Contre-public


 

Origine de la notion de « contre-public »

Ainsi que le rappelle Katherine A. Gordy (2015), professeure de théorie politique à l’Université de San Francisco, le terme « contre-public » (« Gegenöffentlichkeit ») apparaît d’abord dans l’ouvrage de Oskar Negt et Alexander Kluge Öffentlichkeit und Erfahrung paru en 1972 et traduit vingt ans plus tard en anglais Public Sphere and Experience: Toward an Analysis of the Bourgeois and Proletarian Public Sphere. Cet ouvrage constitue une réponse à celui de Jürgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la sphère publique bourgeoise (traduit en français en 1978). Dans cet ouvrage devenu classique, J. Habermas combine une analyse historique et normative afin de reconstituer l’émergence d’une sphère publique au tournant du XVIIIe siècle dans trois pays européens (Allemagne, Angleterre et France), puis son déclin au cours du XIXe siècle. Très discutée, la thèse centrale de J. Habermas postule l’existence d’un espace public, soit un lieu à la fois réel et symbolique, entre l’État et la société, dans lequel les idées privées sur les affaires politiques sont débattues de manière rationnelle et critique, ne constituant plus dès lors de simples opinions, mais devenant constitutives d’une opinion publique. Ce concept qui innerve de très nombreux travaux en sciences sociales suscite une pluralité de critiques parmi lesquelles celle qui donnera lieu à l’émergence de concepts concurrents destinés à penser précisément le caractère non bourgeois d’un espace public en réalité fragmenté en de multiples sphères publiques, tout autant non soumises à la censure de l’État. Ainsi, dès 1972, O. Negt et A. Kluge estiment que le principe constitutif d’une sphère publique bourgeoise (fictionnelle) n’est certes pas le débat rationnel-critique, mais bien l’exclusion implacable de toutes les formes de particularités. Ces auteurs proposent ainsi de faire droit à l’existence d’une « sphère publique prolétarienne ». En effet, l’espace public selon J. Habermas valorise une forme de discours et d’échanges au cours duquel les participants sont supposés mettre entre parenthèses leur statut différent et délibérer comme s’ils était égaux. Aussi les normes communicationnelles définies par J. Habermas conduisent-elles « à exclure, directement en rejetant des intérêts ou des questions particulières, et indirectement, par le biais de procédures dictant la substance du débat public et son résultat » (Gordy, 2015 : 761 ; notre trad.). Rejetant le caractère hégémonique de la sphère publique bourgeoise telle que qu’envisagée par J. Habermas, O. Negt et A. Kluge argumentent pour le développement d’une sphère publique prolétarienne, entendue comme un contre-public fondé sur l’expression de la différence, des besoins et intérêts concrets des travailleurs, à rebours des principes de la délibération qui devraient structurer la sphère publique dominante. Devrait pouvoir émerger un « espace public oppositionnel », ainsi que le rappelle Loïc Ballarini (2017), significatif d’une conception de la société qui ne serait pas, comme chez J. Habermas, structurée par le langage orienté vers l’intercompréhension, mais bien pétri de rapports de force et de domination car divisée en classes sociales entretenant des relations possiblement conflictuelles avec les modes de production capitaliste.

 

Réception du concept de contre-public

Le travail de O. Negt et A. Kluge constituera l’amorce d’un courant théorique prolifique des contre-publics à travers la critique de la prétention à l’universalité du modèle habermassien, ce dernier reposant en définitive sur la négation des inégalités réelles renvoyées à la seule sphère privée.

Ainsi, aux Etats-Unis, à partir des années 1990 les théories féministes s’intéressent à la manière dont les définitions de ce qui relève du public ou du privé peuvent faire perdurer les inégalités en restreignant l’accès de certains thèmes, de certains types de raisonnement et modes de discussion à l’espace public, laissant les inégalités s’enraciner dans la sphère domestique. Dans cette perspective, elles vont mobiliser la notion de « contre-public » afin de rendre compte mais aussi de remédier aux inégalités à l’œuvre dans la sphère publique dominante. Plusieurs auteurs comme Rita Felski (1989), spécialiste de théorie esthétique et littéraire, et la philosophe Nancy Fraser vont mettre au jour l’existence d’une sphère publique féministe qui ne prétend pas à l’universalité, mais qui repose sur l’expérience commune de la discrimination, de l’oppression et de l’exclusion.

Dans un texte clé, N. Fraser (2001 : 133) va ainsi opposer à J. Habermas une relecture critique du concept d’espace public en montrant que « le public bourgeois n’a jamais été le public. Au contraire, presque à la même époque, on a assisté à l’apparition d’une multitude de contre-publics concurrents, comprenant les publics nationalistes, les publics paysans populaires, les publics des femmes de l’élite et les publics de la classe ouvrière. » Ces contre-publics, identifiés également au XVIIIe siècle, ont un style alternatif de comportement politique et reposent sur des normes de prise de parole publique différentes de celles qui prévalent dans la sphère publique bourgeoise dont ils sont activement exclus. Alors que la fragmentation de la sphère publique constitue pour J. Habermas un péril démocratique récent, pour N. Fraser, la multiplicité des sphères publiques renforce au contraire la démocratie participative dans les sociétés stratifiées et multiculturelles comme l’expliquent Melanie Loehwing et Jeff Motter (2009).

Néanmoins, ces contre-publics constituent des publics faibles qui ont seulement pour objet la formation d’opinions et qui n’englobent pas la prise de décision. De fait, ils demeurent subordonnés au public dominant, majoritairement masculin, blanc et bourgeois. Empruntant à la théoricienne indienne spécialiste des études postcoloniales et féministes, Gayatri Spivak (1988) le qualificatif de « subalterne », N. Fraser (2011 : 126-127) évoque ainsi des « contre-publics subalternes », fondés notamment sur la race, le genre ou la classe qui constituent « des arènes discursives parallèles dans lesquelles les membres des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contre-discours, ce qui leur permet de développer leur propre interprétation de leurs identités, de leurs intérêts et de leurs besoins ». Elle donne comme exemple le plus frappant le contre-public subalterne féministe nord-américain de la fin du XXe siècle. Antérieurement, R. Felski (1989) avait mis en lumière les multiples espaces de résistance où se disséminait la pensée féministe, en évoquant par exemple les cliniques, les groupes d’action politique, les librairies ou encore les collectifs de filmographie. Les féministes ont également investi les agences étatiques ou bien les institutions capitalistes comme les firmes de médias à Hollywood. Naturellement, l’ensemble de ces espaces et institutions peuvent être occupés par des sous-groupes ayant des intérêts et des opinions très différents. Pour leur part, les études de cas rassemblées par Benjamin Ferron, Claire Oger et Emilie Née (2022 : 283) illustrent la diversité des lieux d’interaction et de dispositifs au sein desquels peut advenir l’expression de celles et ceux qui « occupent en général des positions dominées dans les rapports sociaux de classe, de race, de genre, de nation ou de génération. »

Soulignons que les contre-publics subalternes ne sont pas toujours et nécessairement vertueux : certains d’entre eux sont « explicitement antidémocratiques et anti-égalitaires et même ceux qui sont animés d’intentions démocratiques et égalitaires ne sont pas épargnés par des modes spécifiques d’exclusion et de marginalisation informelles » (Fraser, 2011 :127). Mais comme ils naissent en réaction aux exclusions au sein des publics dominants, ils contribuent à l’élargissement de l’espace discursif.

La mise au défi du modèle habermassien, documentée sur un plan historiographique, à travers la proposition théorique de « contre-publics » a elle-même fait l’objet de plusieurs discussions. Même si elle critique la fiction d’une sphère publique universelle, N. Fraser souhaite la maintenir ; de fait, la valeur de la délibération elle-même n’est pas remise en cause et sont laissées de côté les relations que peuvent entretenir les contre-publics et les sphères publiques dominantes. Virginie Julliard (2019), reprenant l’une des critiques de la théorie queer, souligne ainsi que puisque le caractère normatif des formes d’intervention dans le débat public n’est pas interrogé, la philosophe ne peut saisir les formes du langage et « les registres de communication ou d’esthétique de la communication de la contestation » propres aux contre-publics. Pour Michael Warner (2002 :50), important théoricien queer, professeur d’études américaines et anglaises à l’Université de Yale, un public est un espace de discours qui prend consistance précisément par le fait même d’être adressé, l’adresse se référant à une audience d’inconnus. Conscient à des degrés divers de leur statut subordonné :

« Les contre-publics sont structurés par des dispositions et des protocoles différents de ceux existant ailleurs dans la culture, formulant des hypothèses différentes de ce qui peut être dit ou de ce qui va sans dire. Au sens du terme que je défends ici, de tels publics constituent des contre-publics. »

« They [counterpublics] are structured by different dispositions or protocols from those that obtain elsewhere in the culture, making different assumptions about what can be said or what goes without saying. In the sense of the term that I am here advocating, such publics are counterpublics.» (Warner, 2002: 86)

 

Comme le remarque Daniel Cefaï (2017), une très importante littérature s’est développée sur les contre-publics, à tel point que ces derniers puissent être quasiment devenus synonymes de mouvements sociaux d’opposition. Outre l’évacuation de la puissance critique du concept de publicité, l’auteur note que l’opposition entre public dominant et publics subalternes deviendrait en réalité un « équivalent fonctionnel de la vieille lutte des classes ». Il importe dès lors de s’interroger sur la nature du « contre » dans les contre-publics et sur leurs modalités d’action, considérablement diversifiées.

 

Que signifie le « contre » dans « contre-public » ?

Selon D. Cefaï (2017) le « contre » renvoie à « une prise de conscience des processus de dépossession de soi et d’atomisation des expériences, d’impuissance institutionnelle, d’aliénation culturelle et d’amnésie collective contre lesquels se battent nombre de mouvements sociaux. » Outre les antagonismes de classe, le « contre » peut ainsi renvoyer aux luttes pour la reconnaissance de certains groupes marginalisés en raison notamment du partage par leurs membres d’une caractéristique non choisie telle que, par exemple, le genre, la race, le handicap, l’ethnicité ou l’âge. De ce point de vue, il faut souligner le refus de N. Fraser des approches psychologisantes conduisant à dépolitiser les problèmes sociaux en ramenant à la famille et à ses possibles dysfonctionnements l’expression non validée institutionnellement de besoins sociaux exprimés comme dans le domaine de la parentalité par les membres de communautés LGBT, ou par les femmes victimes de violences conjugales. La philosophe et traductrice française de l’œuvre de N. Fraser, Estelle Ferrarese (2015) rappelle ainsi que les espaces publics subalternes permettent aux membres des groupes dominés de « comprendre leurs expériences comme partagées et de développer de nouveaux récits de soi. »

Aussi la dimension discursive apparaît-elle déterminante dans la définition de contre-publics qui peuvent développer des stratégies rhétoriques protestataires différenciées à l’égard de la sphère publique dominante. Professeur à l’Université de Wisconsin-Madison travaillant sur la manière dont les interactions entre les relations de pouvoir et les inégalités politiques, culturelles et économiques façonnent la prise de parole publique, Robert Asen (2000 : 438) introduit ici l’idée d’« engagements discursifs » (« discursive engagements ») de la part de collectifs qui émergent (« emergent collectives ») pour appréhender la pluralité des situations et des expériences d’oppression que peuvent subir certains groupes. Il s’agit pour lui d’examiner la manière dont les contre-publics, qui se pensent explicitement comme des collectifs alternatifs, portent les problématiques d’exclusion et d’injustice auprès de publics plus larges.

À la place d’« une » sphère publique noire ou d’un contre-public noir, il est plus judicieux de considérer de multiples sphères publiques noires constituées par des groupes qui certes disposent d’un substrat racial commun mais qui peut-être ne partagent pas la même classe, le même genre, la même ethnie ou les mêmes tenants idéologiques. Ainsi, à partir d’une importante revue de la littérature sur les mouvements sociaux rassemblant des publics noirs et leurs représentations notamment dans les médias, Catherine R. Squires, professeure en communication à l’Université du Minnesota, dresse une typologie des publics subalternes qui interagissent différemment avec les publics dominants selon les ressources dont ils disposent, leurs objectifs mais aussi la manière dont l’État les sanctionne ou non. L’objectif est ici de montrer l’hétérogénéité pouvant exister au sein même de la sphère publique marginalisée. Un public « enclavé » dissimule ses idées et stratégies contre-hégémoniques afin de survivre et d’éviter les sanctions, alors même que des débats intenses peuvent avoir lieu en son sein. Un « contre-public » agit ouvertement et mobilise à l’égard de publics plus larges les répertoires d’action traditionnels des mouvements sociaux comme le boycott ou la désobéissance civile. Enfin, le public « satellite » cherche à se distinguer des autres publics marginalisés pour des raisons autres que l’oppression mais s’implique de temps en temps dans la sphère publique dominante avec laquelle il ne recherche pourtant aucun compromis et dont il n’attend aucune reconnaissance.

Mais la fragmentation idéologique, comme la diversification des stratégies d’émancipation, peuvent avoir des effets délétères sur la reconnaissance des groupes minorisés dont le dénominateur commun est précisément l’expérience de la discrimination et un moindre pouvoir par rapport à un groupe dominant. Exhibit B, l’installation-performance de Brett Bailey en région parisienne en 2014 constitue un bon exemple de ce dilemme. L’œuvre qui est présentée comme antiraciste a suscité la contestation de la part de collectifs ayant une définition antagonique de l’antiracisme. Maxime Cervulle (2017) montre que la médiatisation de cette controverse participe en réalité à délégitimer la contestation du public oppositionnel d’Exhibit B. Dans la presse nationale quotidienne, la mobilisation de ce dernier se trouve disqualifiée, puisque l’expression des opposants y est décrite comme mal orientée et disproportionnée. De surcroît, ceux-ci sont présentés comme inaptes au jugement esthétique.

 

Modalités d’action des contre-publics

Ajoutons que, dans une perspective pragmatiste, les membres d’un public ne sont pas uniquement liés par des caractéristiques sociales ou une condition matérielle, mais bien par une préoccupation commune. La spécialiste de philosophie politique Joëlle Zask (2008) explique ainsi que, pour John Dewey (1859-1952), un public devient actif lorsque ses membres identifient le problème qui les affecte et qu’ils développent des modalités d’actions collectives visant à sa résolution qui peut ou non être prise en charge par les pouvoirs publics. Ce faisant, ils participent directement à la constitution des problèmes publics. L’apport du pragmatisme est ici de mettre l’accent sur le travail d’enquête et d’expérimentation auquel peuvent s’adonner les publics, et qui peut nourrir des stratégies d’action collective au-delà du seul échange d’arguments rationnels.

Cependant, tous les contre-publics ne souhaitent pas nécessairement publiciser leurs revendications ou engager une quelconque interaction avec les autorités étatiques. Colin Robineau (2016) a ainsi étudié le fonctionnement de La Cuisine, un squat d’activités de l’Est parisien animé par des militants « révolutionnaires » qui cherchent à développer un espace de solidarités dans le quartier et qui se construit en refusant la médiatisation de ses activités par les médias de masse qualifiés de « presse nationale bourgeoise ». Comme le note l’auteur, « l’exposition publique et médiatique et l’accès à « l’espace public national » apparaissent alors comme néfastes à leur action et nullement comme une condition de possibilité à la légitimation de leur discours et de leurs pratiques » (Robineau, 2016 : 136). Cette expérience montre, d’une part, que l’existence politique n’est pas toujours conditionnée à l’accès aux institutions et aux médias nationaux et, d’autre part, qu’il ne faut pas présupposer de la part des contre-publics l’objectif d’influencer l’action de l’État.

De fait, les modalités d’expression des contre-publics sont extrêmement variées et ne s’inscrivent pas toujours, loin s’en faut, dans le registre du débat public où est évaluée la valeur des arguments à l’aune de leur rationalité. L’imagination et l’émotion trouvent également leur place dans des récits historiques et des témoignages personnels, comme elles peuvent nourrir des formes et des genres littéraires, musicaux ou poétiques, ou des événements culturels.

Le web et les réseaux socionumériques sont devenus des espaces privilégiés où se déploient les oppositions entre publics et contre-publics. Une littérature foisonnante vient documenter la manière dont des mouvements sociaux émergents utilisent les plateformes numériques afin de mettre a minima en visibilité des revendications considérées comme non traitées ou disqualifiées par les médias traditionnels, absentes ou peu représentées dans les agendas politiques (Raynauld, Richez et Wojcik, 2020). À cet égard, la médiatisation dans la presse quotidienne du mouvement des Gilets jaunes ainsi que ses expressions diverses sur des réseaux tels que Facebook et Twitter constituent un exemple frappant de la mise en concurrence des récits et contre-récits qui animent le mouvement et contribuent à en définir une identité complexe (Souillard et al., 2020).

La question de la construction ou de la consolidation de leur identité anime largement les travaux qui investiguent l’investissement de l’espace public numérique par des collectifs plus ou moins marginalisés. En effet, les technologies numériques apparaissent propices à la création de zones multiples où se configurent, s’agrègent et se croisent des contre-discours critiques dont les modalités ne sont pas conformes aux standards élaborés par le modèle habermassien. De nombreux mouvements contestataires produisent ainsi leur propre dispositif de communication destiné à supporter des stratégies discursives visant à critiquer le pouvoir dominant et à forger l’identité et la consistance du mouvement à rebours des organisations partisanes traditionnelles, à l’image du blog de Beppe Grillo, un comique italien, auteur de satires politiques à forte audience à la télévision, d’abord engagé localement en politique et fondateur du MoVimento 5 stelle (M5S, Mouvement 5 étoiles) à visée anti-corruption et à la rhétorique populiste, étudié par Paola Sedda (2019).

Par ailleurs, les fonctionnalités et le mode de fonctionnement mêmes des médias socionumériques apparaissent largement favorables à la constitution de tels groupes. Par exemple, il a été à maintes reprises souligné l’effet de « bulle de filtre » favorisé par les algorithmes qui régissent les réseaux sociaux et les moteurs de recherche. Leurs utilisateurs vont être mécaniquement davantage exposés à des contenus proches de leurs intérêts, préoccupations et similaires à leurs opinions préalables qu’ils ne le seront à des contenus contradictoires avec leurs convictions. Mobilisant précisément la chambre d’écho comme grille de lecture, Julien Mesangeau et Céline Morin (2021) dépeignent une « manosphère », c’est-à-dire un contre-public antiféministe qui promeut un régime politique patriarcal, particulièrement lorsqu’elle s’exprime dans les commentaires YouTube, comme une sphère de discussion caractérisée par une forte conflictualité et une expression personnelle répétitive. Alors que les contre-publics avaient plutôt tendance à être localisés, les technologies numériques inclinent également à considérer leur possible globalisation comme a pu l’illustrer ces dernières années la publicisation de causes et de contestations à l’aide de hashtags sur Twitter telles que par exemple #Occupy, #BlackLivesMatter ou #MeToo.

Occupy Wall Street, 14e jour. Source : Wikimédia (CC BY-SA 3.0).

Occupy Wall Street, 14e jour. Source : Wikimedia (CC BY-SA 3.0).

 

De manière plus générale, la littérature sur l’activisme digital a engendré une prolifération de termes liant la notion de contre-public à celle de « publics en réseau » (networked publics), ces derniers renvoyant à la fois à l’espace construit à travers les technologies et au collectif imaginé qui émerge à l’intersection des personnes, des technologies et des pratiques (boyd, 2011). Des propositions telles que celles de « contre-publics en réseau » (« networked counterpublics » : Penney et Dadas, 2014), « réseaux de contre-publics » (« counterpublic networks » : Jackson et Foucault Welles, 2015) ou encore « sphère de contre-public en ligne » (« online counterpublic sphere » : Milioni, 2009) ont ainsi tenté de rendre compte des formes contemporaines et publiques de contestation. Toutefois, pour Anastasia Kavada et Thomas Poell (2021), les concepts de contre-publics et de publics en réseaux ne sont pas en mesure de capturer les processus dynamiques à l’aide desquels émerge et se publicise la contestation en différents points du monde et à travers le temps. Ils adressent alors deux critiques majeures à ces concepts. D’une part, le contre-public est souvent rapporté à des mouvements et des organisations sociales spécifiques qui se rejoignent lors d’un épisode contestataire ; dès lors, le contre-public apparaît enclavé en tant que groupe qui dispose de frontières bien définies. D’autre part, les publics tendent à être analysés en lien avec des espaces en ligne déterminés, par exemple, une page Facebook, un hashtag, un média alternatif. Or, une telle localisation néglige le fait que les contestations en ligne se diffractent à travers précisément une variété de lieux et de dispositifs pouvant être tout aussi bien en ligne que hors ligne. Les auteurs soulignent aussi que les épisodes les plus vibrants de contestation publique proviennent de citoyens qui appartiennent à des systèmes politiques différents, qui peuvent être démocratiques ou autoritaires. C’est bien l’idéal de l’État-nation démocratique dont la légitimation dépend de sa propension à prendre ou non en compte l’opinion publique, qui sous-tend tant le modèle de sphère publique que sa correction post-bourgeoise. Dans les travaux sur les contre-publics, demeure non questionnée la déconnexion entre les dynamiques de la contestation transnationale et le modèle démocratique central pour la théorie de la sphère publique.

En conséquence, afin d’évaluer les implications démocratiques des formes de contestation déliées d’attache géographique, les auteurs proposent de relier la notion de publicité au cadre analytique de la politique contentieuse. Ce cadrage analytique leur permet d’analyser pour les cas de Occupy et de la révolution égyptienne (2011) la manière dont les médias sociaux affectent les dimensions matérielles, spatiales et temporelles de ce que les auteurs appellent la publicité contentieuse (contentious publicness).

Révolution égyptienne de 2011, Place Tahrir occupée le 8 février 2011. Source : Wikimédia (CC BY 2.0).

Révolution égyptienne de 2011, Place Tahrir occupée le 8 février 2011. Source : Wikimedia (CC BY 2.0).

 

Conclusion

La notion de « contre-public » a massivement investi les études de genre, particulièrement dans le monde anglo-saxon, où elle croise désormais fréquemment les problématiques de l’intersectionnalité comme celles des représentations médiatiques. Elle nourrit aussi les travaux relatifs au militantisme et mouvements sociaux, notamment lorsqu’ils prennent forme à l’aide des technologies numériques, et qui cherchent à promouvoir une variété de causes plus ou moins audibles en régime démocratique (souffrance animale, violences sexuelles, représentation des minorités, …). Elle est aussi utilisée pour désigner des mouvements (par exemple des mouvements d’extrême-droite, religieux ou sectaires) qui entretiennent un rapport très relâché à l’égard des normes démocratiques et de la liberté d’expression. Comme souvent, la plasticité d’une notion et son apparente facilité d’usage contribuent à son succès, moins avéré en France toutefois que dans les pays de langue anglaise, au risque d’en diluer la portée critique spécifique. De fait, plusieurs articulations théoriques demeurent pour partie inachevées comme celles qui pourraient lier la question des contre-publics avec celle de la construction des problèmes publics ou bien qui s’emploieraient à travailler les possibles liens entre contre-publics et radicalisme, ou encore les porosités entre les caractérisations possibles des publics, telles que par exemple, les « publics affectifs », dont les dynamiques d’action et les modes de communication peuvent aussi être rétifs à ceux promus par les institutions et les pouvoirs institués.


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Auteur·e·s

Wojcik Stéphanie

Centre d’étude des discours, images, textes, écrits, communication Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne

Citer la notice

Wojcik Stéphanie, « Contre-public » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 19 juillet 2022. Dernière modification le 27 juin 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/contre-public.

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