Liée à l’évolution des débats portant sur les théories de la réception et l’esthétique phénoménologique du XXe siècle, la notion de « concrétisation » recouvre un ensemble d’acceptions qui peuvent être abordées sous plusieurs angles disciplinaires, allant de la littérature et des arts plastiques et visuels jusqu’à la musique, les arts de la scène, le cinéma et la philosophie. Mais c’est son inscription dans les théories de la réception qui fait apparaître à la fois sa complexité terminologique et ses liens avec une question dont l’enjeu principal reste d’une importante actualité : à savoir le rôle du lecteur comme « co-créateur » de l’œuvre littéraire. Par ailleurs, ces dernières années, on assiste à l’émergence de notions qui tendent à élargir la typologie des modalités de lecture lorsqu’elles interrogent par exemple la lecture éditoriale comme une trace laissée dans la matière même des livres (à l’instar des ajouts ou des suppressions de mots ou d’expressions jugés inexacts) afin d’augmenter leurs chances de trouver un écho favorable auprès du public. C’est notamment le cas de la notion controversée de « lecture sensible », discutée au Québec et en France, cette notion relevant du travail d’édition et renvoyant à toute personne « chargée de lire un manuscrit avant sa publication afin d’y déceler des mots ou des contenus pouvant être jugés offensants, inappropriés ou inexacts par certains lecteurs » (Office québécois de la langue française, 2023). Si le monde littéraire anglo-saxon a donné à la pratique de « lecture sensible » une place centrale dans les métiers du livre et de l’édition, où l’on parle du besoin de « polir » (Benech, 2023) le langage touchant à la religion, aux classes sociales, au handicap, au genre ou à l’expérience identitaire, cette nouvelle tendance éditoriale ne fait pas l’unanimité auprès du public francophone. L’on discute, par exemple, des nombreux essais de réécriture de certains ouvrages d’Agatha Christie (1890-1976), de Roald Dahl (1916-1990) ou bien de l’auteur des films de James Bond, Ian Fleming (1908-1964), les ouvrages de ce dernier ayant été « réédités avec des modifications pour être adaptées aux sensibilités actuelles » (Agence France-Presse, 2023).
Dans la presse écrite et audiovisuelle, la « lecture sensible » paraît tantôt comme « formule ambiguë » (Le Figaro ; Dorian, Vinçotte, 2023) ou pratique relevant des « démineurs littéraires » (Radio France ; Rioux, 2023), tantôt comme « genre nouveau de relecture » (Radio Canada ; Agence France-Presse, 2023). Un lecteur ou une lectrice sensible étant un individu engagé à la demande de l’auteur ou de la maison d’édition pour « pointe[r] les incohérences culturelles et les stéréotypes dans les manuscrits » (Benech, 2023), son rôle consiste à « rendre le livre plus représentatif », tel que l’indique une lectrice sensible en France, Béatrice Letourneur. Elle relève notamment le « côté commercial » que revêtit cette notion : « Il y a aussi un côté commercial assumé, celui de pouvoir toucher le plus de personnes possible. Pour cela, il faut être consensuel » (dans ibid.). En ce sens, le savoir-lire du lecteur devient la matrice d’une rencontre fondamentale entre les points de vue sociétal, historien et ontologico-esthétique sur la littérature, d’autant plus qu’il s’agit d’un rôle qui traverse le processus même de la création littéraire et qui peut contribuer tant à la longévité de l’œuvre littéraire qu’à sa résonance auprès de différents segments de la société. Cette complexité qui entoure les effets et les conséquences tangibles de la lecture est considérée par les phénoménologues et les théoriciens de la réception comme le pivot central de la notion de « concrétisation », celle-ci désignant toute tentative faite par un observateur en vue de remplir les « manques » d’une œuvre d’art ou d’une œuvre littéraire donnée, de « concrétiser » ce qui, dans l’état originel, n’est qu’un « squelette », et donc d’« habiller ce squelette de différents traits et de divers détails » (Ingarden, 1960 : 26).
D’entrée de jeu, il y a un caractère réfléchi et intentionnel dans une telle définition, esquissée par le phénoménologue polonais Roman Ingarden (1893-1970) dans la majorité de ses ouvrages devenus aujourd’hui classiques (notamment Das literarische Kunstwerk (1931) [L’Œuvre d’art littéraire] et O poznawaniu dzieła literackiego (1937) [Connaître une œuvre d’art]). En la rattachant à un « observateur » qui, « sous l’influence de suggestions venant de l’œuvre elle-même » (Ingarden, 2011 : 142), s’efforce d’« interpréter » l’œuvre et de la « reconstruire », R. Ingarden développe le potentiel heuristique de la notion de « concrétisation » tout en l’associant, à titre égal, à la création et à la réception. La « concrétisation » replacerait alors le récepteur – que celui-ci soit lecteur, spectateur ou auditeur – à un niveau qui équivaut à celui de l’écrivain ou de l’artiste, les deux ayant à s’exprimer sur les valeurs portées par la littérature et/ou les arts et à juger de l’impact socio-culturel et esthétique de ces derniers. Il y a tout un ensemble de questions auxquelles cette notion peut fournir des réponses possibles, ce qui explique, comme nous le verrons plus loin, le prolongement direct du projet phénoménologique ingardien dans les travaux des historiens et théoriciens de la littérature du siècle dernier, allant de Jan Mukařovský (1891-1975) et de Felix Vodička (1909-1974), dans l’ancienne Tchécoslovaquie, jusqu’aux discussions animées des années 1970 autour de l’école de Constance, en Allemagne.
L’esthétique phénoménologique de Roman Ingarden
Depuis L’Œuvre d’art littéraire (1931), que Patricia-Luce Limido et Olivier Malherbe (2024 : 7) considèrent comme étant « la matrice de l’esthétique ingardénienne », R. Ingarden (1960 : 26) établit une nette distinction entre l’œuvre en soi, sa « structure interne », et la relation que les récepteurs – ou les « observateurs » – entretiennent avec elle. C’est cette relation que le phénoménologue nomme « concrétisation » et dont il esquisse les grandes lignes en ces termes :
« L’œuvre littéraire, en tant qu’elle est pour ainsi dire un squelette identique, entre dans toutes les concrétisations adéquates qui ne font qu’habiller ce squelette de différents traits et de divers détails – comme le ferait un corps vivant. Et c’est pour ainsi dire par ce revêtement, qui entre autres contient de précieuses qualités et qui porte à l’intuition des qualités esthétiques qui s’y fondent, qu’elle est visible et qu’on peut l’en extraire. Ce n’est que dans la mesure où ce squelette est contenu et est visible dans la concrétisation, qu’est assurée véritablement l’identité de l’œuvre à travers toutes ses métamorphoses durant sa vie historique. »
Allant dans une direction qui s’éloigne de l’idéalisme transcendantal d’Edmund Husserl (1859-1938) – sous la direction de qui R. Ingarden passe, en 1918, sa thèse doctorale à Göttingen –, l’esthétique phénoménologique ingardienne désigne l’œuvre littéraire comme une « formation schématique » par rapport à la réalité. D’où les notions – reprises ultérieurement par Wolfgang Iser (1921-2007) – d’« aspects schématisés » et de « lieux d’indétermination », lesquelles renvoient aux moments où le récepteur est appelé à remplir les « manques » ou « vides » d’éléments laissés « à l’état de potentialité » dans l’œuvre littéraire, comme les éléments implicites dans les personnages ou les événements esquissés tacitement, à la manière des parodies d’un Cervantes ou d’un Fielding. Ce dernier, évoqué souvent par W. Iser lorsqu’il mentionne les Aventures de Joseph Andrew (1741-1742) en tant que cas exemplaire, laisse dans son roman des « vides » au moment où il esquisse deux types de comportements humains : le héros qui représente les vertus des Lumières d’un côté, et, de l’autre, le monde qui entoure celui-ci et qui lui paraît corrompu. Or, les « vides » relevés par Iser se décèlent là où le romancier anglais « s’abstient » d’exprimer son intention critique, étoffant dans son texte des paradoxes et renonçant par là à essuyer une critique explicite du bien vs. le mal. Le lecteur est ainsi appelé à concrétiser, selon son expérience individuelle, ces éléments inachevés tout en renchérissant sur les commentaires du romancier, lesquels « délivrent plutôt une proposition de jugement, qui ouvre sur des possibilités de choix » (Iser, 1969 : 36). En ce sens, la dimension produite par la lecture peut apporter « une réponse idéologique ou utopique » ; par contre, elle est censée s’appuyer sur une interaction mesurée entre les commentaires de l’écrivain d’une part, et la vaste marge d’interprétation de l’autre, ce qui constitue l’un des principes conducteurs de la théorie isérienne de l’effet esthétique (Wirkungsästhetik) :
« Pour attiser la capacité de jugement du lecteur, le commentaire procède d’une double manière : en s’abstenant d’une appréciation univoque des événements, il crée des vides qui autorisent une série de variables ; mais, en même temps, puisqu’il propose différents jugements possibles, il fait en sorte que ces vides ne puissent être comblés n’importe comment. » (ibid.)
Portrait numérique de Wolfgang Iser. Source : Léa Dehédin.
W. Iser rejoint ici la distinction qu’avait faite R. Ingarden (2024 : 198) entre les valeurs artistiques – considérées comme « le fondement ontique de la valeur esthétique », c’est-à-dire « les propriétés singulières et élémentaires de l’œuvre (mots, aspects, couleurs ou formes) » – et les valeurs esthétiques qui, elles, sont « les fonds encore manquants du fondement ontique de la valeur esthétique ». Or, ces « fonds […] manquants » suscitent des jugements qui évoluent au fur et à mesure des concrétisations, où l’œuvre littéraire finit par se dégager des mains de l’artiste ou de l’écrivain pour se joindre à « un agent extérieur », « c’est-à-dire un observateur afin – ainsi que je l’exprime – qu’il la concrétise » :
« Toute œuvre d’art, de quelque sorte qu’elle soit, offre la particularité de ne pas être une chose complètement déterminée à tous égards, en d’autres termes elle contient en elle-même des lacunes qui sont caractéristiques de sa définition, des lieux d’indétermination : elle est une formation schématique. Qui plus est, toutes ses déterminations, parties constitutives ou qualités, n’existent pas à l’état d’actualité, mais certaines d’entre elles sont seulement potentielles. En conséquence, une œuvre d’art requiert un agent extérieur à elle-même, c’est-à-dire un observateur afin – ainsi que je l’exprime – qu’il la concrétise. Par son activité co-créative d’appréciation, l’observateur se met, comme on dit généralement, à “interpréter” l’œuvre, ou comme je préfère dire à la “reconstruire” dans ses propriétés effectives et, agissant comme s’il était sous l’influence de suggestions venant de l’œuvre elle-même, il remplit sa structure schématique, comble au moins en partie les lieux d’indétermination et actualise les différents éléments qui n’existent encore qu’à l’état de potentialité. De cette manière, il se produit ce que j’ai nommé une “concrétisation” de l’œuvre d’art. Ce qui est la formation intentionnelle issue des actes de l’artiste lui-même, c’est l’œuvre d’art » (Ingarden, 2011 : 142).
Néanmoins, les défis relevés par une telle convergence des points de vue de la création et de la réception problématisent une notion qui se rattache tant au goût du public et des consommateurs qu’aux normes en fonction desquelles l’œuvre d’art littéraire est concrétisée. À cet égard, R. Ingarden (2011 : 145) nuance les critères permettant d’évaluer la pertinence des concrétisations réalisées par les récepteurs, et c’est ainsi qu’il distingue entre le sens « large » – où l’on envisage la concrétisation « sans se préoccuper de savoir si la reconstruction est fidèle à l’œuvre d’art » – et le sens « étroit », lequel se développe « lorsque les concrétisations de l’œuvre donnée contiennent une reconstruction fidèle et qu’en même temps le remplissement de l’œuvre et l’actualisation de ses moments de potentialité se tiennent dans les limites prescrites par ses qualités effectives » (ibid.). Du reste, il importe de souligner qu’il s’agit ici d’une expérience essentiellement esthétique : loin de suggérer le psychologisme d’écrivain ou de lecteur, l’exploration phénoménologique de la « concrétisation » et des actes imaginatifs et intellectuels qui s’y entrelacent veut plutôt « contrer le subjectivisme des valeurs », ainsi que l’indiquent P.-L. Limido et O. Malherbe (2024 : 9) dans la traduction française qu’ils ont récemment réalisée à partir d’un ensemble d’articles signés par R. Ingarden ; le point de vue phénoménologique permet dès lors « d’affronter les problèmes de l’adaptation du texte à la scène, ou encore d’envisager la possibilité d’une évaluation “objective” des œuvres ». Cela peut se réaliser dans le contexte d’un « horizon normatif » à partir duquel on juge les concrétisations afin de repérer les « aspects […] déviants », c’est-à-dire les moments où les récepteurs vont à l’encontre des prescriptions de l’œuvre :
« On peut penser à des mises en scène théâtrales où le texte est largement revisité, voire rendu invisible, à des opéras modernisés et transportés dans des lieux, des temps et des costumes résolument étrangers à l’œuvre, ou encore à des standards de la musique classique qui deviennent des tubes rock ou des supports de publicité. […] L’œuvre en soi constitue de ce fait l’horizon normatif qui, seul, détermine le nombre et le type de variants acceptables et autorisées par l’œuvre » (ibid. : 21).
Pour déterminer cet « horizon normatif » et examiner la façon dont il s’élabore et se transmet au fil des générations, R. Ingarden esquisse, dans une conférence prononcée en novembre 1935 à Varsovie, les grandes lignes d’une théorie historique et critique des concrétisations. Ce texte majeur fit l’objet d’une étude écrite en 1976 par Rolf Fieguth en guise de préface à sa traduction allemande. Tout en fondant l’inscription de son travail de slaviste et de traducteur dans le discours critique qui évoluait alors à Constance, R. Fieguth (1976 : XXXIV) donne à voir cette « derivative Angelegenheit [matière dérivée] » qui ressort de l’article ingardien et qui ne suggère rien d’autre que les approches de la « Rezeptionsgeschichte [l’histoire de la réception] » : « oder, wie Ingarden selbst sie nennt, die “Geschichte der Konkretisationen des literarischen Werks”, der er einen ganzen eigenen Paragraphen (§ 8) widmet [ou, comme Ingarden l’appelle lui-même, “l’histoire des concrétisations de l’œuvre littéraire”, à laquelle il consacre un paragraphe entier] ». Cette « Rezeptionsgeschichte [histoire de la réception] », relève le slaviste, avait marqué les théories développées par F. Vodička au cours des années quarante, quelques décennies seulement avant de se traduire dans les discussions de l’école de Constance.
Portrait de Roman Ingarden dessiné par Witkacy, 1937. Source : Wikimedia (domaine public).
De Prague à Constance : l’histoire de la réception
Dans le sillage de l’esthétique structurale de Jan Mukařovský (1891-1975), qui fut – avec un groupe d’émigrés russes, dont Roman Jakobson (1896-1982) et Nicolaï Troubetzkoy (1890-1938), et d’érudits tchèques, parmi lesquels Vilém Mathesius (1882-1945) et René Wellek (1903-1995) –, un membre fondateur du Cercle linguistique de Prague, F. Vodička emprunte à R. Ingarden la notion de « concrétisation » et la redéfinit d’un point de vue historien, c’est-à-dire par le biais d’une méthode qui permet d’étudier les mutations auxquelles l’œuvre littéraire est sujette au cours de l’histoire et qui se reflètent dans sa réception par le public. Depuis sa contribution à l’ouvrage co-édité en 1942 par J. Mukařovský et Bohuslav Havránek (1893-1948), « Literárni historie. Jeji problem a úkoly [L’histoire littéraire, ses problèmes et tâches] », jusqu’au fameux collectif d’articles Struktura vývoje [L’évolution littéraire] (Prague, 1969), F. Vodička manifeste un intérêt particulier pour le projet d’une « Geschichte der Konkretisationen des literarischen Werks [histoire des concrétisations de l’œuvre littéraire] ». Selon Fieguth, cette impulsion donnée par la phénoménologie ingardienne fut « dem Begründer einer strukturalistischen Rezeptionsforschung und Literaturgeschichte Felix Vodička bekannt, dessen Programm neben wichtigen Unterschieden ganz frappante Ähnlichkeiten mit Ingardens Anregungen aufweist [connue du fondateur d’une recherche structuraliste sur la réception et l’histoire littéraire, F. Vodička, dont le programme présente, outre d’importantes différences, des similitudes tout à fait frappantes avec les suggestions d’Ingarden] » (ibid. : XIV). Or, s’il y a analogie, c’est notamment au niveau de l’hypothèse selon laquelle la « concrétisation » est un acte de conscience créatif et lié à des « realen psychischen Individuen: den Schöpfern und den Lesern [individus psychiques réels : les créateurs et les lecteurs] » (Ingarden, 1976 : 27). En revanche, l’attention que F. Vodička avait accordée à cette notion élargit l’objectif affiché par le phénoménologue en ceci que les travaux menés par l’historien praguois de la littérature se situent dans un contexte instruit tant par J. Mukařovský que par les études du critique tchèque František Xaver Šalda (1867-1937), où l’on traite amplement du conditionnement historique et socio-culturel de la perception de l’œuvre littéraire. Dans cette perspective, la notion se trame sous la surface de problèmes liés à la critique littéraire, et l’on commence ainsi à l’identifier aux véritables « Zeugnisse über Konkretisationen [témoins sur les concrétisations] » (Vodička, 1941 : 92), lesquels varient en fonction du genre littéraire visé par l’historien de la réception : tandis que l’étude des genres romanesques renvoie à un corpus suffisamment large pour inclure les « Tagebüchern, Erinnerungen, Briefen, Kritiken [journaux, souvenirs, lettres, critiques] » (ibid.), la « concrétisation » d’une œuvre dramatique renferme un corpus « indirect », allant de la mise en scène jusqu’aux descriptions données par les auditeurs. Mais ce n’est que le critique, écrit F. Vodička, qui contribue à fixer les concrétisations et à leur conférer une valeur esthétique qui « confronte » la structure interne de l’œuvre à ses réceptions successives au cours de l’histoire :
« Nicht nur, daß der Kritiker die Leserkonkretisation beschreibt, vielmehr wird er bereits durch seine Funktion zu einer Wertung geführt, die die Konfrontation der Eigenschaften des Werks mit den literarischen Forderungen der Zeit notwendig macht » (ibid. : 93).
[Non seulement le critique décrit la concrétisation du lecteur, mais sa fonction le conduit également à une évaluation qui nécessite de confronter les caractéristiques de l’œuvre aux caractéristiques littéraires de l’époque].
Couverture de Felix Vodička 2004, éd. établie par Alice Jedličková.
Autrement dit, la « concrétisation » comme notion phénoménologique se voit attribuer un rôle effectif dans l’« histoire de la réception », d’autant plus qu’elle se définit comme une « lebendige Identität [identité vivante] » de la littérature et se rattache à ce que J. Mukařovský nomme la « Kollektiven Bewusstsein der Leserschaft [conscience collective du lectorat] » (Günther, 1971 : 74). Les historiens et critiques praguois de la réception en arrivent ainsi à une conclusion qui instaure une importante dynamique normative entre l’écrivain et le public, étant donné que la « concrétisation » marque nettement les différences entre l’œuvre littéraire comme « Artefakt [artefact] » – ou, pour rappeler le vocabulaire employé par R. Ingarden, « squelette » – d’une part, et comme « ästhetischen Objekt [objet esthétique] » de l’autre. Parce qu’elle désigne une représentation intuitive et intérieure, la « concrétisation » continuera d’attester du caractère fluctuant des normes et des jugements de valeur entourant la littérature et les arts, et de montrer « wie die Literaturgeschichte sich mit ihren Werturteilen oftmals im Banne zeitgebundener Anschauungen befindet, gleich ob sie sich von ästhetischen, ideologischen oder sozialen Gesichtspunkten leiten läßt [comment l’histoire littéraire, avec ses jugements de valeur, se trouve souvent sous l’emprise de conceptions liées à son époque, qu’elle soit guidée par des points de vue esthétiques, idéologiques ou sociaux] » (Vodička, 1941 : 110). De ce fait, lorsqu’on parle de « concrétisation », on parle du devenir esthétique de l’œuvre dans la conscience historique du public, et c’est là un point crucial des théories de la réception qui s’étaient développées de Prague à Constance (Alharbi, 2023). À cet égard, il convient de s’arrêter sur un extrait significatif de Hans Robert Jauss (1921-1997), l’un des pères fondateurs des théories ouest-allemandes de la réception. En 1987, à l’occasion de son départ à la retraite, le romaniste allemand prononce un discours consacré aux « unerkannte Vorgeschichte [antécédents non-reconnus] » des théories de la réception. En tant que membre fondateur de l’école de Constance et étant, aux côtés de W. Iser, un représentant majeur de ce qu’il est convenu de désigner comme Wirkungs und Rezeptionsästhetik [esthétique de la réception et de l’effet], H. R. Jauss décrit les lignes de partage entre Prague et Constance en ces termes :
« Unter Konkretisation versteht der Prager Strukturalismus seit 1969 (Felix Vodička, nach Jan Mukařovský) das Abbild des Werkes im Bewusstsein derer, für die der Artefakt zum ästhetischen Objekt wird; erst die Rezeption des Werks bringt in fortschreitenden Interpretationen seine Struktur in der offenen Reihe seiner Konkretisation oder Rezeptionsgestalten zum geschichtlichen Leben. Die Konstanzer Schule andererseits hat seit 1967 in einer kritischen Weiterführung der phänomenologischen Ästhetik von Roman Ingarden die Konstitution und Neubildung von Sinn bei der Aufnahme des ästhetischen Objekts wie in der Geschichte seiner Rezeption untersucht und systematisch beschrieben, mit dem Ziel, die Leistung der ästhetischen Tätigkeit zum einen im Spielraum des impliziten Lesers, zum anderen im Horizontwandel des Verstehens und Auslegens – der Arbeit des historischen Lesers – zu erfassen (diese Kurzformel soll anzeigen, wie sich Wolfgang Isers und mein theoretischer Ansatz ergänzen) » (Jauss, 1987 : 15).
[Depuis 1969 (Felix Vodička, d’après Jan Mukařovský), le structuralisme praguois entend par concrétisation l’image de l’œuvre dans la conscience de ceux pour qui l’objet devient un objet esthétique ; seule la réception, dans des interprétations progressives, donne vie à sa structure dans la série ouverte de ses formes de concrétisation ou de réception. L’école de Constance, d’autre part, a depuis 1967, dans une continuation critique de l’esthétique phénoménologique de Roman Ingarden, étudié et décrit systématiquement la constitution et la nouvelle formation du sens dans la réception de l’objet esthétique comme dans l’histoire de sa réception, dans le but de saisir la performance de l’activité esthétique dans le champ du lecteur implicite d’une part, et, d’autre part, dans le changement d’horizon de la compréhension et de l’interprétation – le travail du lecteur historique (cette courte formule devrait indiquer comment l’approche de Wolfgang Iser et mon approche théorique se complètent.]
Par ailleurs, les recherches menées à Constance s’efforçaient d’intégrer la perspective phénoménologique de cette notion aux concepts hérités de la tradition herméneutique allemande et de poursuivre par là le programme d’une théorie de la lecture où l’on tente d’aboutir à un « Systemreferenz [système de référence] », un « Textmodell [modèle de texte] » (Warning, 1975 : 32). Iser se propose par exemple de créer dans l’analyse des concrétisations une « Kontrollinstanz [instance de contrôle] » (ibid. : 16) et de situer celle-ci dans le texte même ; cette « instance » dote le critique ou l’historien de la réception de connaissances formelles qui, elles, devraient autoriser à juger de la pertinence des concrétisations :
« Zu ihnen zählen Störungen im Aufbau der intentionalen Satzkorrelate, Schnitt-, Montage- und Segmentiertechniken, Erzählerkommentare, die die erzählte Geschichte perspektivisch auflösen, dem Leser ein breitspektriges Bewertungsangebot offerieren, Überpräzisierungen des Darstellungsrasters, die das Bedürfnis des Lesers nach Konsistenzbildung irritieren, schließlich Verfremdungstechniken im weitesten Sinn » (ibid. : 32).
[Parmi elles, on compte les retournements dans la construction des corrélats intentionnels de la phrase, les techniques de coupe, de montage et de segmentation, les commentaires du narrateur qui dissolvent la perspective de l’histoire racontée, offrent au lecteur une large palette d’évaluations, les sur-précisions de la grille de présentation qui irritent le besoin de cohérence du lecteur, et enfin les techniques de distanciation au sens le plus large].
Cela dit, la « concrétisation » devient elle-même « befragbar [interrogeable] », et c’est ce qui ressort du Reader édité par un élève de H. R. Jauss : Rainer Warning (1936-2024). Ce Reader rassemble des contributions signées par R. Ingarden, F. Vodička, Hans-Georg Gadamer (1900-2002), H. R. Jauss, W. Iser, Stanely Fish et Michael Riffaterre (1924-2006). Dans l’étude rédigée en guise de préface, R. Warning parcourt les articles réunis dans ce collectif tout en revenant à plusieurs reprises sur le fait qu’en littérature, on ne peut disposer d’une « “richtige” Lektüre [“bonne” lecture] » : « Richtig lesen heißt also nicht vereindeutigend lesen. Es heißt, den Text vereindeutigen, wo er eindeutig ist, ihn aber auch offenzuhalten, wo er sich aller Vereindeutigung sperrt und gerade hierin provoziert [Lire correctement, ce n’est donc pas lire de manière ambiguë. Il s’agit d’ambiguïté là où le texte est clair, mais aussi d’ouverture là où il refuse toute ambiguïté et provoque justement en cela] » (ibid. : 32). Il en découle que le véritable effet de la « concrétisation » dépendrait moins des jugements personnels du lecteur, ou de l’« observateur », que de ses compétences en matière de lecture, ce qui justifie l’intérêt que manifeste Iser pour le concept ingardien de « lieux d’indéterminations », celui-ci étant « das wichtigste Umschaltelement zwischen Text und Leser [l’élément d’échange le plus important entre le texte et le lecteur] » (ibid. : 31). Ce qui compte pour les théoriciens de Constance, c’est de réfléchir sur l’« hermeneutischen Fremdheit des Werks [étrangeté herméneutique de l’œuvre] » et d’élucider ainsi les facteurs qui conduisent à favoriser certaines tendances plus que d’autres et à décider par conséquent de la valeur que peut renfermer une œuvre littéraire donnée. La « concrétisation » leur sert d’outil analytique qui, une fois interrogé, permettra de faire une mise en parenthèse criticiste des normes et des jugements de valeur et de laisser ainsi ouverte « der in der Werkstruktur angelegte Spielraum an Konkretisationsmöglichkeiten [la marge de manœuvre offerte par la structure de l’œuvre en termes de possibilités de concrétisation] » (ibid. : 18). C’est de l’objectivité des valeurs qu’il devient ici question, car l’acception double de la notion de « concrétisation » se profile entre l’expérience individuelle d’un côté, et, de l’autre, le regard plutôt réglé et rationnel qui est porté sur elle. Ce va-et-vient, H. R. Jauss et ses élèves – dans le sillage de H.-G. Gadamer – le désignent par « Horizontverschmelzungen [fusion d’horizons] » (Warning, 1975 : 20), une « fusion » où s’entrelacent les jugements personnels aussi bien que la structure interne de l’œuvre, ne serait-ce que pour questionner enfin les « normes qui gouvernent ces jugements » (Iser, 1976 : 62).
Rappelons, pour conclure, que ces enjeux critiques se prolongent à l’époque actuelle. Entre les individus provenant du monde de l’édition, de la création littéraire et du public consommateur, l’on discute amplement de la nécessité d’élargir la typologie de lecture afin de mieux refléter les évolutions sociétales et les archétypes de lecteurs auxquels le public peut s’attendre. Il semble en revanche que les défis posés par le marché du livre et de l’édition marquent, plus que tout autre domaine, le besoin de reposer les questions que soulèvent une notion aussi développée que celle de « concrétisation » : en atteste, comme mentionné auparavant, la notion largement débattue de « lecture sensible », celui-ci renvoyant à tout individu sélectionné par un éditeur ou un écrivain en vue de contribuer à la production d’un livre, à corriger d’éventuels préjugés socio-culturels, donc à « co-créer » l’œuvre avec l’écrivain lui-même. On en arrive à une situation – similaire à celle décrite par R. Warning autour de la « “richtige” Lektüre [“bonne” lecture] » – où l’on dépasse les pratiques éditoriales qui s’intéressent à ce qui est survenu lors de la lecture plutôt que de se demander comment cette lecture s’est produite. Reste à voir comment cette discussion saurait trancher un dilemme évoqué par quelques-uns des grands penseurs du siècle dernier sans nécessairement être résolu : quand R. Ingarden avait suggéré que chaque « concrétisation » contient de nouvelles possibilités d’évaluation ou d’appréciation d’une œuvre d’art littéraire, le phénoménologue avait simultanément mis en évidence le besoin de mener un examen distancié, car « [d]ès qu’il y a exécution ou concrétisation, il y a écart – un écart qui peut, dès que l’on sort des balises de l’œuvre, être source d’erreurs dans la mesure où R. Ingarden suppose tacitement une vérité (même multiple) » (Limido, Malherbe, 2024 : 21). Un constat analogue apparaît en effet chez Hans Günther, dans une étude que le slaviste fit paraître dans la quatrième livraison de Poetica, sous le titre « Grundbegriffe der Rezeptions- und Wirkungsanalyse im tschechischen Strukturalismus [Concepts de base de l’analyse de la réception et de l’effet dans le structuralisme tchèque] ». En parcourant les arguments avancés par F. Vodička eu égard aux critères qui autorisent à juger de la pertinence des concrétisations, H. Günther évoque une réalité dans laquelle il faut se situer si l’on veut contourner l’écueil consistant à figer les concrétisations dans un perpétuel va-et-vient entre la structure de l’œuvre et la relation subjective que le récepteur entretient avec elle. Reprenant, entre autres, les objections levées par R. Wellek au sujet de l’aporie des théories de la réception, H. Günther (1971: 238) incite à réfléchir sur la validité de l’évaluation qui permet de décider de la pertinence d’une concrétisation donnée, quitte à conclure que l’historien de la littérature, cet « observateur » qui concrétise, « nur das sieht, was er zu sehen gelernet hat [ne voit que ce qu’il a appris à voir] » :
« Es wird nicht genüdend berücksichtigt, daß der Literaturhistoriker keinen absoluten Horizont hat, daß auch er nur das sieht, was er zu sehen gelernt hat, daß es Bedingungen gibt, denen er sich nicht entziehen kann: den jeweiligen Stand der literarische Evolution, der wissenschaftlichen Forschung und der geselllschaftlichen Problematik ».
[On ne tient pas suffisamment compte du fait que l’historien de la littérature n’a pas d’horizon absolu, qu’il ne voit que ce qu’il a appris à voir, qu’il y a des conditions auxquelles il ne peut se soustraire : l’état actuel de l’évolution littéraire, de la recherche scientifique et des problèmes de la société].
Agence France-Presse, 2023, « Dans le monde littéraire, la lecture sensible déchaîne les passions », Radio-Canada, 20 mars. Accès : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1964659/lecture-sensible-livres-debat.
Alharbi S., 2023, « École de Constance », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/ecole-de-constance.
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