Le mot cliché désigne une expression recherchée qui est devenue banale à force d’être répétée. C’est la manifestation par excellence du stéréotype langagier. Il relève de ce que l’analyse de discours nomme « le préconstruit » : forgée par Michel Pêcheux (1938-1984) dans Les Vérités de La Palice, cette catégorie, qui englobe le lieu commun, le topos, le poncif, la locution figée, le proverbe, désigne les évidences idéologiques et culturelles antérieures au discours et naturalisées en lui, représentations collectives et automatismes de langage, empreints – et emprunts – d’éléments discursifs déjà-là sans énonciateur identifié. Tout discours individuel s’inscrit dans une communauté linguistique, il comporte un soubassement doxique et s’énonce nécessairement dans l’interdiscours. Quand un locuteur parle, ça parle, et dans sa parole se fait entendre, selon le concept forgé par Jean-Claude Anscombre, le ON-locuteur. C’est ce que Marie-Anne Paveau nomme le « prédiscours », c’est-à-dire « les avants du discours » (Martin-Achard, 2018 : 1).
Couverture du Dictionnaire des clichés littéraires par Hervé Laroche (2022).
Une figure de style préconstruite
En tant que préconstruit, le cliché est donc caractérisé par sa fréquence, sa large diffusion, sa prégnance dans la mémoire collective du public, et l’absence d’origine repérable, ou du moins son oubli (ce n’est pas une citation). Mais sa spécificité réside dans le fait que, d’une part, il est une figure de style, perçue comme un écart par rapport à l’expression ordinaire, et que d’autre part, cette figure est figée, lexicalement fixe : toute substitution ou addition de termes, tout changement syntagmatique ou paradigmatique contribuerait à la défiger, comme pour un proverbe. Dans son article « Fonction du cliché dans la prose littéraire », qui a fait date dans l’analyse de la question, Michael Riffaterre (1924-2006 ; 1970 : 163) y insiste, exemples à l’appui : « La stéréotypie à elle seule ne fait pas le cliché : il faut encore que la séquence verbale figée présente un fait de style, qu’il s’agisse d’une métaphore comme fourmilière humaine, d’une antithèse comme meurtre juridique, d’une hyperbole comme mortelles inquiétudes ».
C’est pourquoi, comme l’explique Ruth Amossy (1991 : 33), il convient de distinguer un cliché comme « le printemps de la vie », métaphore usée pour désigner la jeunesse, d’un simple poncif comme le thème littéraire du réveil printanier de la Nature, et d’un lieu commun, opinion partagée et couramment énoncée, tel que le printemps comme saison des amours. On trouve déjà ce distinguo dans l’Esthétique de la langue française de Rémy de Gourmont (1858-1915 ; 1899 : 280) : « cliché représente la matérialité même de la phrase ; lieu commun, plutôt la banalité de l’idée. Le type du cliché, c’est le proverbe, immuable et raide ; le lieu commun prend autant de formes qu’il y a de combinaisons possibles dans une langue pour énoncer une sottise ou une incontestable vérité. »
Par sa figuration et sa banalité, à la fois rhétoriquement élaboré, particulièrement fréquent et accepté et, par conséquent, plus facile à la fois à utiliser (pour l’émetteur) et à recevoir (pour le public) en termes de communication, le cliché, mobilisant ce que l’interdiscours fait de mieux, joue sur du velours. Les périphrases de la poésie classique comme « l’aurore aux doigts de rose » ou « l’astre des nuits », mais aussi les formules d’orateur ou de journaliste comme « les immortels principes de 89 » ou « les heures les plus sombres de notre Histoire », en sont d’excellentes illustrations. La variété de ces exemples montre l’extension de la notion : même si cette notice se cantonne au champ littéraire comme terrain d’observation, la problématique du cliché, sa réitération comme son renouvellement, est tout aussi pertinente dans les discours médiatique, politique ou publicitaire, dans la chanson, le rap, la propagande ou le slogan.
Historicité du cliché
Mais ces mêmes exemples nous font aussi entrevoir l’historicité de la notion. En effet, à l’âge classique, une métaphore clichée telle que les « feux de la passion » est une fleur de rhétorique et fonctionne comme l’indice d’un genre, convoquant la littérarité par le registre sublime qui convient à la poésie, à l’épopée ou à la tragédie, à une époque où le discours littéraire est très codifié et stratifié. Opérateur d’une inscription générique et d’une réception conforme à l’horizon d’attente, le cliché est attendu par un public qui évalue l’invention du poète à sa capacité d’imitation et de disposition d’un répertoire éprouvé et validé par la tradition, comme l’exemplifie la banale épithète de nature « vertes prairies », comparable à l’épithète homérique « Achille au pied léger ». La pensée classique, loin de toute inquiétude quant au stéréotype, valorise l’autorité du typique ; le public adhère, et en redemande.
C’est ce que Anne-Marie Perrin-Naffakh (1985 : 286), autrice d’une thèse remarquable sur le cliché, nomme le « cliché ornemental », dont le fonctionnement est indissociable d’une typologie des genres :
« L’identification dans un texte de procédés typiques du “style élevé” ou du “style orné” place le lecteur dans l’expectative d’un certain système d’expression, créant chez lui un mode particulier de réceptivité. Chacune des figures qui suivent vient alors confirmer une attente, en répondant à l’exigence de cohésion stylistique du texte, ou “unité de ton”. […] Un cliché confirmé pallie son excessive prévisibilité par une “plus-value” tirée de la dignité des contextes où il a déjà été rencontré. »
Ainsi, les tragédiens accumulent les figures semi-lexicalisées. Le motif du sang l’illustre par excellence, comme on le voit dans ce vers que Rodrigue adresse à Chimène : « C’est pour t’offrir mon sang qu’en ce lieu tu me vois » (Le Cid, III, 4) ; ou dans ceux que, dans l’Iphigénie (IV, 6) de Jean de Rotrou (1609-1650), prononce la fille sacrifiée d’Agamemnon :
« Laissez donc accomplir les vœux de la déesse ;
Je lui donne mon sang, je le donne à la Grèce. »
Une autre isotopie emblématique du cliché classique est celle des « feux de l’amour », ici développée par Oreste dans Andromaque (II, 2) :
« L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme :
Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux,
Et les feux mal couverts n’en éclatent que mieux. »
Andromaque de Racine (1847 : 22). Source : Bibliothèque nationale de France/Gallica.bnf.fr.
Un mot apparu au XIXe siècle
Pour autant, si la réception par le public contemporain d’une image consacrée telle que ces « feux de l’amour » ne peut guère faire abstraction du feuilleton télévisé populaire du même nom, diffusé de façon ininterrompue sur TF1 depuis 1989, il y aurait quelque anachronisme à taxer les auteurs classiques de facilité du fait de l’usage de ce type de cliché, et même à qualifier ces figures par ce terme. En effet, la notion de cliché, ou du moins son succès comme sa critique, est historiquement associée au bouleversement de la diffusion de l’écrit au XIXe siècle – à l’époque bourgeoise : quand la démocratisation progressive de l’accès à l’écriture et, plus encore, à la lecture, le développement de la presse, de la littérature industrielle, du théâtre de boulevard, du feuilleton, de l’éloquence parlementaire, de la rhétorique préfectorale, élargissent et diversifient les publics, banalisent les discours, vulgarisent les tropes, lexicalisent l’ornement.
Le terme même de « cliché » n’apparaît que tardivement, au tout début du XIXe siècle, dans le contexte historique et technologique de la révolution bourgeoise et industrielle. C’est d’abord, en 1803, le verbe clicher, propre au vocabulaire de la typographie et de la gravure, au sens de fabriquer un cliché, c’est-à-dire réaliser l’empreinte d’une forme et y couler un métal fusible permettant d’obtenir une planche solide à partir de laquelle on peut la reproduire. Un « cliché » désigne alors la plaque métallique en relief à partir de laquelle on peut tirer un grand nombre d’exemplaires d’une composition typographique, d’un dessin, d’une gravure sur bois, sans avoir à composer, dessiner ou graver à nouveau. Cette acception s’étendra ensuite, en 1865, après l’invention de la photographie, à l’épreuve négative sur support translucide obtenue en faisant agir la lumière sur des matières sensibles à l’exposition, et à partir de laquelle on peut tirer un grand nombre d’épreuves positives. Le sens actuel découlera ensuite de cette idée de reproduction fidèle, le verbe prenant en 1866 le sens figuré de « copier sans originalité », suivi en 1868 du substantif, entendu péjorativement comme « calque, imitation, absence d’originalité », « phrase ou idée rebattue ».
Affinités avec le poncif et le kitsch
On notera que le terme voisin de poncif connaît la même évolution, passant d’une acception spécifique à la broderie (dès le XVIe siècle : feuille de papier comportant un dessin piqué de multiples trous que l’on reproduit en pointillé) à celle de « dessin conventionnel dans le choix du sujet, la composition, les procédés » (1828), avant de désigner, peu après, une expression ou œuvre banale, de routine, copiant manifestement un modèle et dépourvue de toute originalité.
La perception du cliché est donc indissociable de la production de masse, de la question du nombre, et de la place qu’y occupe le locuteur aux yeux du public. Le cliché n’est pas antipoétique en soi : son travail figural est même éminemment poétique. C’est son galvaudage qui le discrédite, à partir d’un certain moment de l’histoire des Lettres. La réception critique du cliché par le public – ou plus exactement, toujours, par une partie du public – est donc une problématique datée et située, concomitante à la démocratisation de l’écriture et la lecture.
À ce titre, on peut rapprocher le cliché du kitsch, dont il devient l’homologue littéraire : en effet, la diffusion du mot kitsch, apparu en allemand aux environs de 1870 avant de passer en français en 1962, est contemporaine de la production manufacturière d’objets bon marché et de leur consommation de masse. Il désigne la surcharge et l’usage hétéroclite, dans un produit culturel, de traits considérés comme triviaux, démodés, inauthentiques ; et il s’applique, selon un jugement de valeur sociologiquement déterminé par une démarche de distinction, à des objets de mauvais goût, agrémentés de décorations superflues, ersatz reproductibles de l’œuvre unique, copies en toc d’objets consacrés, eux, par la culture légitime et reconnus comme des classiques.
Le cliché est au discours littéraire ce que le kitsch est aux arts visuels. On en trouve un exemple canonique dans ce télescopage incohérent de clichés incompatibles, « le char de l’État navigue sur un volcan ». Ce coq-à-l’âne surchargé est l’œuvre de Joseph Prudhomme, en 1852, dans la comédie d’Henry Monnier (1799-1877) et Gustave Vaëz (1812-1862) Grandeur et décadence de Monsieur Joseph Prudhomme (III, 3) ; cette « métaphore asino-galline » – selon l’expression forgée ad hoc par Eugène Mouton (1823-1902) dans L’Art d’écrire un livre, de l’imprimer et de le publier (1896) – passera ensuite à la postérité comme le parangon du cliché prudhommesque. Gustave Flaubert (1821-1880 ; 1857 : 208) par exemple, dans Madame Bovary, en placera une variante dans la bouche du conseiller de préfecture Lieuvain lors des comices agricoles.
Diachroniquement, on est donc passé de la figure inventive originelle, dont l’apparition se perd souvent dans l’interdiscours littéraire, à son figement, puis son intégration à la culture bourgeoise, sa dépréciation aux yeux du public raffiné, son rejet par la bohème. Du reste, au même moment, être à l’origine du stéréotype langagier n’en est pas moins perçu comme la signature du grand auteur, comme l’exprime Charles Baudelaire (1821-1867) dans Fusées : « Créer un poncif, c’est le génie. Je dois créer un poncif. » Ce qu’il fit avec l’imagerie du spleen, génératrice de moult clichés.
Journaux intimes. Fusées. Mon coeur mis à nu de Charles Baudelaire (1920 : 30). Source : Bibliothèque nationale de France/Gallica.bnf.fr.
Le cliché dévalué
Dès lors, le discours littéraire du XIXe siècle réserve un double traitement au cliché. Il est souvent lu comme une faiblesse poétique, une facilité d’écriture, la trace involontaire de l’époque, du genre ou du mouvement littéraires auxquels appartient l’œuvre, à rebours de la vocation de celle-ci à la singularité. Au mieux, il devient un tic d’auteur, une recette : « Arrivé à son septième ou huitième livre, l’écrivain médiocre n’écrit plus qu’à l’aide de clichés qu’il s’est fabriqués lui-même et qui le dispensent de réfléchir, tout en lui donnant l’illusion qu’il s’exprime d’une façon personnelle », écrit Julien Green (1900-1998) en 1933, dans son Journal (cité dans l’article « Cliché » du Trésor de la langue française).
La stylistique prescriptive des manuels de la IIIe République se fera l’écho de cette critique du cliché, à travers sa prohibition, en réaction contre l’enseignement rhétorique, dévalorisé et chassé des programmes d’enseignement après 1880 : dans L’Art d’écrire enseigné en vingt leçons (1899), Antoine Albalat (1856-1935) récuse ainsi les clichés, qu’il attribue au « style omnibus » de certains romans, sentimentaux notamment (Amossy & Herschberg Pierrot, 2021 : 65-66).
L’analyse développée par Laurent Jenny (1972 : 505), s’inspirant de Roland Barthes (1915-1980), fait ressortir le paradoxe résidant dans l’expression « cliché de style ». Si le style est l’expression de la singularité d’un individu, le cliché a quant à lui davantage à voir avec l’écriture, entendue comme « choix général d’un ton, d’un éthos », « acte de solidarité historique », « rapport entre la création et la société ». Adopter une écriture, c’est afficher dans les mots son appartenance à un groupe socioculturel donné : écriture et cliché renvoient à la Culture. Pour que l’écriture devienne cliché, il suffit que l’acte de solidarité historique qu’elle représente soit perçu comme anachronique : le public lui refuse alors la possibilité d’exprimer autre chose qu’un moment idéologico-culturel ; à ses yeux, le cliché démasque l’écrivain comme porte-parole impersonnel.
Récupérations romanesques
Or, si cette tradition critique reste concevable pour la poésie, souvent perçue comme le parangon et la fine fleur de l’écriture littéraire, et pour son corollaire notionnel, la littérarité, elle se complique dès lors qu’on l’étend au genre romanesque dont, à partir du XIXe siècle, la nature polyphonique est moins d’affirmer un verbe nouveau, une alternative individuelle au parler commun et prosaïque, que d’offrir une caisse de résonance problématique des discours sociaux, de déployer une « pensée romanesque du langage » (Dufour, 2004). À la réitération subie du cliché par le « mauvais poème », s’oppose la mise en scène, au second degré, des multiples types de figements par le roman, expression esthétique d’une conscience critique du langage.
On peut, à l’époque moderne, définir le cliché à partir du jugement de valeur négatif auquel il donne lieu, explique M. Riffaterre (1970 : 163), puisque ce jugement est un effet avéré, sur le public, du cliché qui peut être « rebattu mais non pas inefficace. Il ne faut pas confondre banalité et usure ». C’est pourquoi le rapport au cliché, sollicitant les compétences épilinguistiques du public (son savoir métalinguistique intuitif, non formalisé, spontanément produit par sa pratique langagière), est un élément discriminant, un opérateur de distinction, au sens de Pierre Bourdieu (1930-2002) : « Il s’agit toujours du cliché de quelqu’un pour quelqu’un d’autre », souligne Jean Molino (1998 : 36), qui insiste : « Le cliché, c’est la langue des autres : on est naturellement porté à considérer que seul son propre langage traduit fidèlement ses vrais sentiments et que le langage des autres, qui nous paraît vide, ne saurait exprimer que la banalité de sentiments superficiels. Les clichés sont un phénomène, sinon de classe, du moins de caste. » (1998 : 48).
On peut le constater dans le Traité de stylistique française de Charles Bally (1865-1947), paru en 1909 : « Chez ceux qui les emploient de bonne foi, ils dénotent une demi-culture ; quand on se rend compte de leur véritable caractère, on ne les emploie guère que par manière de plaisanterie » ; ou encore dans le Précis de stylistique française de Jules Marouzeau (1878-1964), où l’emploi des clichés est vu comme « caractéristique d’une part de la langue des gens simples, qui manquent d’invention », « d’autre part des écrivains hâtifs, tels que les publicistes, qui n’ont pas le temps de se faire un style personnel, et des demi-cultivés, disposés à faire étalage de formules pseudo-savantes » (cités par Amossy & Herschberg Pierrot, 2021 : 66-68).
C’est précisément pour cette raison que le roman polyphonique va se saisir de ce repoussoir, requérant par là-même une approche contextuelle et systémique du cliché inscrit dans un réseau de significations, à rebours de l’atomisation stigmatisante qui se concentre sur le seul figement infâmant. « Le désaveu moderne du cliché n’a fait que stimuler les appels à sa fonction de référence. Sorti de mode, le stéréotype évoque d’autant plus nettement le code stylistique et les genres littéraires auxquels la tradition rhétorique l’avait associé. » (Perrin-Naffakh, 1985 : 652). Le cliché d’ornement connaît alors un avatar au second degré, de seconde main :
« Dans la pratique, écrit Henri Quéré (1938-2015 ; 1998 : 103), le cliché jouit d’une naturalité qui fait qu’on en use sans forcément s’en rendre compte et que c’est seulement au prix d’un arrachement et d’une mise à distance qu’il apparaît pour ce qu’il est. Linguistes et anthropologues ont pu dire que ce qui distingue l’homme de l’animal ce n’est pas la capacité d’échanger des signes, c’est l’aptitude à méta-communiquer. C’est alors cette même faculté qui permettrait de distinguer entre les utilisateurs du cliché. »
Cliché et polyphonie
Le cliché conjoint toujours, par nature, usage et mention, que cette dernière soit inconsciente quand le ON-locuteur parle par la bouche de l’individu, ou délibérée quand ledit cliché est l’objet d’une mimesis. Cité, il est représenté comme un objet extérieur au style de l’auteur, récupéré comme typique, mimétique, caractérisant un idiolecte, un sociolecte, un idéolecte : ici on n’est plus en présence du cliché expressif malgré son caractère stéréotypé, mais mimétique pour cela même, intégré aux discours rapportés, parfois signalé par les marques de polyphonie que sont les italiques ou les guillemets, ou mis à distance par un commentaire marquant son figement, voire son inappropriation. Le public est alors invité à percevoir la façon dont le cliché imprime, par son automatisme, des formes d’impensé dans le discours, dont il sert une argumentation ou marque la relation d’une parole à la norme sociale.
On en trouve une illustration éloquente dans cet extrait de Loin d’eux, de Laurent Mauvignier, qu’analyse Frédéric Martin-Achard (2018 : 4) : « Quelque chose à bredouiller, un je ne sais quoi qu’il aurait peut-être fallu dire, comme les gens disent, parler de dernière demeure pour se faire croire qu’il y a des restes de vie » (Mauvignier, 1999 : 32-33). Le cliché est ici précédé d’une qualification réflexive, puis souligné par des italiques, et enfin objet d’un commentaire critique de son sens littéral dénonçant l’euphémisme convenu.
C’est le « cliché de référence » : « une figure stéréotypée dont la fonction principale dans un texte est de rappeler, soit une situation de parole, soit un ou plusieurs autres textes. La nature citative du cliché est ici déterminante. Un cliché évoque ses occurrences antérieures. » (Perrin-Naffakh, 1985 : 419). L’autrice désigne ainsi, en premier lieu, des clichés mimétiques qui dénoncent la platitude de l’effort de distinction : « Aussi longtemps que la noblesse d’élocution fut censée marquer l’élévation du rang et la distinction de l’esprit, cliché et locution manifestèrent respectivement une attitude aristocratique ou plébéienne. À partir du moment où le cliché devient ridicule et que s’assouplit la séparation entre niveaux d’expression, cliché et locution concourent à évoquer l’amalgame de prétention et de platitude qu’une tradition va assigner au caractère bourgeois. » (ibid. : 430).
Le lecteur, reconnaissant les clichés de référence, les impute donc à une stratégie du locuteur, comme une intention de cliché ornemental, la recherche d’« une figure figée dont la fonction, exclusive ou primordiale, est de fournir à l’énoncé un supplément de valeur esthétique. » (ibid. : 282). Ce supplément se veut distinctif, mais se dénonce comme prétendu et factice : « figure banalisée par la répétition de ses emplois, mais qui reste remarquable en tant qu’expression savante, élégante ou recherchée » (ibid. : 211), il manifeste en même temps l’écart et la norme, la recherche et la banalité, la prétention à la distinction et son échec – la stéréotypie, et la tentative ratée de s’en détacher, de faire bonne figure.
Effets satiriques
Couvertures de À la recherche temps perdu et de Madame Bovary.
Madame Bovary, Bouvard et Pécuchet, À la recherche temps perdu ou la tétralogie romanesque d’Albert Cohen (1895-1981) réalisent une telle récupération orchestrée des clichés de toutes sortes (Cabot, 2006). Au prisme de ces romanciers, non seulement le cliché ne dit rien de nouveau, mais il en arrive à ne rien dire du tout. Homais en est devenu le parangon, au point que les frères Goncourt (Edmond, 1822-1896 & Jules, 1830-1870) ont tiré une notion de son patronyme : « Un discours […] contenant tous les clichés, tous les lieux communs, toutes les expressions éculées, toutes les homaiseries imaginables ». L’exorde de l’article que l’apothicaire écrit pour Le Fanal de Rouen en offre un bon échantillon : « Malgré les préjugés qui recouvrent encore une partie de la face de l’Europe comme un réseau, la lumière cependant commence à pénétrer dans nos campagnes. » (Flaubert, 1857 : 245).
Son caractère extratextuel, préconstruit, antérieur au texte, est aisément identifiable par la compétence encyclopédique du public, qui opère ainsi, à partir de leur rapport à la langue, à la norme, au groupe et à l’autorité, une construction des personnages locuteurs entachée par le figement. Il en découle toujours une part de disqualification :
« La meilleure façon de disqualifier un personnage, c’est de le disqualifier dans son rapport au langage […] en montrant qu’il ne “possède” pas la parole qu’il parle, qu’il n’en est ni le maître ni l’origine, qu’il n’en est donc pas le “sujet” d’énonciation (ses idées sont “reçues” […]). » (Hamon, 1984 : 144).
Les effets de ce réalisme linguistique conjuguent donc l’axiologie, le comique, le kitsch, l’ironie, et la satire idéologique : « tout réalisme de style qui repose sur l’équation stéréotypie verbale = ankylose mentale ou morale aboutit à la satire. » (Riffaterre, 1970 : 176). Le figement formel est la cristallisation stylistique et l’indice connotatif du figement doxique. Le cliché est lu comme un grumeau de doxa. C’est le « prêt-à-porter de l’esprit » (Amossy, 1991 : 9). Ce prêt-à-parler peut donner l’impression de lire du prêt-à-penser.
Puissance romanesque du cliché
Mais le réemploi délibéré du cliché dans le roman ne se cantonne pas à la visée satirique, à la critique sociale ou à la dénonciation idéologique. Ainsi, chez Julien Gracq (1910-2007), il joue le rôle d’une instruction de lecture, usant volontiers de l’inflexion typographique que constitue l’italique. Dans Au Château d’Argol, le soulignement, l’exhibition des clichés romantiques et gothiques leur donne la fonction de « signal avertisseur » (Gracq, 1989 : 5), faisant vibrer une corde sensible inscrite dans le répertoire du public, dans sa culture littéraire la plus éprouvée, comme par exemple l’image de cette « main froide comme le marbre et brûlante comme le feu » (ibid. : 33).
J. Gracq en arrive souvent à opérer une délexicalisation de la figure figée, et partant, une remétaphorisation de l’énoncé, ainsi revivifié. Dans le cliché, la relation métaphorique ou métonymique a été rendue imperceptible par la banalisation lexicale : pour le public, la relation métaphorique est devenue transparente, dans une appréhension immédiate du terme référentiel. Souligner le cliché, par l’italique gracquien notamment, c’est alors exiger qu’on lui rende sa tension, c’est-à-dire l’arracher à la langue littéraire et le rendre au discours, comme ici dans Un Balcon en forêt: « cette sensation finale de chute libre qui fauche le ventre dans les mauvais rêves et qui, si on eût cherché à la préciser – mais on ne s’en sentait pas l’envie – se fût appelée peut-être le bout du rouleau » (Gracq, 1995 : 49).
Du cliché renouvelé au cliché ruiné
Le renouvellement du cliché, même quand il va jusqu’au défigement, ne le détruit pas : il est perçu dans les limites du modèle, et tire son efficacité de l’écart avec ce modèle. Ce n’est pas en ôtant au cliché ce qu’il a de stéréotypé qu’il rend sa fraîcheur au procédé de style : le renouvellement présuppose au contraire le maintien du stéréotype comme pôle d’opposition, par rapport auquel la modification opérera un contraste flagrant. Il ne s’agit pas simplement de la pure imprévisibilité de la séquence verbale (comme dans certaines métaphores) mais d’une imprévisibilité contraire à cette prévisibilité extrême qu’offre le déjà-vu (Riffaterre, 1970 : 167-168). Au-delà du discours littéraire, c’est un ressort couramment exploité dans le slogan publicitaire ou la presse : qu’on songe à la titraille de Libération ou du Canard enchaîné.
La permutation, par exemple, des éléments associés dans le cliché a pour résultat de le défiger et le revigorer ; ainsi, dans « Cœur en bouche », Robert Desnos (1900-1945) intervertit le comparant et le comparé du cliché classique assimilant les dents à des perles : « Les perles de son collier étaient belles comme ses dents » (1930 : 76). En termes de réception, on a un effet paradoxal mêlant l’extrême familiarité et l’étrangeté manifeste, pour une puissance poétique renouvelée.
Le filage de la métaphore clichée produit semblablement sa revivification, comme l’illustre la variation suivante que, dans Donc…, Henri de Régnier (1864-1936) applique à la figure classique qu’on a exemplifiée plus haut avec Andromaque : « Les feux de l’amour laissent parfois une cendre d’amitié. » En concrétisant le cliché, le renouvellement peut lui redonner ses lettres de noblesse. Mais il peut aussi, à l’inverse, lui infliger une réécriture burlesque, comme le ferait le coq-à-l’âne prudhommesque. Mangeclous, dans l’épître à la reine d’Angleterre qui clôt Les Valeureux, se déclare comme « un gentilhomme prêt à donner son sang, groupe O, facteur rhésus inconnu mais sûrement de premier ordre, pour toute transfusion sanguine dont Votre Organisme Royal aurait besoin en cas d’attentat ! » (Cohen, 2018 : 858). La déclaration d’allégeance prend un tour anomique, par la remotivation du cliché adressé par Rodrigue à Chimène, dans une acception concrète et médicale.
Conclusion
Par sa fréquence et son figement, le cliché s’avère être une notion centrale dans la production et la réception du discours littéraire, et plus globalement des discours sociaux, tous pris dans l’interdiscours. Fortement historicisé, enfant du XIXe siècle, le terme s’applique rétroactivement et presque anachroniquement à l’âge classique, comme manifestation d’une théorie des genres et de leur lecture ultérieure. À partir de l’ère bourgeoise, il contribue à discriminer des registres de lecture distincts, à situer divers publics du discours littéraire en fonction de leur rapport au préconstruit et de leur réceptivité ou insensibilité au cliché en tant que tel. Le cliché se donne, à qui le perçoit, comme un héritage et une trace du prédiscours, qu’il soit littéraire, idéologique ou culturel, pour cela même à la fois décrié, récupéré, mis en scène, détourné et renouvelé, à la croisée du réalisme, de la satire, de l’ironie, de la parodie, de l’invention poétique et du traitement ludique de la langue. Les publics du cliché sont, de ce fait, multiples, allant d’une pratique naïve de la lecture dupée par son miroitement kitsch, jusqu’à sa consommation distanciée, qu’elle soit polémique ou simplement joueuse.
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