Cosmopolitisme esthético-culturel


 

De la globalisation de la culture…

Certains auteurs considèrent que la globalisation de la culture est l’un des aspects les plus marquants de la forte interconnexion entre sociétés qui caractérise le monde contemporain. Non seulement les volumes financiers des flux culturels sont très importants, mais surtout la circulation internationale des produits culturels façonne des imaginaires et des représentations, qui sont d’autant plus puissants que les consommations culturelles renvoient aux temps de loisirs, supposés librement choisis. Arjun Appadurai (1996) rappelle ainsi que parmi les flux globaux, qu’il nomme « scapes », trois sur cinq sont de nature culturelle – les mediascapes (flux des médias qui forment et informent nos représentations du monde), les ethnoscapes (les migrations qui transforment nos contacts avec l’altérité) et les ideoscapes (la circulation globale des idées, valeurs et normes). De façon plus radicale, Frank Lechner et John Boli (2005) estiment que tous les éléments qui contribuent à unifier le monde, y compris dans son infrastructure, ont une nature profondément culturelle. De fait, l’expansion mondiale du capitalisme a donné une plus grande importance aux questions culturelles (Robertson, White, 2007), si bien que certains caractérisent le capitalisme contemporain comme (également) « artiste » (Lipovetsky, Serroy, 2013).

Les échanges de biens et services culturels représentent une part importante des échanges mondiaux – ce commerce a atteint un montant global de près de 213 milliards de dollars américains en 2013, soit près du double de ce qu’on observait en 2004. Ces échanges traduisent les mutations des équilibres géopolitiques : alors que les États-Unis dominaient sans partage – ce qui a fait dire que la globalisation de la culture n’était que l’autre nom de l’« américanisation » (Kuisel, 1991) –, c’est la Chine qui est, depuis 2013, le premier exportateur de biens et services culturels (pour un montant de plus de 60 milliards de dollars, soit plus du double des exportations américaines). Si les États-Unis restent le premier importateur de biens culturels (et de manière générale, les pays développés sont moins exportateurs qu’importateurs), de nouveaux producteurs sont apparus, Turquie et Inde notamment, qui font désormais partie des dix premiers exportateurs mondiaux.

La globalisation de la culture atteste de deux mutations majeures. D’abord, elle entérine chez le consommateur le passage en régime d’hyper-choix globalisé, transformation qui n’est pas sans lien avec l’avènement de l’éclectisme (Donnat, 1994) ou de l’omnivorisme (Peterson, Kern, 1996) – même si dans ces analyses, les effets propres de cette globalisation de la culture y ont peu été mis en avant (Cicchelli, Octobre, 2017). Ensuite, elle met en évidence le rôle joué par les imaginaires dans les conduites sociales, puisque les rencontres médiées avec l’altérité que proposent les produits culturels en provenance de pays pouvant être culturellement fort éloignés pallient les limites des mobilités physiques. De ce fait, le rôle des médias et des contenus audiovisuels qu’ils mettent en circulation est central, car ils offrent des ressources narratives pour se constituer des images du monde. Diana Crane (2014) a ainsi montré, à travers son analyse du cinéma américain, combien ce secteur tenait une place majeure dans la construction d’imaginaires transnationaux. Comme dans bien d’autres domaines de la globalisation, c’est bien sur le terrain de la production et diffusion d’imaginaires que la compétition s’accroît entre les acteurs globaux anciens et nouveaux, en vue de l’établissement d’hégémonies fondées sur le recours au soft power. À la compétition entre anciens centres et périphéries s’ajoute le retour de restauration d’ambitions impérialistes, comme l’indique par exemple le récent succès du film sino-américain The Great Wall, un film sino-américain, réalisé par Zhang Yimou, avec des stars chinoise (Jing Tian) et américaine (Matt Damon), qui a rapporté 334 millions de dollars au total pour un budget de 150 millions. On en trouve d’autres exemples dans la ferveur créée autour de séries turques diffusées notamment dans les pays arabo-musulmans (Le Règne d’Abdülhamid, depuis septembre 2017, ou bien encore Le Siècle magnifique, 2011-2014). Toutes ces productions en provenance d’anciens empires (ottoman et chinois) jouent sur la nostalgie d’un passé glorieux.

 

…au cosmopolitisme esthético-culturel

D’autres auteurs établissent un lien entre la globalisation de la culture et l’émergence d’un cosmopolitisme qu’ils nomment esthétique et/ou culturel : ce dernier renverrait aussi bien à la multiplication des foyers de production de produits culturels qu’à la réception et aux usages de ces derniers (Regev, 2013 ; Papastergiadis, 2012), et serait l’une des dimensions du cosmopolitisme – les autres étant de nature éthique et politique (Cicchelli, 2016). Ce que l’on désigne comme cosmopolitisme esthético-culturel est une orientation vers autrui qui suppose la familiarisation avec des normes esthétiques et des codes culturels situés en dehors du cercle des appartenances immédiates, pouvant se développer à travers la consommation de produits et contenus culturels globalisés (Cicchelli, Octobre, 2017). Situé à un niveau individuel, le cosmopolitisme esthético-culturel est « une disposition culturelle impliquant une attitude intellectuelle et esthétique d’ouverture aux peuples, aux lieux et aux expériences de différentes cultures, en particulier de différentes “nations” » (« a cultural disposition involving an intellectual and aesthetic stance of “openness” towards peoples, places and experiences from different cultures, especially those from different “nations” ») (Szerszynski, Urry, 2002 : 468). Cette socialisation à l’altérité via les consommations culturelles globales présente une double dimension esthétique et culturelle et nourrit puissamment la construction des imaginaires des individus, dans un régime globalisé où les industries culturelles dominent les temps de loisirs, et ce de manière croissante avec l’ère numérique. Dans tous les coins du globe, on peut regarder des séries sud-coréennes pour leur esthétique comme pour en apprendre plus sur le mode de vie des Sud-Coréens, on peut de même s’extasier devant la perfection architecturale des pyramides d’Égypte et y voir une mise en abyme d’une structure sociale et religieuse, ainsi qu’une vision théologique du monde.

Les compétences fournies par les rencontres médiées avec l’altérité culturelle sont rendues possibles par un mécanisme central – celui de la « mise en genre » (Cicchelli, Octobre, 2017) – processus qui associe une esthétique, une culture et un pays. Les individus ne se départissent donc pas d’une sorte de « nationalisme méthodologique » en matière de réception culturelle, y compris si les traits considérés comme « nationaux » sont souvent des hybrides et ne se cantonnent pas à des formes culturelles « propres ».

In fine, les compétences produites sont nombreuses – aptitude à mettre en lien des informations, perceptions, émotions ; aptitude à comparer des valeurs esthétiques et des normes culturelles ; aptitude à suspendre le jugement, à formuler des interprétations et à exprimer des sentiments… Toutes ces aptitudes ne peuvent être réduites à l’acquisition et la mise en œuvre de global skills, caractéristiques d’élites mondialisées, servant de façon instrumentale à obtenir des positions sociales rentables pour les élites globales.

 

Un cosmopolitisme au rabais ?

Ce cosmopolitisme esthético-culturel est fortement critiqué par les tenants de l’authenticité culturelle. Ces critiques s’organisent autour de trois axes.

La première critique vise les contenus culturels et leurs qualités intrinsèques, et argue que ces contenus sont d’autant plus appropriés que leur spécificité culturelle est intentionnellement amoindrie – c’est ce que Koichi Iwabuchi (2002) nomme le « cultural odorlessness ». Frederick Wasser (1995) quant à lui qualifie les produits globaux, qui font du recyclage culturel une marque de fabrique, de « déracinés », et estime que de moins en moins d’entre eux s’adressent vraiment à une communauté spécifique, culturellement définie. Will Higbee et Song H. Lim (2010) estiment enfin que les produits globaux sont intrinsèquement hybrides. Il n’est ainsi pas étonnant que la culture pop s’affirme comme la culture par excellence de la globalisation, culture caractérisée par une réappropriation permanente de sources extrêmement variées (Jenkins, 2004 ; Mèmeteau, 2014).

Le deuxième type de critique vise les réceptions des produits culturels et postule que l’appropriation d’un contenu n’est possible qu’au prix d’un rabais de sa complexité culturelle, ce qui diminue son intérêt. Ainsi, le concept de « rabais culturel suggère que les médias étrangers ont un attrait limité en raison de l’absence de connaissances de base, de compétences linguistiques et d’autres formes de capital culturel pour permettre au public de les apprécier » (« cultural discount suggests that foreign media have limited appeal because audiences lack the background knowledge, linguistic competence and other forms of cultural capital to appreciate them ») (Lee, 2008 : 118).

Le troisième type de critique prétend que le cosmopolitisme esthético-culturel est cosmétique et au service du capitalisme tant il érige l’exotisme en moteur du désir de consommation à travers le marketing de la différence (Holt, 1998 ; Woodward, Emontspool, 2018).

Pourtant, des travaux récents sur les appropriations des produits culturels globaux (Cicchelli, Octobre, 2017) montrent que ces derniers sont l’objet d’appropriations multiples, sous conditions sociales, et peuvent, ou pas, « dire » une culture d’origine, moins en termes d’authenticité que de distance par la dialectique du « proche » et du « lointain » (voire de l’exotique) et de capacité de retour sur soi par l’intermédiaire de cette dialectique. Par conséquent, une approche des contenus ou produits culturels globaux ne relève pas tant de la représentativité, voire de la véracité à l’égard de ce qui serait considéré comme leur culture d’origine que de la capacité des récepteurs à créer des liens entre tel contenu et tel élément culturel (norme, valeur, comportement). En outre, la disqualification de la réception « pauvre » provient du lien fait entre appropriation et compétences préalables. Là encore, de nombreux travaux portant sur la réception des produits culturels ont montré que des intérêts très forts peuvent se développer en l’absence de compétences d’appropriation objectives (culturelle, linguistique, etc.) et que la réception était toujours une création de sens plus qu’une lecture d’un sens préexistant dans le contenu culturel.

Les industries culturelles en régime numérique, devenues plus que jamais globales, ont fait des individus non seulement des consommateurs, mais également des acteurs de la globalisation de la culture, puisque ces derniers participent à la production et à la mise en circulation sur les réseaux de contenus culturels de plus en plus nombreux, des tutos aux contenus auto-produits et aux productions collaboratives (Octobre, 2018). Par ailleurs, l’usage croissant des ressources culturelles à des fins de définition de soi fait du cosmopolitisme esthético-culturel l’une des voies d’accès les plus banales et immédiates au cosmopolitisme, comme l’a montré Mica Nava (2007 : 160) dans le cas de la mode et des femmes londoniennes du début du XXe siècle : sa notion de « cosmopolitanisme viscéral » (« visceral cosmopolitanism ») exprime « une conscience cosmopolite diffuse (une structure cosmopolite de sentiment) » (« a diffuse cosmopolitan conscience (a cosmopolitan structure of feeling) »). De fait, le cosmopolitisme esthético-culturel peut bien apparaitre comme la première rencontre avec l’altérité culturelle, largement diffusée. Reste que cette rencontre, aux mains des industries culturelles globales et des réseaux, n’est soutenue par aucun dispositif institutionnel et relève de cette éducation buissonnière décrite par Anne Barrère (2011). Ces réflexions invitent donc à penser les contours renouvelés d’une éducation artistique et culturelle, pleinement humaniste, qui intègre les questions posées par la globalisation de la culture.


Bibliographie

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Auteur·e·s

Cicchelli Vincenzo

Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne Sorbonne Université Centre national de la recherche scientifique

Octobre Sylvie

Département des études de la prospective et des statistiques ministère de la Culture

Citer la notice

Cicchelli Vincenzo et Octobre Sylvie, « Cosmopolitisme esthético-culturel » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 24 octobre 2018. Dernière modification le 20 septembre 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/cosmopolitisme-esthetico-culturel.

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