la Chanson des Restos qui est enregistrée en janvier 1986 et sort en disque 45 tours le 24 février ; 533 900 exemplaires sont immédiatement vendus au profit de l’association.

L’initiative de Coluche ne surgit pas ex nihilo. Elle s’appuie sur un modèle récemment établi dans le monde anglo-saxon : en Grande-Bretagne, la chanson « Do they know it’s Christmas » (1984), suivie peu après aux États-Unis par « We are the World » (1985), qui a rassemblé par moins de quarante-cinq artistes. En France, ce modèle avait déjà été repris dans la chanson « Éthiopie », interprétée par un groupe créé pour la circonstance : « Chanteurs sans frontières ». Ce groupe avait donné un concert en octobre 1985, animé par Coluche et Michel Drucker, qui figurent tous deux dans le premier groupe des Enfoirés.

Dans le tableau suivant, on retrouve ces diverses chansons, suivies de quelques autres qui, en France, ont adopté ce modèle.

*

Bien qu’écrite par une star, la « Chanson des Restos » s’efforce de ne pas basculer dans l’univers de la variété. Une chose qui contribue à la « désesthétiser » est le caractère collectif de l’interprétation ; une autre est le fait que dans ce groupe ne figurent que deux chanteurs, ou plutôt un chanteur et demi ; on y trouve en effet des acteurs (Coluche, Nathalie Baye), un chanteur (J.-J. Goldman), un acteur-chanteur (Yves Montand ; 1921-1991), un footballeur (Michel Platini) et un animateur de télévision (M. Drucker). Ce qui donne à entendre que la visée esthétique n’est pas première, que c’est l’urgence qui contraint à intervenir ceux qui n’ont pas vocation à enregistrer une chanson. Seul le refrain est chanté. Voici le premier couplet, suivi du refrain :

« Moi je file un rencard à ceux qui n’ont plus rien
Sans idéologie discours ou baratin
On vous promettra pas les toujours du grand soir
Mais juste pour l’hiver à manger et à boire
À tous les recalés de l’âge et du chômage
Les privés du gâteau les exclus du partage
Si nous pensons à vous c’est en fait égoïste
Demain nos noms peut-être grossiront la liste
Da lada da da da da (3 fois, en chœur)

Refrain (en chœur)
Aujourd’hui on n’a plus le droit
Ni d’avoir faim ni d’avoir froid
Dépassé le chacun pour soi
Quand je pense à toi je pense à moi
Je te promets pas le grand soir
Mais juste à manger et à boire
Un peu de pain et de chaleur
Dans les restos les restos du cœur
Aujourd’hui on n’a plus le droit
Ni d’avoir faim ni d’avoir froid » (Les Enfoirés, « La Chanson des Restos »)

« Génération Enfoirés – La chanson des Restos ». Source : Les Enfoirés sur YouTube.

 

Les quatre premiers vers du couplet sont dits par Coluche, les quatre suivants par Yves Montand : personne ne doit s’approprier le texte. Les membres des « Enfoirés » ont beau être des célébrités, ils sont censés participer à une entreprise à l’écart de leurs carrières respectives, individuelles. Le seul qui ne parle pas est J.-J. Goldmann, mais il chante quelques vers. Le fait que les couplets soient lus à voix haute, et non pas chantés, engage plus fortement la responsabilité des locuteurs : chacun parle avec la voix qu’on lui connaît, déjà bien identifiée dans les médias, avec son humanité, qu’il partage avec ceux qui souffrent. Le chant est réservé au refrain et au « Da lada da da da da » qui clôt chaque couplet, pure expression d’un affect. Ce refrain est pris en charge par J.-J. Goldmann et trois choristes ; mais cela n’apparaît que sur le clip : sur le disque, on a l’impression que ceux qui lisent les couplets font partie du chœur. L’unité du tout est assurée par le fait que la même base rythmique accompagne à la fois la partie chantée et la lecture des couplets.

La chanson sollicite directement la générosité en mobilisant un français standard, voire familier, tant pour le lexique que pour la syntaxe. Certes, ce texte a été écrit par un professionnel, et sa simplicité est une stratégie rhétorique comme une autre, mais il faut bien prendre acte de la prétention énonciative de la chanson. Pas plus que Les Sans Voix, Les Enfoirés n’ont le droit de produire des textes qui afficheraient des marques de littérarité trop fortes. Un investissement esthétique ostentatoire risquerait à tout moment d’être perçu comme un artifice mensonger, incompatible avec l’authenticité d’une âme compatissante. En d’autres termes, ces chansons ne sont pas des chansons de variété qui auraient pour particularité de véhiculer un contenu caritatif, mais des chansons qui par certains traits s’attachent à montrer qu’elles n’appartiennent pas pleinement au monde de la variété.

Par la suite, les chansons des Enfoirés, qui contribuent pour une bonne part au budget des Restos du Cœur, sont devenues une routine, fondée sur une nécessité économique. Les bénéfices engendrés par les concerts, les droits télévisés, les CD et DCD, les droits de la Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique (Sacem) représentent en effet environ un quart des revenus de l’association. Depuis 1992, on compose une chanson nouvelle tous les ans et on organise des concerts où une série d’artistes reconnus interprètent chacun une chanson issue du monde de la variété. Le spectacle retransmis à la télévision attire un grand nombre de téléspectateurs. En 1996 ils étaient 12 230 000 (50,3 % de part d’audience) ; en 2023 ils étaient encore 8 070 000 (40 % de part d’audience). Quant à la chanson annuelle, elle ne comporte plus de séquences parlées, comme celle de 1986, mais elle conserve une caractéristique essentielle du modèle initial : l’absorption de l’individu dans un collectif. En moins de 4 minutes, on y entend une série de chanteurs dont la prestation ne dure qu’une poignée de secondes, en alternance avec des refrains repris en chœur. La « Chanson des Restos » de 1986 possède néanmoins un statut privilégié. Elle est devenue en quelque sorte l’hymne officiel de l’association, repris chaque année lors des concerts des Enfoirés, en général à la fin du spectacle. Elle figure ainsi sur chacun de leurs albums.

Le propre de tels collectifs, et ceci dès l’origine, est de rassembler des individus qui ont besoin de se distinguer pour exister dans l’espace médiatique. En acceptant de mettre entre parenthèses leur singularité, de se mettre au service du groupe, ils montrent qu’ils sont des êtres humains compatissants, capables de générosité, conscients des souffrances du monde : face à l’urgence, les différends et les différences doivent s’effacer. Il n’en reste pas moins qu’on ne sort pas du monde du spectacle et que cela valorise leur image, surtout quand il s’agit d’artistes dont la notoriété est moindre. Cet événement périodique contribue également à donner une image positive de la profession, dont les membres se présentent unis pour défendre une bonne cause. La routinisation des prestations des Enfoirés a cependant pour effet de créer des tensions dès lors qu’il faut choisir chaque année qui est en droit d’en faire partie. La presse observe avec attention la composition du groupe et ne manque pas de commenter les départs et les retours, voire les conflits entre les participants. Ce que le magazine Gala résume ainsi :

« Soudés sur scène, désunis dans les coulisses ? Lors du concert Enfoirés un jour, toujours, diffusé ce vendredi 3 mars sur TF1, 47 personnalités ont accordé leur voix pour les Restos du Cœur. S’ils affichent une belle complicité lors de ce spectacle exceptionnel, il semblerait que la réalité soit tout autre une fois le rideau baissé. Clashs, mauvaise ambiance, rivalités… Les bruits de couloir vont bon train chaque année. (Rivet, 2023).

 

La voix collective

J’ai évoqué deux manières de « désesthétiser » partiellement les chansons, de les sortir du registre de la musique de variétés. La première, qu’on pourrait dire « bottom-up », consiste à se tenir au plus près des sans-voix. L’autre, qu’on peut dire « top down », a inévitablement beaucoup plus de retentissement, puisqu’elle crée un événement en rassemblant des individus disposant d’un fort capital de notoriété. Mais dans un cas comme dans l’autre, la désesthétisation passe essentiellement par le caractère collectif de la responsabilité énonciative. Certes, il n’y a qu’un seul chanteur dans le groupe des Sans Voix, mais selon les termes mêmes du groupe, il est censé seulement « amplifier », « relayer », « porter », « clamer » les paroles des sans-voix. Dans la « Chanson des restos », ce sont des voix singulières qui se succèdent, mais aucune ne s’approprie un couplet, et toutes se fondent imaginairement dans le chœur qui chante le refrain.

Il existe des chansons qui visent surtout à renforcer le sentiment d’appartenance à une communauté, à permettre aux participants de faire corps : chansons de marche pour soldats, chansons de carabins, chants de supporters, cantiques au cours des offices religieux… Comme elles, les chansons caritatives visent à créer un sentiment d’appartenance, mais elles visent aussi à agir sur le monde puisqu’elles requièrent des auditeurs qu’ils fassent quelque chose pour remédier à la souffrance : acheter les disques, aller aux concerts, donner de l’argent aux organisations concernées. Le contenu de leurs paroles ne peut absolument pas être arbitraire : il doit à la fois décrire la situation de ceux qui souffrent et appeler à la générosité. Dans la chanson « Éthiopie » par exemple, la description est assurée par la réitération de ces quatre vers :

« Loin du cœur et loin des yeux
De nos villes, de nos banlieues
L’Éthiopie meurt peu à peu
Peu à peu » (Chanteurs sans frontières, « Éthiopie »)

Mais ce constat appelle immédiatement le don :

« Donnons-leur des lendemains
En échange de rien
Donnons-leur la vie
Seulement la vie
Chez nous la forêt succombe
Là-bas, le désert avance
Plus vite que la colombe
Dans un ciel d’indifférence
Les enfants du tiers monde
N’ont que l’ombre d’une chance
Chaque jour, chaque seconde
Faisons taire le silence » (ibid.)

« Chanteurs sans frontières Éthiopie (1985) °MTV Vintage° ». Source : MTV Vintage – Greatest Hits sur YouTube.

 

À la différence des Enfoirés de 1986, le collectif qui chante « Éthiopie », en l’occurrence Chanteurs sans frontières, est uniquement composé de chanteurs, et les paroles sont intégralement chantées. Mais dans les deux chansons, les participants doivent abolir leur singularité – d’autant plus forte qu’ils sont célèbres – dans une communauté transitoire à laquelle sont invités à se joindre les auditeurs. Cette communauté elle-même a pour objectif d’effacer une autre frontière : entre le monde des chanteurs et des auditeurs et celui des « exclus du partage », entre ceux qui ont voix au chapitre et les « sans-voix ». Le corps chantant ainsi amplifié et offert en spectacle ne s’adresse à ses publics immédiats qu’en s’adressant à un surdestinataire (Bakhtine, 1979 : 336-33) : un auditoire universel, sans frontières, qui est censé être animé par des valeurs qui transcendent l’ici et le maintenant.

Les sans-voix ne sont pas audibles, mais ils se voient néanmoins attribuer la Voix par excellence, par leur souffrance même. Et ce sont d’autres voix qui se donnent pour tâche de « faire taire le silence » par le chant partagé. Rien d’étonnant à cela : pour peu que la parole excède le registre des interactions ordinaires, il s’établit un lien essentiel entre voix et communauté.

« La voix, en effet, unit ; seule l’écriture distingue efficacement entre les termes de ce dont elle permet l’analyse. Dans la chaleur de la présence simultanée en performance la voix […] n’a d’autre fonction ni d’autre pouvoir que d’exalter la communauté. » (Zumthor, 1987 : 159)

Les chansons à visée caritative se heurtent toutes à la même difficulté : comment mobiliser des ressources esthétiques pour agir efficacement sur la sensibilité d’un vaste public sans pour autant sortir du registre caritatif ? Ce qui, en revanche, n’est pas constant, ce sont les causes qu’elles défendent. Le modèle établi en 1984 par la chanson « Do they know it’s christmas ? » ne s’est guère prolongé au-delà de 2011 : les chansons pour les victimes des famines en Afrique, le sida ou les catastrophes naturelles ont cédé le pas à celles en faveur des sans-voix à l’intérieur du pays. Ce qui s’est accompagné d’une routinisation : le groupe de rock des Sans Voix est permanent, et chaque année, les Enfoirés produisent un nouveau spectacle. Ils répondent à des besoins en quelque sorte chroniques, et non à des événements exceptionnels. Mais en termes de public, ils divergent considérablement. Les premiers s’appuient sur un réseau de sympathisants pour donner des concerts dans des petits festivals de province, des lycées, des salles des fêtes… Leur voix ne peut porter loin. Les seconds regroupent plusieurs dizaines d’artistes célèbres pour enregistrer un disque, donner six ou sept concerts répartis sur quelques jours, participer à une émission de télévision diffusée le samedi en prime time. Ils agrègent de multiples publics prélevés dans toutes les couches de la population.

Ce type de chanson vient complexifier la représentation qu’on se fait communément du médiateur. Aux problèmes classiques que pose la médiation (le médiateur représente-t-il le point de vue de ceux qu’il représente ?) s’ajoute le filtre esthétique : une chanson qui s’inscrit dans le monde du spectacle est soumise à des règles spécifiques. Le public est censé écouter une chanson interprétée par des artistes de renom, mais cette chanson interpelle ses auditeurs non comme des amateurs de chansons, mais comme des êtres humains appelés à se montrer compatissants et généreux. Une ambiguïté irréductible : les chansons doivent être et ne pas être des chansons, les chanteurs doivent être et ne pas être des chanteurs, le public doit être et ne pas être un public.


Bibliographie

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Auteur·e·s

Maingueneau Dominique

Sorbonne Université Sens, texte, informatique, histoire

Citer la notice

Maingueneau Dominique, « Chanter pour les sans-voix » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 14 mars 2024. Dernière modification le 14 mars 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/chanter-pour-les-sans-voix.

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