Critique anticapitaliste des médias (en France)


 

Si le versant politique des luttes pour la liberté de la presse est bien connu, son versant économique l’est moins. À partir de la fin du XVIIIe siècle, les journalistes ont dû ferrailler contre les gouvernements et les législations liberticides partout dans le monde. Ce combat est encore d’actualité et est en permanence à remettre sur le métier. Mais l’opposition aux appétits médiatiques des milieux d’affaires n’a pas suscité le même intérêt sur le plan historiographique (McChesney, Scott, 2004 ; Berry et Theobald, 2006). Pourtant, la critique anticapitaliste des médias (comme dénonciation de l’accaparement des moyens d’information par la bourgeoisie) est aussi vieille que la presse marchande (Pinsolle, 2022). Dès 1836, lorsque l’entrepreneur et député Émile de Girardin (1802-1881) lance le quotidien La Presse à prix cassé, en faisant massivement appel à la publicité, la polémique enfle. Armand Carrel (1800-1836), grande plume républicaine sous la Monarchie de Juillet, provoque en duel É. de Girardin, accusé de transformer le journalisme en vulgaire commerce. La mort d’A. Carrel est aussitôt interprétée comme celle de la presse de tradition politique et littéraire, héritée de la Révolution, au profit de journaux conçus comme des entreprises commerciales (Jeanneney, 2009). Quant à É. de Girardin, bientôt surnommé le « Napoléon de la presse » (Wrona, 2025), il incarne un nouveau modèle médiatique, fondé sur la conviction que le lectorat populaire (malgré des taux d’alphabétisation et d’urbanisation très faibles) constitue un marché immense encore inexploité. Dans cette perspective, le public n’est pas vu comme un ensemble de consciences à convaincre politiquement ou à élever moralement, mais comme une clientèle à conquérir et à fidéliser. La rupture est suffisamment profonde pour amener une partie de l’élite littéraire et conservatrice à déplorer l’irruption de cette « littérature industrielle » (Sainte-Beuve, 1839) et à considérer « si la presse n’existait pas, il ne faudrait pas l’inventer » (Balzac, 1843 : 208). À l’autre bout du spectre politique, le socialiste Louis Blanc (1811-1882) voit également dans le projet d’É. de Girardin une volonté de « changer en un trafic vulgaire ce qui est une magistrature, et presque un sacerdoce », tout en reconnaissant que le financement par la publicité « appel[le] à la vie publique un grand nombre de citoyens qu’en avait éloignés trop longtemps le haut prix des journaux » (Blanc, 1844 : 59-60).

Sur le dessin, Emile de Girardin est représenté en marionnettiste. D'un côté il est menacé par un squelette représentant Armand Carrel. De l'autre côté, les marionnettes qu'il dirige sont des squelettes en habits traditionnels chinois.

Dessin de presse d’Alfred Le Petit publié dans Les contemporains no5. Il représente Émile de Girardin. Sur le crâne du squelette le menaçant, il est indiqué « J’ai été ce que tu es. Tu seras ce que je suis. Armand Carrel ». Source : Paris Musées (CC0, domaine public).

 

Des entreprises privées censées servir le débat public

La critique de la marchandisation de la presse prend une dimension encore plus importante à partir du moment où le monde de l’information s’industrialise, donne naissance à des quotidiens qui conquièrent un lectorat de masse (désormais alphabétisé et de plus en plus urbain), et écrasent toute concurrence (Feyel, 2011). Les « quatre grands » que sont Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Matin et Le Journal, sont chacun tirés à des centaines de milliers d’exemplaires à la « Belle Époque » pour dépasser le million d’exemplaires après 1900. Ils bénéficient du libéralisme de la loi du 29 juillet 1881, qui supprime quasiment toutes les mesures entravant jusque-là la liberté de la presse. Plus précisément, cette loi, encore en vigueur aujourd’hui, garantit l’indépendance des journaux à l’égard des gouvernements, sans dire un mot des contraintes économiques susceptibles de la menacer. Adoptée à la quasi-unanimité, elle est  conçue et perçue comme « une suite logique du suffrage universel » (Chupin, Hubé, Kaciaf, 2012 : 36). Mais en affranchissant l’information de la tutelle étatique, la loi entérine, sans quasiment aucun débat, le fait que les sociétés éditrices sont des entreprises comme les autres (Delporte, 1999 : 29).

En 1881, presque personne ne remet en question le caractère privé – au sens économique du terme – de la production de l’information, dont le rôle essentiel dans le débat public est reconnu par tous. Dans un élan consensuel transpartisan, les républicains croient fermement dans les vertus du libéralisme politique et du marché en matière de presse tandis que monarchistes, bonapartistes et catholiques y voient un moyen de mener leur combat d’opinion. Tout comme l’école républicaine, les journaux sont censés contribuer à produire des citoyens éclairés et politiquement conscients, capables d’user rationnellement de leur droit de vote. Mais contrairement à la première – forcément publique –, les seconds sont conçus comme des entreprises libres – forcément privées.

 

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Journal Le Petit Parisien. Une section "Guide des élécteurs" est mise en avant sur la page.

Le Petit Parisien du samedi 30 juillet 1881, page 3. Source : Gallica.bnf.fr/Bibliothèques nationale de France (utilisation académique non-commerciale).

 

 

Nationaliser la presse pour en faire un service public ?

Peu après l’adoption de la loi de 1881, plusieurs affaires de corruption, de trafic d’influence, de « bluff » et de chantage révèlent le poids de l’argent dans la presse et suscitent de nombreuses dénonciations [Eveno, 2003 : 57-77]. Le scandale de Panama, en particulier, a un immense retentissement : en 1892, le grand public apprend par la presse que la compagnie chargée du chantier du canal de Panama, mise en liquidation en 1888, avait obtenu le lancement d’un nouvel emprunt auprès des épargnants français en corrompant des députés et des journaux (Mollier, 1991). L’affaire devient le symbole de la collusion entre une partie de la presse et certains milieux d’affaires, qui préoccupe de plus en plus la gauche. Jean Jaurès (1859-1914), notamment, multiplie les attaques contre ces grands journaux transformés en « outils aux mains du capital » (Jaurès, 1897 : 712). Le phénomène n’est pas seulement français : aux États-Unis, par exemple, l’écrivain socialiste Upton Sinclair (1878-1968) se déchaîne contre les grands journaux capitalistes de son époque dans The Brass Check en 1919, tandis que Ret Marut (1882-1969, B. Traven de son nom de plume), appelle l’éphémère République des Conseils de Bavière à nationaliser la presse (Traven, 1919).

 

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Le Petit journal du samedi 24 décembre 1892, page 1. Les gros titres portent sur le scandale du Panama. Source : Gallica.bnf.fr/Bibliothèques nationale de France (utilisation académique non-commerciale).

 

En France, il faut attendre les années 1920 pour que le caractère privé des entreprises de presse soit radicalement remis en question. C’est Léon Blum (1872-1950) qui, le premier, propose la création d’un service public de l’information. « Vous voulez une presse libre ? Nationalisez-la ! », écrit-il dans Le Populaire, le 1er avril 1928. Il imagine un système entièrement géré par l’État, dans lequel les journaux dépendraient des partis politiques représentés au Parlement. Une fois au pouvoir, L. Blum, pris par d’autres urgences, ne reprend pas ce projet, même s’il se demande encore, le 4 décembre 1937, « si ce n’est pas par la presse qu’un régime de nationalisation devrait commencer » (propos rapportés par Ouest-Éclair le 9 décembre ; Ory, 2016 : 517-540).

 

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En gros titre du populaire on voit "Vous voulez une presse libre ? Nationalisez là" par Léon Blum

Le Populaire du dimanche 1er avril 1928, page 1. Source : Gallica.bnf.fr/Bibliothèques nationale de France (utilisation académique non-commerciale).

 

La guerre et l’Occupation finissent d’enterrer toute perspective d’émancipation économique et politique des journaux à court terme. Dans la zone occupée, les 350 journaux autorisés à paraître sont étroitement contrôlés par les Allemands, qui y maintiennent ou y placent des hommes de confiance. Presque autant de titres sont publiés au sud de la ligne de démarcation, sous la tutelle du gouvernement de Vichy. Ce dernier conçoit la presse comme un « service public » (Eveno, 2003 : 115), qui n’a cependant rien en commun avec les projets esquissés à gauche dans l’entre-deux-guerres. En réalité, il s’agit de mettre en place un système de propagande et de censure entièrement au service du maréchal Pétain (1856-1951), en subventionnant largement les journaux, mais sans remettre en cause la propriété privée des entreprises de presse.

C’est dans les rangs de la Résistance et dans les colonnes des feuilles clandestines que perdure l’idéal d’une presse honnête et vertueuse, soutenue par la puissance publique et éloignée des milieux d’affaires. Les mesure à adopter sont discutées au sein de la Fédération de la presse clandestine (créée en 1943 et dirigée par le sociologue Albert Bayet [1880-1961], venu du radicalisme) puis formalisées en 1944 dans le « Cahier bleu » (une circulaire rédigée par le juriste démocrate-chrétien Pierre-Henri Teitgen [1908-1997]), ainsi que dans le programme du Conseil national de la Résistance. À la Libération, l’idée d’une refonte structurelle du secteur de l’information fait consensus. Toutes les forces politiques issues de la Résistance désormais au pouvoir (communistes, socialistes et démocrates-chrétiens) s’accordent sur la nécessité d’éviter le retour de la « presse pourrie » des années 1930, qui a largement sombré dans la Collaboration (Eck, 2006). Albert Camus (1913-1960), animateur de Combat avec Pascal Pia (1903-1979), est alors une des principales voix qui appellent à une refondation de la presse.

Dans l’immédiat, le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) supprime tous les journaux créés ou publiés plus de quinze jours après l’armistice en zone Nord, et plus de quinze jours après l’invasion de la zone Sud par les Allemands. Seuls 18 quotidiens sur les 206 qui paraissaient avant la guerre sont sauvés (Eveno, 2003 : 126). Les biens des journaux condamnés sont mis à disposition des Résistants par l’État, qui leur avance des fonds, délivre les autorisations de paraître et répartit le papier. L’ordonnance anti-concentration du 26 août 1944, par ailleurs, impose la publicisation des noms des propriétaires d’un journal et interdit la possession de plus d’un quotidien. Dans le cas où le quotidien est tiré à plus de 10 000 exemplaires, le directeur ne peut plus exercer de fonctions industrielles ou commerciales dont il tirerait l’essentiel de ses revenus (d’Almeida et Delporte, 2003 : 160). Au-delà de ces mesures d’urgence, les désaccords politiques sont nombreux. Les communistes, par exemple, réclament des nationalisations, à commencer par celle de l’entreprise de distribution Hachette. Du côté des gaullistes et des démocrates-chrétiens, au contraire, on privilégie l’idée d’une reprise progressive du fonctionnement normal du marché sur des bases assainies (Beuve-Méry, 1947). En attendant, il est question d’adopter un statut particulier pour les entreprises de presse, qui ne verra cependant jamais le jour. Le marché finit par reprendre ses droits en 1947, au moment où l’État se désengage du secteur, tout en consolidant et étendant le système d’aides à la presse (directes sous forme de subventions, et indirectes via les allègements fiscaux et les avantages tarifaires ; Martin, 1998). Pour autant, l’État ne disparaît pas totalement du domaine de l’information : la branche Information de Havas est remplacée par une agence de presse publique (l’Agence France Presse [AFP] ; Baron, 2014), tandis que la radio et la télévision font l’objet d’un monopole étatique.

 

Ni concentration privée, ni monopole public

L’effacement des projets de la Résistance en matière d’information permet au capitalisme médiatique de se recomposer à partir des années 1950. Le mouvement de concentration qui s’affirme dans la décennie suivante suscite une importante mobilisation des journalistes, au sein du mouvement des sociétés de rédacteurs (qui regroupe jusqu’à 20 % de la profession ; Martin, 1991). Là encore, l’objectif n’est pas de placer les journaux sous la dépendance de l’État, mais de les protéger face aux milieux d’affaires, en confiant leur capital à ceux qui y écrivent. La Fédération française des Sociétés de Journalistes, créée en 1967, imagine aussi que l’État pourrait taxer les journaux commerciaux afin de mettre à disposition des titres les moins rentables un service de fabrication et d’impression. Le philosophe Paul Ricœur (1913-2005 ; 1968 : 11) juge l’idée excellente, car la solution proposée par les sociétés de rédacteurs, explique-t-il, « aurait plus de chance de faire éclater l’ordre capitaliste si elle retenait quelque chose de la nationalisation ».

La perspective d’une intervention de l’État dans la production de l’information n’a cependant rien de très séduisant, à une époque où l’Office de Radio-Télévision Française (ORTF) incarne la propagande gaulliste – et la voix de la police en mai 1968. À gauche, l’urgence est plus à la libéralisation de l’audiovisuel, qu’à une socialisation de l’infrastructure matérielle des journaux (Filiu, 2008). Tandis que la critique de l’« industrie culturelle » par les théoriciens de l’École de Francfort se diffuse depuis les milieux radicaux européens et les campus américains (Petrucciani, 2010), socialistes et communistes réfléchissent, dans les années 1970, à une manière de libéraliser la radio et la télévision sans forcément les privatiser, tout en limitant la concentration dans la presse (Batardy, 2021 : 107). Quant aux syndicats de l’ORTF, ils tentent de s’opposer à l’irruption de la publicité commerciale sur le petit écran, tandis que les radios « libres » émettent illégalement et promeuvent, pour certaines d’entre elles, un modèle associatif (Lefebvre, 2008). L’élection de François Mitterrand (1916-1996) à la Présidence de la République, en 1981, suscite d’immenses espoirs sur le plan médiatique : enfin, pense-t-on dans le « peuple de gauche », l’intérêt du public et la liberté des journalistes vont l’emporter sur les profits des magnats des médias. Le projet – flou – qui se dégage du programme défendu par F. Mitterrand n’est ni totalement privé (certains socialistes restent attachés au monopole public de l’audiovisuel), ni totalement public (seules des mesures anti-concentration sont envisagées pour les journaux, et le financement de la radio et de la télévision par la publicité fait débat à l’Élysée ; Bourdon, 1994 : 220-222).

 

Des années 1980 libérales aux années 1990 critiques

Les espoirs de 1981 sont vite déçus par la politique menée par les socialistes, qui ouvrent les ondes aux radios commerciales dès 1984, tout en introduisant la concurrence privée dans le secteur télévisuel (avec Canal + puis La Cinq). Une fois revenue au pouvoir, la droite va encore plus loin en privatisant TF1, en 1987. Le secteur public de l’audiovisuel continue à exister, mais les capitaux et les audiences font nettement pencher la balance du côté des chaînes et des stations privées. Quant à la presse, la loi anti-concentration (dite « anti-Hersant », d’après le nom de l’un des principaux groupes de presse de l’époque) échoue piteusement en 1984 devant le Conseil constitutionnel, laissant la voie libre aux investisseurs (Delporte, 2001). Le dénouement de cette affaire est d’autant plus symbolique que Robert Hersant (1920-1996), militant maréchaliste pendant l’Occupation, a constitué son empire de presse au mépris des ordonnances de 1944 (Chastenet, Chastenet, 1998).

Le (néo)libéralisme triomphant des années 1980 efface presque totalement la critique anticapitaliste des médias qui avait parcouru la gauche jusque-là. Peu de voix s’élèvent contre la tripartition d’un système médiatique dominé par des entreprises privées, qui cohabitent avec un secteur public audiovisuel et – à la marge – des médias associatifs (Cusset, 2008 : 57-65, 125-135). La remise en cause des structures économiques de l’information semble, dès lors, appartenir à un passé rouge révolu, tandis que les dénonciations d’un système spectaculaire marchand, plus ou moins lointainement inspirées par Guy Debord (1931-1994), continuent à trouver leur public (Schwartzenberg, 1977 ; Postman, 1986). Avec généralement le même désintérêt pour les projets antérieurs de transformation économique des médias, les critiques en termes de « dérives » ou de « dérapages » se multiplient après l’affaire du faux charnier de Timisoara (attribué pendant la Révolution roumaine de 1989 à la dictature de Nicolae Ceaușescu [1918-1989] ; Conan, 1990), et dans le sillage des fausses informations diffusées pendant la Guerre du Golfe (Bougnoux et al., 1992).

Même si des mobilisations contre la publicité commencent à poindre (le mouvement des « casseurs de pub » – Adbusters – est fondé en 1989 aux États-Unis et le groupe Résistance à l’Agression Publicitaire [RAP] en 1992 en France), ce n’est qu’au milieu des années 1990 que renaît une critique radicale des médias dans le monde militant et intellectuel français, particulièrement après le mouvement social de novembre-décembre 1995. C’est à cette occasion que naît en 1996 l’association Action-Critique-Médias (Acrimed), animée jusqu’en 2015 principalement par le militant, enseignant et chercheur Henri Maler. Y œuvrent également le sociologue Patrick Champagne (1945-2023 ; 1990), auteur de travaux pionniers sur l’impact politique des sondages, ainsi qu’une multitude de militants de terrain. Cette organisation, clairement ancrée à gauche, se positionne au carrefour du monde politique, académique et journalistique. Au-delà du travail d’analyse et de critique des biais idéologiques des médias dominants, l’objectif est de mobiliser le plus largement possible pour agir et transformer le système médiatique dans une perspective démocratique. Parallèlement, sont fondées en 1996 sous l’impulsion de Pierre Bourdieu (1930-2002) les éditions Liber-Raisons d’agir (devenues les éditions Raisons d’agir). Deux titres y connaissent aussitôt un grand succès : Sur la télévision, de P. Bourdieu (en 1996), qui expose le fonctionnement du champ journalistique et ses effets délétères sur le plan démocratique, et Les Nouveaux Chiens de garde, du journaliste Serge Halimi (en 1997). Ce livre, qui documente l’engagement néolibéral d’une poignée de journalistes omniprésents, suscite une intense polémique, qui révèle la fracture entre, d’une part, une critique des médias à la marge (qui ne remet pas en question un système jugé amendable), et une critique radicale (visant à mobiliser pour transformer

Couverture de l'ouvrage. Orange avec le titre et la mention d'éditeur.

Les Nouveaux chiens de garde par Serge Halimi, publié aux éditions Liber-Raisons d’agir en 1997.

 

Les débats prennent d’autant plus d’ampleur que le courant radical se renforce sur le plan universitaire (Accardo, 1995 ; 1998), éditorial (la maison d’édition Agone est fondée à Marseille en 1998) et journalistique (Pierre Carles est soutenu en 1998 par Charlie Hebdo pour son documentaire sorti au cinéma Pas vu pas pris, qui analyse la censure d’une de ses productions à Canal +). Sans la même radicalité ni le même type de positionnement politique, d’autres journalistes s’attellent parallèlement à décortiquer les travers du système médiatique, en touchant un large public (depuis l’émission Arrêt sur images sur La Cinquième, animée par Daniel Schneidermann à partir de 1995, jusqu’à La Face cachée du Monde de Pierre Péan (1938-2019) et Philippe Cohen en 2003, en passant par TF1. Un pouvoir, de P. Péan et Christophe Nick en 1997).

 

« Pierre Péan et Philippe Cohen s’attaquent au quotidien “Le Monde” | Archive INA », 25 février 2003. Source : Ina Culture sur YouTube.

 

Les débats autour de la domination de grands groupes médiatiques privés dépassent la France. C’est notamment à travers les écrits du linguiste américain Noam Chomsky, dont plusieurs livres sont traduits en français au tournant des années 1990-2000, que l’idée d’une nouvelle forme de propagande se diffuse (Chomsky, Herman, 1988). La thématique occupe également une place importante dans le mouvement altermondialiste, alors en plein essor (Estienne, 2010). Plus précisément, une critique radicale des médias existe aussi aux États-Unis, sur le plan militant (avec notamment l’association FAIR –Fairness and Accuracy in Reporting, fondée en 1986), mais aussi universitaire (Benson, 2025). Cependant, il existe une particularité française, probablement liée à des facteurs structurels (comme l’importance du journalisme politique hérité de la Révolution) et conjoncturels (comme la place dominante occupée à l’échelle européenne par TF1, dont le président-directeur général Patrick Le Lay [1942-2020] provoque un scandale, en 2004, en expliquant vendre aux annonceurs du « temps de cerveau disponible » ; Bénilde, 2007).

Unique en son genre, un bimestriel associant critique radicale du capitalisme et des médias voit le jour en 2000, à l’occasion du rassemblement de soutien aux « démonteurs » du Mac Donald’s de Millau. Le titre (Pour Lire Pas Lu [PLPL]) prolonge, sur un terrain beaucoup plus militant, le travail entrepris dans Les Nouveaux Chiens de Garde de S. Halimi et Pas Vu Pas Pris de P. Carles – les deux auteurs font d’ailleurs partie de l’équipe initiale. Le ton y est agressif et carnavalesque, jusqu’à décerner une « laisse d’or » aux journalistes ou personnalités médiatiques « les plus serviles ». En 2005-2006, PLPL laisse la place au Plan B, qui poursuit les mêmes objectifs en ajoutant des enquêtes sociales. C’est dans ses colonnes que naît, en 2007, la désormais fameuse carte de la concentration médiatique diffusée et actualisée par Le Monde diplomatique, en partenariat avec Acrimed (Fabre, 2016).

Très présente dans les mobilisations contre le Traité constitutionnel européen en 2005 puis le Contrat première embauche l’année suivante, la critique anticapitaliste des médias semble trouver dans la gauche antilibérale un public qui n’est pas anecdotique (Le Plan B vend 26 000 exemplaires de son premier numéro et est encore tiré à 30 000 exemplaires fin 2007 ; Pinsolle, 2022 : 203). Cependant, le journal se saborde en 2010, au moment où la vague de la critique radicale des médias commence à refluer. Le développement fulgurant des sites d’information en ligne et des réseaux sociaux, y compris dans les sphères militantes (Médiapart est créé en 2008), semble rendre obsolète un combat mené contre les vieux médias que sont la presse, la radio et la télévision.

 

Au-delà de l’alternative public/privé

L’accélération de la concentration dans le monde des médias (traditionnels ou en ligne) réactive une réflexion sur les structures économiques de l’information dans les années 2010. De nouveaux projets émergent alors pour affranchir l’information des contraintes commerciales et financières, sans pour autant faire appel à l’État. L’idée de mesures anti-concentration refait surface, tout comme celle de société à but non lucratif. On parle également de garantir juridiquement l’indépendance des rédactions, et d’instituer des chartes déontologiques contraignantes (Cagé, 2015). Autant de mesures destinées à s’assurer que les entreprises de médias – dont le caractère privé n’est pas forcément remis en cause – puissent servir le débat public, sans être transformés en organes de propagande par leurs propriétaires. D’autres projets vont plus loin, notamment dans le sillage des travaux du sociologue Bernard Friot (2012) : pourquoi ne pas imaginer une socialisation (et non une étatisation) de l’infrastructure matérielle de fabrication, d’administration et de distribution des journaux, qui serait en partie financée par une cotisation, sur le modèle de la Sécurité sociale ? Ce projet est défendu dans les colonnes du Monde diplomatique sous la plume de Pierre Rimbert, qui détaille, chiffres à l’appui, ce à quoi pourrait ressembler ce « service commun » de l’information : réservé aux titres d’intérêt général indépendants, non lucratifs et sans publicité, il serait géré paritairement par des représentants des salariés, des éditeurs, des journalistes et des lecteurs. Les entreprises de presse éligibles n’auraient alors plus qu’à assumer les coûts rédactionnels, le reste étant mutualisé et financé par une partie des ventes et une cotisation remplaçant les recettes publicitaires et les aides publiques (Rimbert, 2014).

On le voit, la question de la propriété des moyens d’information est particulièrement délicate sur le plan politique, car toute perspective d’une intervention de l’État fait planer l’ombre de la propagande et de la censure. Mais la concentration capitalistique soulève les mêmes questions, surtout quand entrent en scène des hommes d’affaires ne faisant pas mystère de leurs desseins politiques, comme Vincent Bolloré aujourd’hui. Quels que soient les arguments de chacun, l’histoire montre que l’alternative ne se réduit pas à une opposition entre public et privé, et que de multiples projets ont été élaborés depuis le XIXe siècle pour préserver l’indépendance des médias vis-à-vis des gouvernements, tout en l’étendant sur le plan économique.


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Auteur·e·s

Pinsolle Dominique

Centre d'études des mondes moderne et contemporain Université Bordeaux Montaigne

Citer la notice

Pinsolle Dominique, « Critique anticapitaliste des médias (en France) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 12 mars 2025. Dernière modification le 12 mars 2025. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/critique-anticapitaliste-des-medias-en-france.

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