Avant la Révolution française, la Monarchie dispose de deux moyens essentiels pour assurer ses guerres. Les troupes réglées forment l’Armée, prête à entrer en campagne en permanence, recrutées par engagement volontaire parmi les classes les plus défavorisées, pour les hommes du rang. Le racolage est fréquent et les sergents-recruteurs ne rechignent pas à utiliser des moyens douteux comme l’enivrement des futurs recrutés dans les tavernes afin de les faire signer leur engagement. Le second moyen pour disposer d’hommes tient dans les milices provinciales, constituées en principe d’hommes de 20 à 40 ans tirés au sort sur les listes des milices, lorsque le roi a besoin d’hommes. Mais la liste des exemptions est tellement longue que, une fois de plus, ce sont les plus pauvres qui n’ont pas les moyens de se faire exonérer en payant une somme d’argent, qui sont recrutés en cas de besoin.
L’émergence du conscrit
L’un des premiers actes de l’Assemblée constituante consiste à supprimer, le 4 mars 1791, les milices provinciales. Lorsque les hostilités s’ouvrent avec l’Autriche, en avril 1792, c’est l’appel au volontariat qui l’emporte pour défendre la Révolution. 300 000 hommes sont trouvés, certes, mais par l’envoi de Commissaires de la révolution en région qui « incitent » fortement au volontariat. Lorsque l’armée française évacue la Belgique, le général Dampierre ne peut ramener que 60 000 hommes, la plupart des « volontaires » étant rentrés chez eux. Le décret du 23 août 1793, passé par le Comité de Salut Public, institue la « réquisition des citoyens français contre les ennemis de la république ». La « levée en masse », qui concerne les hommes de 18 à 25 ans, est en fait, une extraordinaire contrainte sociale. En aucune manière, il n’est alors possible de parler de conscription. Ce dernier terme apparaît en 1798. La guerre n’a alors pas cessé depuis 1792, alimentée par les hommes dont le seul tort est d’avoir eu entre 18 et 25 ans au moment de la levée en masse et qui continuent d’être sous les drapeaux, même si les défections sont nombreuses. Dans la loi qui porte son nom en 1798, le général Jourdan reprend à son compte les théories en vogue du service militaire pour tous. Dans le principe tout citoyen français en état de porter les armes devient un soldat. Mais dans les faits, c’est la conscription qui devient universelle et non le départ effectif aux armées. La conscription consiste à inscrire sur des tableaux récapitulatifs tous les jeunes Français de 20 à 25 ans (Crépin, 2009). Tous sont ainsi conscrits (le terme remplace celui de « volontaire » ou de « réquisitionnaire », qui avaient prévalu depuis 1792) sans forcément rejoindre l’armée. C’est le pouvoir législatif, qui, chaque année décide du contingent à lever réellement parmi les conscrits en fonction des besoins militaires. Il est facile de voir, au passage, combien le pouvoir civil s’impose aux instances militaires. L’âge constitue un critère important, les plus jeunes, qui sont dans leur vingtième année, partant les premiers. Devant les très nombreux cas d’insoumission survenus dans les campagnes françaises entre 1792 et 1798, il s’agit ainsi de ne pas peser trop lourdement sur le monde de l’agriculture en exigeant trop d’hommes nécessaires aux travaux des champs. La durée du service militaire est fixée à 5 années. Chaque année, les conscrits appelés d’une nouvelle classe doivent venir prendre la relève de ceux qui atteignent leurs 25 ans. La durée de 5 ans de service est cependant fort théorique car, en cas de guerre, la durée n’est plus fixée à l’avance. Votée le 19 fructidor an VI (5 septembre 1798), la loi est aussitôt appliquée dans le cadre de la lutte contre la deuxième coalition. Ce système perdure sous le consulat et l’Empire, Napoléon devenant de plus en plus exigeant en hommes. Le nombre des conscrits appelés monte en flèche : 80 000 hommes en 1806 au lieu de 60 000 antérieurement, puis 120 000 hommes en 1811 et 1812.
Avec le rétablissement de la monarchie, le système des conscrits se complexifie et s’abâtardit. Dans un premier temps, la charte de 1814 supprime la conscription, qui rappelle trop la période révolutionnaire, avant de la réintroduire sans employer le terme par la loi Gouvion-Saint-Cyr de 1818. Dès lors et jusqu’à 1872, les principes qui prévalent à la levée des conscrits sont les mêmes : un petit nombre d’hommes levés par tirage au sort au sein des conscrits pour un service de longue durée et la possibilité en cas de tirage d’un « mauvais numéro » de se payer un remplaçant. L’inégalité est ainsi patente. La loi Niel de 1868 ne parvient pas à supprimer cette inégalité de sort des conscrits, pas plus que la loi militaire de transition du 27 juillet 1872. Il faut attendre la victoire politique des républicains pour connaître des évolutions fondamentales qui vont créer une véritable « culture du conscrit » jusqu’à la loi de suspension du service national de 1997. Le 15 juillet 1889 est votée la loi militaire après de vifs débats à l’Assemblée.
Le principe fondamental est celui consistant à raccourcir le temps passé à l’armée pour le rendre socialement acceptable, mais de compenser ce raccourcissement par des exemptions de moins en moins nombreuses. Le service militaire passe à 3 ans au lieu de 5. Mais les dispenses sont moins nombreuses. Avec son tropisme anticlérical, la loi impose aux curés et séminaristes d’aller faire un service dont ils étaient, jusqu’alors, dispensés. Ce service n’est pas égalitaire pour autant. Les bacheliers, fort peu nombreux il est vrai à l’époque, ne font qu’un an de service, avec d’autres catégories. La loi de 1905 vient compléter celle de 1889. Elle impose le principe d’universalité du service militaire en supprimant définitivement le tirage au sort (Boulanger, Crépin, 2001).
« Bon pour le service, bon pour les filles » : de quelques rites publics
Avec ces lois de 1889 et 1905, qui correspondent à une massification des armées françaises, le conscrit apparaît pleinement dans l’espace public. Toute une série de rituels viennent, désormais, rythmer l’entrée dans l’âge d’homme. Après la première communion, pour le plus grand nombre, le certificat d’études ou l’entrée précoce dans le monde du travail, le temps du service militaire et de la conscription devient le dernier rite d’initiation des jeunes Français. Le conscrit, porté sur les listes de sa commune dans sa vingtième année, connaît d’abord le « conseil de révision » qui se tient dans le chef-lieu de canton, en présence du sous-préfet ou d’un de ses représentants. Des médecins-majors examinent – fort rapidement – des cohortes de jeunes hommes nus et se prononcent sur leur capacité physique et mentale à effectuer leur service militaire. En cas de mauvaise santé, les jeunes conscrits peuvent être réformés ou exemptés. Ces deux statuts sont alors vus comme des infamies par les regards sociaux de l’époque. De fait, le conseil de révision est assimilé, à un moment où la consommation de services médicaux est très faible, à une véritable certification de virilité. Le dicton « Bon pour le service, bon pour les filles » a alors valeur d’or (Roynette, 2000).
Les conscrits mettent en œuvre des défilés, au retour du conseil de révision, fort bruyants, et fréquemment alcoolisés. Les conscrits défilent dans les rues de leurs villes ou villages en portant des insignes rituels : outre le drapeau tricolore, la canne de tambour-major. Ils ornent le revers de leur vêtement du dimanche des « étoiles filantes », cocardes ornées de rubans, censés symboliser de futures décorations. Les codes vestimentaires du public des conscrits doivent permettre à la communauté villageoise de les reconnaître au premier coup d’œil, mais également à l’oreille. Le canotier, ou le chapeau noir, le gibus et l’habit de cérémonie, les tabliers portant l’année de naissance s’inscrivent dans des traditions régionales selon que l’on se trouve en Bresse, en Ardèche ou dans le Charolais. Les cocardes tricolores constituent un point commun à toutes ces manifestations publiques. Le recours à des instruments de musique, plus ou moins bien maîtrisés (sifflets, trompettes et clairons, tambours), constitue une deuxième composante commune à ces rituels publics. Dans l’Ain, les conscrits se rassemblent avec leurs ménétriers joueurs d’instruments de musique, jouant de la clarinette et du tambour. Ils rendent visite à tous les habitants, afin de récolter des dons leur permettant d’organiser un bal et un banquet. En échange, ils remettent aux donateurs une cocarde tricolore. Ils disposent d’un « quartier général » – généralement un café – d’où ils organisent les visites aux habitants. En cela, le rituel de conscription constitue incontestablement un lien inter-âges au sein des communautés rurales et urbaines. Le public est alors élargi non seulement aux mobilisables éventuels et à leur classe d’âge, mais à l’ensemble des familles et de la communauté citoyenne. Après la collecte, vient le temps de la fête. Les « classards » se font photographier en groupe viril pour la « photo de classe ». C’est alors le banquet puis le bal qui suit. Le lendemain se situe le rituel de « l’enterrement de la classe ». Les drapeaux sont alors crêpés de noir et un cercueil symbolisant la classe est mis au bûcher. Le public a donc largement le temps de participer à ces rituels qui s’inscrivent dans la durée et qui concernent des participants nombreux, aux yeux de la communauté urbaine.
Ces rituels sont non seulement acceptés par les familles mais également souhaités jusqu’aux années 1960. Voir un fils revenir réformé est alors perçu comme une marque déshonorante. Pourtant ces rituels s’implantent assez différemment selon les régions de France. Dans certaines régions (Sud-Ouest, Pyrénées, Normandie), ils régressent dès avant la Grande Guerre. Dans d’autres régions (Languedoc, Provence), la mort de masse de 1914-1918 les faits disparaître. Pourtant, dans d’autres cultures régionales (Lyonnais, Bourgogne, Alpes ou Nord-Est), ces rituels demeurent vivants, y compris jusqu’à aujourd’hui malgré la suspension du service militaire.
Les registres de conscription représentent pour l’historien une manne documentaire incomparable. Les renseignements portés sur chaque conscrit, taille, corpulence, poids, couleurs des yeux, signes distinctifs, les indications « sait lire et écrire », etc., constituent un fonds irremplaçable pour se faire une idée précise et statistique de la jeune population masculine française entre 1889 et 1997.
Le temps de caserne… et sa remise en question
Le conscrit entre ensuite à la caserne. Dans les années 1880-1890, avec la massification de la conscription, une sorte de « blanc manteau » de casernes surgit dans de nombreuses villes de France. Chaque député veut sa garnison, comme il veut sa gare. Le conscrit perd son statut de civil et devient un soldat doté d’un matricule. Les républicains veulent incontestablement faire du temps du service militaire la seconde école du citoyen, après l’école primaire devenue gratuite, laïque et obligatoire, entre 1880 et 1882. Le service doit être le temps de l’achèvement de l’école du civisme, entamée par les instituteurs quelques années auparavant. Mais un nouvel antimilitarisme, notamment à l’extrême gauche, fait de la caserne le lieu d’apprentissage de l’alcool et de l’abrutissement. L’acculturation des conscrits est, en tout cas, très importante. Ils découvrent les règles de la vie militaire, rigoureuse voire carrément brutale, mais font connaissance aussi avec d’autres mœurs dans les villes régimentaires qui les accueillent. Malgré les limites de la loi de 1889, une véritable mixité sociale se met partiellement en place. La conscription constitue aussi un incontestable mouvement d’ouverture géographique. Des jeunes ruraux du Périgord ou de l’Ardèche, découvrent les villes et les campagnes du nord-est de la France.
Dans un cas bien précis, la conscription devient ouvertement un outil politique. Après la Première Guerre mondiale, la refrancisation de l’Alsace et de la partie de Lorraine annexée en 1870, se fait aussi par la conscription. De 1919 à 1922, les conscrits alsaciens-lorrains bénéficient d’un régime spécial pour faciliter le passage du système allemand au système français. Ils connaissent un régime particulier d’affectation à l’Ouest de la frontière de 1914, pour les placer tout à la fois dans un contexte de langue française tout en les déracinant le moins possible spatialement.
Après les ravages de la Grande Guerre, le conscrit connaît des évolutions de son sort, qui portent essentiellement sur la durée du service militaire : 18 mois, par la loi du 1er avril 1923, 1 an le 31 mars 1928, puis deux ans le 17 mars 1935. En 1946, la loi réorganise un service de 12 mois. Mais durant la guerre d’Algérie, les appelés et rappelés voient leur service prolongé, à titre exceptionnel à 24, 27 voire 30 mois. C’est véritablement le traumatisme de la guerre d’Algérie qui vient rompre la culture de la conscription. La France des trente glorieuses est alors en pleine mutation économique, mais plus encore sociologique. Les réflexes patriarcaux sont de plus en plus remis en question, par les jeunes, les femmes, les employés. La modernité vient d’Amérique et les jeunes ne jurent que par « Salut les copains ». C’est le temps de la remise en question des institutions traditionnellement porteuses d’autorité : l’école et l’armée au premier chef, sont remises en cause dans leur fonctionnement. Les jeunes Français ont clairement montré entre 1954 et 1962 que, s’ils ne se dérobaient pas massivement à leur devoir de défense, ils ne voulaient pas, non plus, mourir pour les Aurès. À l’issue du conflit algérien, Charles de Gaulle et son ministre des Armées, le lorrain Pierre Messmer, entament une profonde réforme de la conscription. Le décret du 15 octobre 1963 réduit le service militaire à 16 mois, tandis que la loi du 9 juillet 1965 remplace le « service militaire » par le « service national », qui peut prendre plusieurs visages. À côté du service militaire classique, il devient possible de faire un temps de coopération à l’étranger ou de partir au titre de l’aide technique dans les départements et territoires d’outre-mer (Cochet, 2013). Le statut d’objecteur de conscience est introduit, même s’il demeure interdit d’en faire de la publicité. En 1970, le service national est réduit à 12 mois. En août 1985, le service national s’ouvre encore par la possibilité de l’effectuer dans la police. En janvier 1992, le service est réduit à 10 mois et par la loi du 28 octobre 1997, le service national est suspendu (et non supprimé) (Duval, 1997). Il est vrai qu’il ne correspondait plus, ni d’un point de vue strictement militaire, ni d’un point de vue sociologique, aux besoins et demandes des jeunes Français. Militairement, le temps des gros bataillons est dépassé. Les combats d’aujourd’hui se font avec des hommes peu nombreux, supérieurement entraînés, dotés de matériels sophistiqués et de plus en plus coûteux. Socialement, à partir des années 1970, le conscrit renâcle. La vocation de fantassin n’existe plus. La montée en puissance du nombre de lycéens et d’étudiants amène à considérer que le temps passé au service militaire est du temps perdu, tandis que la fonction éducative de l’armée s’estompe. Dans le même temps, les catégories sociologiquement favorisées des conscrits se détournent du service militaire et choisissent des voies d’évitement : exemption, réforme, service au sein de la coopération. En 1994, un quart des conscrits français échappent au service national. La culture du conscrit disparaît bien avant la fin du service militaire. Les chapeaux ornés, les chants ne font plus recette. L’exode rural est passé par là aussi et la culture urbaine s’accommode mal de ce type de manifestation. Le climat anti-militariste régnant dans la France de l’après-1968 joue aussi beaucoup dans la disparition du folklore conscrit.
Le mythe du conscrit s’installe donc en France assez rapidement, après la loi militaire de 1872, et va massivement scander la vie des jeunes Français de sexe masculin jusqu’aux années suivant la fin de la Grande Guerre. Passée celle-ci, la culture du conscrit est petit à petit mise en sommeil, tant il est vrai que les champs d’honneur sont fort remplis et qu’il est désormais difficile d’entonner les chants de conscrits.
Il est pourtant des lieux où la culture « conscrit » continue d’exister. La ville de Villefranche-sur-Saône fait perdurer un rituel très spécifique (http://www.villefranche.net/index.php/capitale-du-beaujolais/un-peu-dhistoire/48-la-tradition-conscrits.html). Chaque dernière semaine de janvier, la fête des conscrits continue de battre son plein, après des mois de préparation. L’avant-dernier dimanche de janvier, les jeunes hommes dans leur vingtième année se voient remettre leurs drapeaux et assistent à la messe à Notre-Dame des Marais où les drapeaux sont bénis. Une retraite aux flambeaux suit avec aubade aux « classards ». Un dépôt de gerbes aux conscrits morts pour la France et d’autres manifestations accompagnent les fêtes étalées sur plusieurs jours qui touchent un large public. Le temps le plus fort en est le dernier dimanche de janvier, le temps de « la vague », grand défilé au centre de Villefranche-sur-Saône dans lequel les conscrits marchent en groupe serré, zigzaguant d’un bord de la rue centrale à un autre. Alors que la conscription stricto sensu n’existe plus, cette fête spécifique a su lier des publics différents entre eux en devenant explicitement une fête de cohésion locale entre publics de différentes générations, au nom d’une mémoire partagée.
Boulanger P., Crépin A., 2001, Le Soldat citoyen. Une histoire de la conscription, Paris, Documentation française.
Cochet F., 2013, Être Soldat. De la révolution à nos jours, Paris, A. Colin.
Crépin A., 2009, Histoire de la conscription, Paris, Gallimard.
Duval E.-J., 1997, Regards sur la conscription, 1790-1997, Paris, Fondation pour les études de défense.
Roynette O., 2000, Bons pour le service. L’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin.
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