La collection est une activité qui consiste à attribuer une valeur symbolique à un ensemble constitué d’objets (Durost, 1932). Pour parler de collection, il faut que ce lien symbolique soit supérieur aux caractéristiques intrinsèques et aux usages de chaque objet pris isolément. En cela, collectionner signifie bien plus que simplement « accumuler » ou « thésauriser » (Pearce, 1994). La collection est liée à un travail de catégorisation séquentiel (Alsop, 1982) impliquant une sélection active, une acquisition longitudinale (organisée dans le temps) et une mise à disposition (organisée dans l’espace) d’un ensemble d’objets différenciés (Belk et al., 1990).
La collection de certains objets médiatiques et culturels chez les enfants, comme des jouets ou des cartes, est associée à la culture ludique, elle-même inscrite dans une culture matérielle et sociale. Dans son ouvrage Enfance berlinoise vers 1900 publié à titre posthume, le philosophe critique allemand Walter Benjamin (1892-1940 ; 1950) souligne que la production de jouets est inscrite dans la culture économique et technique de masse, et qu’elle vise à initier l’enfant à des rôles et activités d’adultes (soldat, mère ou ouvrier, par exemple). Cette culture ludique faite de collectables joue ainsi un rôle identitaire fondamental, comme l’explique avec poésie l’ethnologue Lucie Desideri (1991) à propos du « jeu de l’œil » des jeunes filles en Corse. Ce jeu strictement féminin consiste à creuser un trou en terre dans un endroit tenu secret si ce n’est du cercle fermé des amies, et de recréer l’iris d’un œil en y déposant de multiples fragments naturels collectés (fleurs, insectes, cailloux…). Ce « chaos irisé », pour reprendre les termes de l’auteure, est ensuite surmonté d’une pièce de verre en guise de pupille. La jeune fille viendra alors régulièrement couvrir de terre et ensuite rouvrir cet œil imaginaire. Par ce jeu, la fillette (ou pupille) chercherait, par la beauté de son œuvre, à susciter l’envie et l’admiration des autres jeunes filles tout en préfigurant sa féminité dont l’œil est un symbole. L. Desideri utilise l’expression de « jouet ontologique », soulignant par-là l’importance de la mise en relation symbolique de ces fragments dispersés au travers du jeu.
Collections (enfantines) et culture de masse
Le tournant d’une culture de masse a été initié en Europe au XVe siècle avec l’apparition des techniques d’impression sérielle, mais a connu son véritable essor au XIXe siècle avec l’ère industrielle. L’anthropologue de la communication Jean Lohisse (1998) parlera de massalité pour qualifier cette période industrielle, caractérisée par le simulacre, c’est-à-dire une dialectique entre réel et imaginaire, entre objet et signe. En s’intéressant aux collections de jouets en bois taillés de l’ethnologue autrichienne Eugénie Goldstern (1883/1884-1942) ou de jouets russes collectés avec passion au début du XXe siècle par W. Benjamin, Françoise Le Bouar (2015), poète, souligne dans le chef de ces intellectuels le goût partagé pour ces objets du quotidien, a priori futiles, qui pourtant traversent les lieux et les époques pour constituer ensemble des vestiges culturels de leur temps.
L’industrie culturelle, suivant l’expression des théoriciens critiques, va fournir des « patrons-modèles de l’esprit humain » (Morin, 1962) des temps modernes. Avec le développement d’objets du quotidien et de discours sur les loisirs, la culture de masse se fait le terreau d’un esprit de la collection. Si l’origine des premières collections est bien antérieure, l’économie de marché et la culture médiatique contemporaine ont profondément amplifié les pratiques culturelles de collection. Christine Geraghty (2014), professeure en cinéma et télévision, soulignera que, aujourd’hui, presque tout peut devenir objet de collection : autocollants, bandes dessinées, figurines, jouets, peluches, marchandises dérivées d’émissions télévisées ou de jeux vidéo, etc. Actuellement, la page wikipédia francophone consacrée aux objets de collection recense plus de 235 types de collection ou « philies » (du grec philos [φίλος] signifiant « qui aime ») comme l’échéphilie ou l’ocaludophilie. Cependant, si l’offre est constante et abondante, le rôle d’influence des industries culturelles a été largement nuancé dès les années 1940 par de nombreuses études issues du fonctionnalisme américain ou des cultural studies britanniques, par exemple (Lazarsfeld, Merton, 1948 ; Morley, 1992). Le public, et en l’occurrence ici le jeune public, développe ses goûts, aspirations et désirs vis-à-vis de ces objets au regard de son identité culturelle en construction.
Collections et culture de l’enfance
Consommer de manière sérielle des objets n’est pas qu’un acte économique, c’est aussi l’expression culturelle de désirs, d’aspirations et d’attentes d’appartenance à certains espaces et groupes sociaux (García Canclini, 1995). Derrière le concept de « Kinderculture », les spécialistes de l’éducation Shirley R. Steinberg et Joe L. Kincheloe (1997) souligneront que les industries du jouet, des jeux, de la mode, des films… ont réussi, grâce à la segmentation et au ciblage des publics, à générer une valeur symbolique identitaire et de socialisation au-delà de la valeur économique des biens distribués. La construction identitaire des enfants (« kinder » en allemand) prescrite par ces industries est ainsi appropriée sous forme de « biens de l’enfance » (Berry, 2017), dont la plupart rentre dans des collections pour faire écho aux logiques de production sérielles de ces industries. « L.O.L Surprise ! », « Hatchimals », « Pokemon », « Shopkins », « Clash Royale », « Lego », « Playmobil » ou « Num Noms » sont quelques-unes des collections populaires auprès des enfants européens et sud-américains que nous avons pu rencontrer (Duek, Philippette, 2018). Nos recherches nous ont montré que loin de se conformer à une prescription du marché qui rendrait uniforme l’ensemble de ces pratiques, les collections sont au contraire très hétérogènes et leur structure est parfois loin d’être évidente, constituée par exemple d’un ensemble disparate issu de plusieurs licences ou d’un assemblage original d’objets manufacturés qui ne sont pas préalablement construits en tant qu’objets de collection. À l’instar du sociologue Vincent Berry, nous constatons que si la plupart des collections modernes des jeunes sont dérivées de produits licenciés reliés à des mondes fictionnels, participant à une logique de circulation au sein de la culture de masse (Brougère, 2008), c’est avant tout le rôle de la culture familiale qu’il faut considérer pour comprendre les goûts développés par les enfants (Berry, 2017).
Collections et culture de la chambre
Les collections des enfants s’inscrivent spatialement dans ce que certains appellent la « culture de la chambre », qui est apparu aux États-Unis au début du XIXe siècle avec l’expansion de la taille et l’amélioration de la condition matérielle des familles, conduisant à l’apparition de chambres individuelles d’adolescents. Cette « séparation », signe d’émancipation vis-à-vis de l’adulte, s’est doublée d’un nouveau pouvoir économique donné aux adolescents et conséquemment d’un intérêt croissant des industries culturelles à façonner leurs goûts en matière de musique, de littérature ou d’icônes représentées sur des affiches (Reid, 2017). La culture préadolescente ou tween en anglais (7-13 ans), contraction de in between pour souligner ce moment « entre » la petite enfance et l’adolescence, est relevée dans les études sociologiques comme une période charnière pour observer le processus de construction identitaire des enfants. Lors de la préadolescence, la culture de l’enfant se dissout dans celle de ses parents et en même temps se trouve dans un processus d’autonomisation engendré par l’exposition croissante aux nouveaux médias et aux industries culturelles (Glevarec, 2009).
Cependant, si la valeur des objets d’une collection pour l’enfant peut être liée à des critères économiques de « rareté » tels que construits par ces industries (e.g. une édition limitée, un objet manquant d’une collection sériée), c’est surtout le processus social d’acquisition (e.g. un cadeau d’un parent) et de transmission (e.g. un échange avec une amie) qui est mis en avant par les enfants lorsqu’ils s’arrêtent sur les « pièces maîtresses » de leur collection. Le fait que la chambre soit le lieu privilégié des collections d’enfant traduit cette quête identitaire d’autonomie et d’originalité, qui est selon nous davantage une « culture contre » qu’une « contre-culture », en ce sens que la collection est à la fois influencée par les adultes-prescripteurs et détenteurs du pouvoir d’achat, et par les enfants-pairs dans un rapport d’imitation/distinction.
Collections et culture ludique
Roger Caillois (1913-1978 ; 1958), un des théoriciens du jeu les plus influent en France grâce à son ouvrage Les Jeux et les hommes. Le masque et le vertige était connu pour être un fin collectionneur, notamment d’éléments naturels comme les pierres. S’il n’a pas étudié directement de collections, cette activité forgea sa pensée structuraliste, notamment à propos des jeux. Le vertige (ilinx) d’une extension infinie possible, la compétition (agon) dans l’acquisition de l’objet le plus en vue, le hasard (alea) de la découverte inattendue ou encore le mimétisme (mimicry) entre pairs participent pleinement des plaisirs du jeu comme de ceux de la collection. La collection constituait pour lui une forme de « jeu parfait », à la croisée du goût de la difficulté gratuite (ludus) et de la liberté de choix (paidia, Gryspeerdt, 2013).
La plupart des collections enfantines rapportées concernent des jouets, des livres, des éléments de décoration ou des jeux vidéo (Berry, 2017). Le plaisir de la collection chez les enfants est donc associé à des univers fictionnels médiatiques ou vidéoludiques. Le cas des cartes à collectionner Pokémon est particulièrement illustratif. Les enfants que nous avons pu interroger témoignent en effet de liens forts avec leur consommation télévisuelle (séries), matérielle (peluches, ouvrages) et surtout numérique (jeux sur tablettes ou consoles). Collectionner s’inscrit pleinement dans la culture ludique de l’enfant et devient même une manière de jouer individuellement et collectivement. Albums partagés ou co-construits sont ainsi des pratiques régulièrement observées (Duek, Philippette, 2018). Et même lorsqu’une collection est individuelle, les représentations associées à leur description dans notre travail de terrain traduisent cet horizon social d’appartenance.
La place des jeux vidéo dans ces collections témoigne à la fois d’une évolution vers des phénomènes d’hybridation transmédiatique (e.g. un jeune joueur de Minecraft collectionnant des Lego correspondant) et de numérisation des pratiques de collection. Le « collectionnisme » (collecting en anglais) est une activité présente dans de nombreux jeux vidéo, que ce soit dans la constitution d’un inventaire au service de la pratique du jeu (e.g. armes, véhicules, familiers – terme utilisé pour désigner des compagnons d’aventure, souvent sous la forme d’animaux) ou tout simplement comme forme de système de récompense (e.g. badge, deck, skin). Les pratiques vidéoludiques entrainent donc une amplification du phénomène de virtualisation (au sens commun du terme) de l’activité de collection.
Collections et littératie (literacy)
La culture ne renvoie pas qu’à un ensemble de valeurs, croyances, représentations matérielles, relations politiques ou affectives au sein d’un groupe humain. Elle façonne les processus cognitifs autour de structures internes ou mentales, et externes, matérielles ou sociales (Hutchins, 1995). Le « collectionnisme » ou l’activité de collectionner implique un processus de construction et de catégorisation parfois complexe. Ces processus sont souvent repris dans des modèles en littératie médiatique pour analyser les activités d’organisation et de navigation autour de fichiers, photos ou autres supports collectables. En effet, si les pratiques médiatiques traditionnelles mobilisent des compétences en lecture et en écriture (le terme literacy étant originalement dérivé du processus d’alphabétisation), l’évolution des médias vers des formats numériques et en ligne a amplifié les besoins en compétences liées au traitement de collections de médias (Fastrez, Philippette, 2017). Avec les processus d’organisation et de catégorisation impliqué par le collectionnisme se développe une littératie informationnelle qui permet de faire sens, de se retrouver et de « naviguer » à travers un ensemble souvent vaste et hétérogène d’objets (médiatiques). L’enfant qui collectionne développe des stratégies de structuration et d’organisation, plus ou moins balbutiantes en fonction de l’âge, mais qui témoignent du fait que collectionner est une démarche visant la connaissance (Gryspeerdt, 2013) et permettant l’appropriation d’un domaine culturel auquel il cherche à s’identifier. Collectionner est donc aussi une manière d’apprendre et d’exercer une certaine prise (Bessy, Chateauraynaud, 1995) sur sa propre culture (médiatique). Et comme nous le relevions précédemment, il est frappant de constater la dimension sociale et d’échanges autour des collections chez les jeunes, témoignant d’une volonté d’autonomisation et de construction de soi vis-à-vis de proches, famille et ami(e)s. Tel le jeu de l’œil abordé en introduction, la collection est le reflet d’un tel processus de construction.
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