Enjeux analytiques et politiques du concept de « communauté »
Si la plupart des concepts en sciences sociales ont une dimension normative, le concept de « communauté » se caractérise par une multiplicité d’usages politiques et scientifiques dont la portée normative, sinon polémique, est particulièrement marquée. Sa puissance d’évocation paraît en effet proportionnelle à son imprécision sémantique, sa valeur référentielle pouvant osciller au gré des visions du monde et des intérêts politiques qui tentent de se l’approprier à leur propre compte. Cette imprécision sémantique semble présente dès ses origines puisque le mot latin communitas est une des traductions possibles du terme de koinonia chez Aristote, au même titre qu’universitas, corpus, civitas ou encore societas, tous ces termes renvoyant aussi bien à un corps juridiquement organisé qu’à une multitude (Vibert, 2004). Mais ces imprécisions vont être largement occultées par la sémantique politique dualiste qui s’impose au 18e siècle, notamment en Occident. À cette période, l’idéal moderne de la « société des individus » se construit contre la communauté théologico-politique de l’Ancien-Régime (Elias, 1987). Le moment de rupture fondamental que constitue la Révolution française de 1789, notamment, dresse les tréteaux de l’opposition entre deux manières de se relier les uns aux autres : les liens pesants de soumission et d’interdépendance entre les corps constitués qui caractérisent la communitas monarchique et les liens volontaires et contractuels de la societas (Dumont, 1980). Cette opposition est bien évidemment politique. À la vision contractualiste du lien social des révolutionnaires, qui rêvent de faire table rase du passé et de construire un ordre nouveau mais incertain, les contre-révolutionnaires opposent la valeur affective et rassurante de la communauté, de ses mœurs et de ses traditions. De nature politique, l’opposition entre la société et la communauté est également de nature ontologique. Alors que le lien de société est un lien contingent et a posteriori, qui ne peut unir les êtres que de manière superficielle et dont il est toujours possible de se déprendre, le lien de communauté est un lien a priori qui immerge ses membres dans une totalité qui les façonne de part en part (Kaufmann, 2010).
Loin d’être historiquement datée, cette opposition, notamment dans son acception politique, continue à se jouer dans nos espaces publics contemporains. À la nostalgie de la « communauté » des potentiels « conservateurs » qui regrettent les relations de solidarité et les garanties d’appartenance qu’elle assure à ses membres répond la hantise de la communauté des « libéraux » qui défendent la liberté d’association et les engagements volontaires et facultatifs propres à la « société ». Mais avant de nous pencher sur l’actualité de la notion de communauté, il faut brièvement en déplier les principaux jalons.
Les valeurs de la communauté
La tension entre les deux « rapports d’association » que sont la communauté (Gemeinschaft) et la société (Gesellschaft) a été particulièrement travaillée par le sociologue et philosophe allemand Ferdinand Tönnies (1855-1936) à la fin du 19e siècle. Alors que la société est une vie virtuelle, artificielle, dans laquelle on entre « comme en terre étrangère », dit F. Tönnies, la communauté est la « vie réelle et organique » dans laquelle « on vit avec les siens depuis sa naissance, lié à eux dans le bien comme dans le mal » (Tönnies, 1944 : 143). La communauté a, pour F. Tönnies, une connotation positive : les liens personnels durables et les socialités primaires qui lient ses membres les uns aux autres sont des liens affectifs et sécurisants de solidarité et d’entraide mutuels. La société revêt, quant à elle, une connotation négative : elle se réduit à une juxtaposition passagère d’individus indépendants les uns des autres, un agrégat mécanique de liens intéressés et impersonnels qui favorisent le commerce et la circulation des biens matériels. « Organisme vivant » qui repose sur des relations vraies et durables, sur « tout ce qui est confiant et intime » (Tönnies, 1944 : 143), la communauté fait du « foyer » domestique le centre réel et symbolique du vivre ensemble. Elle s’étend des liens primordiaux propres à la « communauté de sang » que constitue la famille à la « communauté de lieu » que délimite le voisinage puis s’élargit à « la communauté d’esprit » que tissent les liens d’amitié.
Quand la forme « société » supplante la forme « communauté », dit F. Tönnies, la « puissance décisive dans la vie sociale » ne repose plus sur la triade « concorde, coutume et religion » mais sur la triade « convention, législation et opinion publique ». L’opinion publique a donc une « nature substitutive » : elle est l’équivalent fonctionnel de la religion et de la tradition (Tönnies, 1922 ; Walter, 2015). Elle représente le seul pouvoir endogène qu’une société qui a renoncé aux instances hétéronomes que sont les dieux, les rois et les ancêtres peut tolérer en son sein. Instance potentiellement instable et capricieuse, l’opinion publique est néanmoins susceptible, si elle est soutenue par les arts, la littérature et la science, de « former le goût », « d’élever l’âme », et « d’ennoblir l’humanité ». Mais cette Opinion Publique majuscule, qui est « l’avenir de la civilisation », renonce le plus souvent à ses exigences, succombant aux attraits de la propagande, du sensationnalisme et de la « malfaisance générale du journalisme bêtifiant à la mode ».
En résumé, les deux formes d’association que sont la communauté et la société se distinguent à la fois dans leur rapport au temps et à l’espace. Alors que la communauté s’inscrit dans le temps long des mœurs et des valeurs et s’épanouit dans l’espace local de la socialité primaire, la société s’inscrit dans le temps court des conventions contractuelles et se développe dans l’espace potentiellement illimité des transactions économiques. La société est un sujet fictif et nominal, un sujet « flottant dans l’air » qui dérive de la généralité sociale minimale que constitue le libre-échange, commercial mais aussi informationnel. Dans cette société où « chacun est un commerçant », les seules choses susceptibles de lier les individus entre eux sont les contrats et les conventions. Mais ces derniers sont fragiles et potentiellement éphémères puisque les individus sont des concurrents qui cherchent non seulement à satisfaire leurs intérêts mais à « repousser l’autre ou à le faire tomber » (Tönnies, 1944 : 150). Même si la concurrence peut faire place à des coalitions, le lien de société et la compétition économique qui le soutient et l’anime restent la forme édulcorée de la guerre latente de tous contre tous : « la perte de l’un est en même temps le gain de l’autre ».
En déplorant cette compétition permanente, qui fait de la société « une terre froide et inhospitalière », Tönnies pose les coordonnées d’un imaginaire nostalgique : la découverte de la « liberté des modernes » s’accompagne du regret d’un passé disparu, d’un temps révolu dans lequel le lien social n’était pas un problème mais une évidence. Immergés dès leur naissance dans des liens de parenté, de voisinage et d’amitié, les membres de la communauté sont irrémédiablement liés les uns aux autres et cela même s’ils se retrouvent provisoirement séparés par les aléas de l’existence. Le lien de communauté est un lien de similitude, fondé sur une indifférenciation mutuelle et une proximité affective et corporelle qui va de pair avec une proximité, sinon une identité morale. Être en communauté revient à vivre avec ses semblables, « avec les siens », au sens dense et épais des valeurs et croyances partagées. Cette proximité est telle, dit F. Tönnies, que les membres de la communauté n’ont pas besoin de se parler ; ils peuvent se comprendre sans devoir passer par le langage. Par contraste, les individus qui font « société » restent essentiellement séparés : les rapports contractuels, les moyens d’échange et la convergence des intérêts qui les assemblent ne les lient qu’à la superficie de leur être. Alors que le silence est consubstantiel à la communauté, le monde commun entre étrangers qu’est la société est, au contraire, incorrigiblement bavard : il a besoin de l’ouvrage incessant de la parole pour prendre forme et sens.
Réarticuler communauté et société
Les lignes de réflexion dessinées, entre autres, par F. Tönnies vont être retravaillées en profondeur, notamment par des penseurs comme Émile Durkheim (1858-1917) et Max Weber (1864-1920). Pour ces derniers, « communauté » et « société » sont moins des formes historiques d’association, l’une prenant la place de l’autre, que des modes de regroupement qui peuvent coexister dans une seule et même société. Ainsi, É. Durkheim (1889), tout en reprenant à son compte la théorie de la Gemeinschaft que propose F. Tönnies, réfute son argumentaire « idéologique » à l’encontre de la Gesellschaft. La société, dit-il, ne peut être réduite à un agrégat artificiel dont les « effets dispersifs » devraient sans cesse être contrecarrés par l’action coercitive de l’État. Même individualistes, les sociétés contemporaines connaissent bel et bien une « vie collective » qui est tout aussi naturelle que celle des communautés moins étendues d’autrefois. Par ailleurs, dit É. Durkheim, si la société a résorbé la chaleur de certains liens de proximité, elle a également permis aux individus qui la composent de gagner en liberté – une liberté qui représente bien, in fine, une valeur commune. La société contient une promesse d’émancipation, même si l’émancipation réelle est toujours potentiellement menacée, notamment par une politique d’État qui tente de remplacer les « contraintes et impulsions intérieures » qui assuraient la conformité des membres de la communauté par « les impulsions et contraintes extérieures » imposées par le droit et la police.
A la question que soulève en substance F. Tönnies, à savoir « est-ce que la société moderne a définitivement enterré la communauté ? », É. Durkheim (1889) répond donc par la négative. Pour lui, ces deux formes de vie sociale ne sont pas séparées par une « différence de nature » mais par une « différence de degré ». Alors que le lien de société et la volonté contractuelle qui le soutient dominent dans les grandes villes et les groupements élargis, le lien de communauté et le droit immanent et inconscient qui le sous-tend perdurent dans les villages et les campagnes. Si l’on suit É. Durkheim, il y a donc une logique propre des formes sociales : la communauté n’est possible – et souhaitable – que dans des « groupes peu étendus », dans lesquels « on peut se connaître intimement ». À mesure que les agrégats sociaux deviennent plus volumineux, la société pèse moins lourdement sur l’individu qui s’en trouve tout naturellement « émancipé » : l’intégration sociale ne repose plus sur le « statut » ou la fonction mais sur le « contrat ». L’union et la confusion des consciences, tellement « agglutinées qu’aucune ne peut se mouvoir indépendamment des autres », dit É. Durkheim, fait place à la rationalisation contractuelle des conduites et à la division du travail, toutes deux étant synonymes non pas de similarité mais de complémentarité.
Tout en postulant, lui aussi, que la société et la communauté peuvent coexister dans un même contexte socio-historique, M. Weber (1922) insiste moins sur la logique des formes et les critères objectifs que privilégie É. Durkheim, notamment la taille des groupes, les types d’activités et les modes d’habitation, que sur l’attitude et l’« appartenance subjectivement ressentie » par les acteurs sociaux. À la distinction objective entre « communauté » et « société », M. Weber substitue deux manières idéal-typiques de se rapporter à la collectivité, la « communalisation » ou « communion » (Vergemeinschaftung) et la « sociation » (Vergesellschaftung ; Les différentes traductions françaises de ces termes divergent. Alors que la traduction littérale de Vergemeinschaftung et de Vergesellschaftung est respectivement « communion » et « socialisation », les traducteurs de Economie et société ont choisi les termes de « communalisation » et de « sociation ». Autant le terme de « sociation » me semble approprié pour éviter toute confusion avec le concept transversal de « socialisation », autant le choix du terme de « communalisation » plutôt que celui de « communion » ne me paraît pas tout à fait justifié. Il s’agit bien, chez Weber, d’un horizon de communion). La « communalisation » repose sur une base affective ou traditionnelle et implique, de la part des participants, le sentiment subjectif d’appartenir à une seule même communauté, que celle-ci soit fraternelle, spirituelle, érotique, religieuse, nationale ou, bien entendu, familiale. La « sociation », en revanche, repose sur des accords volontaires, des buts déterminés et des intérêts motivés rationnellement, en valeur ou en finalité. Mais, dit M. Weber, la grande majorité des relations sociales comprennent, dans des proportions différentes, des traits de « communalisation » et de « sociation ». En effet, avance-t-il, toute sociation, aussi rationnelle et sobre soit-elle, peut générer des valeurs affectives qui dépassent le but recherché et créer des liens durables, par exemple au sein d’une unité militaire, d’une classe d’école ou d’un atelier. À l’inverse, une relation familiale dont le sens normal est la communion peut être réorientée, totalement ou partiellement, par celles et ceux qui y participent et transformée en une micro-société à usage personnel. Par ailleurs, dit M. Weber, toute similitude de qualité, de situation, de comportement ou de patrimoine génétique ne donne pas nécessairement lieu à une « communion ». Ce n’est que lorsque les individus s’orientent les uns par rapport aux autres et que cette orientation prend la forme d’une appartenance commune ressentie comme telle qu’une « communauté » se forme. On le voit, M. Weber récuse toute détermination socio-logique, tout lien de nécessité entre des modes de regroupement objectifs et les manières subjectives de s’y rapporter, même si l’un peut favoriser l’autre. L’existence d’une société politique, aussi artificielle soit-elle, peut fort bien éveiller la croyance en une vie commune ethnique ou, à l’opposé, une communauté préconstituée peut donner prise à la constitution à large échelle d’une société contractuelle.
La communauté imaginée
C’est finalement aussi une forme de réarticulation entre « communauté » et « société » qui est au cœur des réflexions de Benedict Anderson (1936-2015 ; 1983). Pour lui, la nation moderne est une société anonyme qui peut redevenir une communauté à condition de l’imaginer et cela, grâce aux différentes médiations matérielles et symboliques qui permettent aux individus hétérogènes et éparpillés sur le territoire national d’« entretenir l’image de leur communion ». Dans les « communautés connaissables » (knowable community), constate B. Anderson, les conversations quotidiennes et le commerce local « tiennent ensemble » les individus en les insérant dans des circuits d’échanges continuels. Mais dans les sociétés modernes, les États-nations sont trop grands pour ne « tenir » que sur des liens d’interconnaissance ; leurs membres sont reliés les uns aux autres par les relations indirectes et les identifications abstraites qui caractérisent les « communautés imaginées » (ibid.).
La « communauté imaginée » propre à l’État-nation moderne ne repose donc pas sur les relations directes et denses qui forment un « groupe social » ; elle résulte du travail « catégoriel » et non pas « relationnel » qui permet à ses membres de s’identifier à une seule et même « catégorie sociale », que celle-ci soit fondée sur des propriétés objectives (langue, religion, ethnie, etc.) ou sur des sentiments subjectifs (valeurs, attachement, appartenance, etc.) (Calhoun, 1993). Pour soutenir ce travail catégoriel, indispensable à l’intégration sociale et symbolique de ses membres, la communauté imaginée dispose de tout un ensemble de dispositifs : « l’industrie pédagogique » que sont les monuments et les livres d’histoire, les « médias » qui relient les individus via leur attention conjointe aux mêmes images et discours, les objets symboliques tels que les drapeaux ou les statues, ou encore les rituels nationaux qui ravivent l’affection patriotique et induisent une effervescence collective qui engage les corps et les absorbe dans une totalité unifiée (Anderson, 1983). Autrement dit, la désincorporation de la « communauté imaginée » qu’est la société moderne n’est que partielle. Elle s’ancre en partie dans l’univers des corps, via des rituels, des défilés, des fêtes, des monuments, des drapeaux, des récits de fiction, des statistiques et des journaux quotidiens (Peters, 1993). Elle peut même retrouver un visage grâce aux foyers d’identification que constituent les grandes figures publiques, politiciens, écrivains, chanteurs, résistants ou bienfaiteurs. Mais ces moments d’incarnation restent éphémères et la réincorporation demeure, d’une certaine manière, suspecte. Quand elle est démocratique, la nation implique en effet le rejet de la « corporéité du social » qu’assurait le mode de totalisation théologico-politique propre à l’Ancien Régime ; elle fait du pouvoir « un lieu vide », qui ne peut être ni incorporé, ni approprié par des individus ou des groupes particuliers (Lefort, 1978). Pour préserver ce lieu vide, la nation est condamnée à « l’arbitraire du signe », tel le drapeau, et à une « esthétique de l’anonymat » : elle reste fondamentalement et irrémédiablement « sans visage » (Redfield, 1999).
Pour B. Anderson, la nation moderne comprend donc trois dimensions principales. D’une part, elle est imaginée comme souveraine : née des Lumières, elle répond à un idéal de liberté qui rompt avec les ordonnancements divins. D’autre part, elle est imaginée comme une communauté : elle est animée par une camaraderie profonde, une solidarité horizontale qui unit ses membres en dépit des inégalités qui les distinguent et les hiérarchisent. Enfin, elle est imaginée comme limitée : elle est contenue dans des « frontières finies » et ne se figure jamais comme étant « coextensive à l’humanité ». Ce dernier point est fondamental : le travail d’élévation catégorielle que requiert la constitution d’une communauté imaginée à l’échelle nationale (e.g., je me reconnais dans la catégorie de Français, Hongrois, Américain, etc.) reste pour ainsi dire bloqué à mi-chemin entre l’individu privé et la commune humanité. Il est sous-tendu par la politique des frontières qui sous-tend la définition « concentrique » du lien social comme une succession de cercles de plus en plus larges, certes, mais fermés, qui protègent et enferment celles et ceux qui vivent, comme le disait Tönnies, « exclusivement ensemble ». Le « patriotisme centrifuge », pour reprendre l’expression de É. Durkheim (1925), des ensembles nationaux instaure une relation d’appartenance exclusive entre un Nous digne de notre attention morale et politique et des Eux dont le sort, au mieux, nous indiffère. En d’autres termes, l’imaginaire national se prête aisément, sinon nécessairement, à tous les enfermements nationalistes, même si ceux-ci prennent la forme apparemment banale d’un « nationalisme ordinaire » (Billig, 1995). En multipliant les micro-processus d’identification, ce dernier rend hégémonique, naturel et omniprésent le référent national dans la vie quotidienne, de l’instruction publique au marché économique en passant par les compétitions sportives. Qu’il prenne une forme ténue ou extrême, implicite ou explicite, le nationalisme, si l’on suit Michael Billig, n’est pas une dérive ou un accident de l’histoire : il est la condition de possibilité idéologique et pratique de l’existence même de l’État-nation.
Même si les luttes politiques sont nombreuses pour définir le contenu des valeurs ou de l’identité nationales, la forme sociale et politique de la nation s’est bien imposée comme étant l’échelle naturelle du vivre ensemble. Pourtant, l’État-nation, débordé de toute part, semble perpétuellement en crise. Il est débordé pour ainsi dire « d’en-dessous » et du « dedans » par l’essor des tensions religieuses, des conflits de classe et des frictions ethniques. Il est débordé du « dehors » et « d’en-haut » par les forces délétères de la globalisation économique et du dérèglement climatique, qui ne peuvent être maîtrisés au niveau des entités nationales. Or, ces débordements, loin de remettre en question l’État-nation, semblent au contraire susciter un véritable essor des nationalismes, en particulier dans leur version ethnoreligieuse (Bayart, 2014). Un tel essor répond, entre autres, à la revendication d’une véritable puissance politique, unificatrice et porteuse de régulation et d’ordre, ainsi que d’une identité qui résisterait à la globalisation. Surinvestie et sur-imaginée, l’identité nationale se renforce et s’amplifie aux dépens des autres liens d’appartenance, sociaux, professionnels ou amicaux. En principe, les processus d’identification sont pluriels, contextuels et dynamiques : la même personne peut s’identifier à son village quand elle travaille dans une association locale, se sentir française quand elle va en Espagne et se vivre comme européenne aux États-Unis. C’est cette diversité des appartenances qu’érodent les rhétoriques nationalistes, intégristes ou ethnicistes. Elles « dépluralisent » le moi et le figent en une seule identité omnipertinente (Kaufmann, 2019).
En faisant correspondre terme à terme identité culturelle et identité politique, la communauté imaginée se montre finalement très peu imaginative : elle se contracte et se rétrécit, transformant fantasmatiquement une société d’anonymes en un foyer communautaire, fondé sur un principe identitaire. La mise en correspondance artificielle entre identité culturelle et identité politique abolit la tension entre communauté et société qui est au cœur même de la définition de l’État-nation moderne. Sorte de Janus à deux faces, l’État-nation revêt en effet deux sens principaux (Nora, 1992). D’une part, il renvoie « au sens juridique »d’un ensemble de citoyens égaux dans leurs droits et devoirs et sur lesquels s’exerce une autorité qui ne relève plus de la coutume et de l’usage mais de la loi. D’autre part, il renvoie « au sens historique et psychologique » d’un collectif consistant et pesant, uni par des valeurs partagées et une destinée commune (Nora, 1992). Bien entendu, le sens juridique de l’État-nation fait signe vers « la société » : il repose sur une définition purement politique, volontariste et contractuelle, de l’État et de l’appartenance nationale, qui est le résultat d’une adhésion libre et rationnelle du citoyen. En revanche, dans son sens historique, l’État-nation se fait avant tout « nation » et s’oriente vers la « communauté », une communauté fondée sur le partage du même sang, de la même culture et de la même terre. L’État-nation, estime Pierre Nora, oscille ainsi entre une « existence juridique minimale » et une « essence historique maximale », une forme politique et une substance culturelle. Cette tension entre le lien social contractuel et a posteriori de l’État et le lien social a priori qu’implique la communauté nationale ne peut être niée ou résolue. Car elle est un des objets même de la politique au sens de l’exploration réfléchie de la relation, éminemment problématique pour les Modernes, entre la culture héritée et l’invention d’un à-venir, l’identité culturelle et l’action citoyenne. Dans ce sens, la rigidification de la communauté nationale sous la forme du Peuple-Un est proprement anti-politique.
L’ombre du Peuple-Un
Tout comme l’État-nation, le peuple oscille entre une existence juridique, celle du demos, et une essence historique, celle de l’ethnos. Alors que le demos désigne l’ensemble des citoyens qui votent, élisent et délèguent à leurs représentants le soin de les gouverner, l’ethnos désigne un peuple indivisible et substantiel. Ces deux acceptions ne font pas nécessairement bon ménage. En effet, dans les sociétés démocratiques qui reposent sur l’auto-constitution du peuple souverain, le peuple n’est pas le point de départ, mais le point d’arrivée du processus de représentation. Loin de précéder sa représentation, le peuple est constitué comme sujet politique par le dispositif même de la représentation (Rosanvallon, 1998). Le lien de représentation est l’opérateur de transformation de la multitude en une fiction d’unité – une fiction que désigne le terme de « peuple » (Guillot, 2014).
C’est la dimension artificielle, processuelle de l’unité du peuple-demos que remet en question le peuple-ethnos dont la figure emblématique est celle du « Peuple-Un » que les différents régimes totalitaires, du nazisme au communisme en passant par le fascisme, ont tenté d’imposer. Alors que dans les régimes démocratiques, la conversion politique du « multiple en un » reste par définition inachevée, le totalitarisme scelle l’avènement supposé de l’ordre de l’Un (Lefort, 1986). Reniant et annihilant la pluralité des opinions, la diversité des existences et l’historicité du monde social, les régimes totalitaires font de l’unité du peuple dont ils sont les garants un fait accompli que seuls des êtres mal-intentionnés, des complots malveillants et des forces étrangères peuvent compromettre. Les voix discordantes qui osent remettre en question l’unanimité forcée du peuple sont rabattues au rang des ennemis que les citoyens vertueux doivent impérativement dénoncer. Adossé à un peuple-ethnos, l’imaginaire fantasmatique de l’Un ne peut se maintenir qu’à l’horizon de la guerre et dans la configuration « ami-ennemi » (Schmitt, 1963 : 93). Devant la gravité du danger, les membres de la communauté sont prêts à suspendre leurs dissensions et à réunir leurs forces pour sauver l’intégrité morale et la survie physique du corps collectif auquel ils appartiennent. Moyen de totalisation redoutablement efficace, la figure de l’ennemi nourrit l’imaginaire fantasmatique du Peuple-Un et fait de la différenciation agonistique entre les peuples le principe unificateur de la communauté imaginée.
Une autre caractéristique du totalitarisme est qu’il remplace le régime de représentation par un régime d’incarnation : le leader prétend être l’émanation directe, le prolongement immédiat du peuple. Alors que la logique de la représentation politique est celle de la distance entre le représentant et le représenté, ainsi que celle de l’artifice d’un peuple qui advient à l’existence dans le mouvement même de sa représentation, la logique de l’incarnation exclut un tel écart (Donegani, Sadoun, 2007). C’est cette logique de l’incarnation que l’on retrouve tout à la fois dans le totalitarisme et dans le populisme. Les leaders populistes, tels l’Étatsunien D. Trump, le Vénézuélien Hugo Chavez (1954-2013) ou le Hongrois Viktor Orban dénient l’ontologie artificielle et nominale du peuple en démocratie. Ce dernier n’est plus le corrélat du travail imaginatif et du mirage performatif qui permettaient à la multiplicité des individus hétérogènes et éparpillés dans le monde social de se produire comme une unité. Le peuple renvoie à une identité substantielle : l’Amérique blanche et masculine, le peuple hongrois, la nation chrétienne, etc. Loin d’être une fiction fragile qui serait suspendue au travail des représentants et à l’imaginaire des citoyens, le peuple des populistes est une entité préconstituée qui confie sa conservation ou sa réhabilitation à son leader. Court-circuitant le travail artificiel et unificateur de la représentation, le leader populiste ne prétend pas porter une parole qui n’est pas la sienne ; il prétend ressemblerau peuple réel dont il serait l’émanation directe, le prolongement sans rupture. Loin d’être une présence travaillée par l’absence, celle du peuple abstrait dont il est le relais, la sur-présence du corps du leader assure, par métonymie, la présence du peuple réel. Récusant les médiations institutionnelles, notamment médiatiques et juridiques, refusant de soumettre ses propos ou ses actions à des épreuves qui leur seraient exogènes, en l’occurrence l’épreuve de la vérité ou l’épreuve du droit, l’autorité du leader populiste – dont D. Trump est une figure emblématique – ne dépend ni des institutions de députation, ni des compétences épistémiques liées, en principe, à la fonction présidentielle : elle repose uniquement sur la reconnaissance, le soutien et la loyauté indéfectibles du peuple.
Bien entendu, le peuple des populismes n’est pas le « Peuple-Un » des régimes totalitaires : il tient, bon an mal an, dans le cadre des institutions démocratiques. Il n’est pas non plus totalement assimilable au peuple-ethnos. En effet, le peuple des populistes existe grâce à son opposition aux élites corrompues, il repose donc sur une division fondamentale, celle qui sépare le « vrai peuple » de sa supposée représentation. C’est là que la notion de « peuple » s’enrichit d’autres connotations: celle, dénigrée, de la plèbe, des ignorants et des incultes, qui n’auraient pas les compétences nécessaires pour se gouverner et auraient besoin de la lumière des élites et celle, insurrectionnelle, du populus, de la populace qui manifeste ses revendications sur la place publique et demande des comptes aux autorités (Cohen, 2010 ; Bras, 2018). Mélange d’ethnos, de plèbe et de populace, le peuple des populistes oppose au citoyen « squelettique », au demos docile et manipulé des démocraties représentatives et de leurs élites corrompues le « vrai » peuple en chair et en os, le peuple de la rue. Par ailleurs, le peuple des populistes, en court-circuitant leprocessus de représentation, court-circuite également le processus qui transforme la multitude en une instance digne de régner. L’incarnation populiste ne vise nullement l’amélioration ou « l’augmentation » du peuple, rompant ainsi avec la plus-value axiologique qu’est censé amener le processus de représentation en transformant la multitude potentiellement indifférente, agressive, versatile ou ignorante en un Peuple majuscule, en une noble entité douée d’une personnalité juridique et morale distincte des individus qui la composent et en tout point supérieure à eux (Lefort, 1986 ; Rosanvallon 1993). Au contraire, plus le peuple est ignorant, ému, perturbé, xénophobe ou effrayé, plus il est « le vrai peuple » qui, en tant que tel, n’a pas de comptes à rendre à des principes, des droits ou des valeurs autres que ceux qu’il a lui-même choisis. Le peuple du populisme opposerait ainsi sa réalité sensible et charnelle au « peuple introuvable » et abstrait qui constitue l’ultime principe de légitimation de la démocratie (Rosanvallon,1998). Il s’opposerait à sa décomposition en un simple nombre par les dispositifs de sérialisation massive que constituent le sondage et l’isoloir. En d’autres termes, le peuple des populistes oppose le « trop plein » de la communauté au « trop vide » d’un nom qui, finalement, sonne creux (Berns, Carré, 2013).
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