Culture trash


 

La culture trash est généralement présentée comme s’appuyant sur des productions « vulgaires », de « mauvais goût », montrant des individus et des situations que le respect des normes de la bienséance et de la contention de soi devraient théoriquement laisser dans les vestiaires de la comédie humaine (Slide, 2007). Les travaux des historiens de l’art et de la culture ont montré que cette « culture de l’outrage » a toujours habité les marges des différents champs de production des biens symboliques (Martin, 2003). La spécialiste de littérature américaine Stacy Olster (2003) montre, par exemple, combien l’intégration de la « culture populaire » à la littérature a participé à la construction du mythe de la nation états-unienne. La littérature (e.g. Aristophane [vers 445 av. J.-C.-entre 385 et 375 av. J.-C.], Ovide [43 av. J.-C.-17 ou 18 ap. J.-C.], Pétrone, Sade [1740-1814], Pierre Choderlos de Laclos [ 1741-1803], Guillaume Apollinaire [1880-1918], James Joyce [1882-1941], Henry Miller [1891-1980], Georges Bataille [1897-1962], Anaïs Nin [1903-1977], etc.), les arts graphiques (e.g. Annibale Carracci [1560-1609], Gustave Courbet [1819-1877], le style Shunga, etc.) et les avant-gardes (contre-)culturelles (le porn art de Jeef Koons, les gonzo papers de Hunter S. Thompson [1937-2005], le found footage, etc.) n’ont, à l’évidence, jamais été en reste s’agissant de produire des contenus « subversifs », touchant notamment à l’érotisme et à la pornographie (voir par exemple les controverses juridiques autour des « nus chastes » des « nus obscènes » – Iacub, 2008).

Les contenus culturels dérogeant aux impératifs de décence et de discrétion ne sont donc pas nouveaux. Toutefois, l’avènement des régimes médiatiques contemporains a fait passer la culture trash du statut de culture « de niche » (parfois cultivée et distinctive, bien que plutôt illégitime) produite et consommée par des communautés d’amateurs plus ou moins restreintes, à celui d’une « culture populaire urbaine » (Chambers, 1986) peu exigeante, à la portée de tous et de grande consommation. La télévision puis, plus récemment, l’avènement des réseaux sociaux numériques ont amplifié sensiblement sa visibilité et son caractère public « de masse ». En écho avec un certain air du temps qui enjoint à montrer, à des publics toujours plus vastes, ce qui était jusqu’alors réservé aux sphères de l’intime et du privé, la culture trash se présente comme le précipité de différentes expériences et aspirations revendiquant tour à tour l’authenticité (ou l’artificiel), le défi, le danger, le ludisme, la théâtralisation, le carnavalesque, l’outrancier, le mauvais goût, la violence, la bêtise, etc., dans une visée expressive fortement mâtinée de provocation et de transgression des normes sociales, d’affirmation de soi et de recherche de ses propres limites (Susan Sontag [1933-2004], 2009, évoque une culture Camp dont le principe est celui du « it’s good because it’s awful », de l’artifice, de l’exagération et de l’opposition aux normes du bon goût culturel). Il nous semble possible de caractériser la culture trash à partir de quelques éléments saillants qui en dessinent les contours les plus contemporains.

 

Extension des modalités pratiques de la marginalité expressive

En premier lieu, la culture trash fait fond sur l’extension des modalités pratiques de la marginalité expressive, notamment en étendant l’emprise du visuel qui n’a cessé de coloniser le champ des signes (voir par exemple le documentaire Because We Are Visual de Gerard-Jan Claes et Olivia Rochette, reprenant des « confessions » vidéo d’adolescents). Les domaines des arts et de la culture visuels se sont étendus (photographie, cinéma) et l’image fixe ou animée est devenue une forme symbolique hégémonique sur laquelle sont venus se greffer de nouvelles modalités d’expression désinhibées (des daguerréotypes aux travaux photographiques de Nan Goldin ; des films diffusés dans les maisons closes au début du XXe siècle au cinéma pornographique florissant des années 1970 ; plus récemment les teen movies, le développement des vlogs et des services de type User Generated Content). Depuis les années 2000, une nouvelle génération de matériel vidéo est apparue – y compris les outils de prise de vue sur smartphone –, performant et relativement peu coûteux (e.g. les caméras GoPro), dont le développement s’accompagne d’argumentaires marketing positionnant ce type de produits comme indispensables à la mise en mémoire des exploits de l’homme ordinaire (« be a Hero! »). La déprivatisation n’est donc plus couplée à un régime de rareté et/ou de distinction. Elle s’exprime via la puissance des médias de masse et s’appuie sur la profusion caractéristique des réseaux sociaux numériques, ces derniers renforçant, au surplus, la déprofessionnalisation de cette production symbolique déprivatisée. Mais contrairement aux reality shows et à la télé-réalité qui prétendent faire du téléspectateur un héros de sa propre vie – mais qui, de facto, développent des dispositifs qui lui confisquent son autonomie –, les réseaux sociaux numériques redonnent aux individus la possibilité de formes d’exposition de soi qui ne sont plus contrôlées par des professionnels de la mise en scène (voir par exemple les vidéos déposées sur YouTube par des adolescents se filmant sous l’emprise de la salvia et par ailleurs réunies par l’artiste Brody Condon dans un film intitulé Without Sun). La chercheuse en Media Studies Andra Siibak (2010) montre, par exemple, que les jeunes hommes fréquentant le réseau social estonien Rate, et plus particulièrement le groupe Damn I’m Beautiful, développent des trésors de mise en scène iconique pour apparaître comme des individus sexy ou romantiques. En l’espèce, le portrait photographique mis en ligne se révèle comme outil central de management dans l’acte de « performer » une image positive de soi. Elle précise par ailleurs que ces jeunes internautes ont pleine conscience du type de représentations qu’ils donnent à voir en ligne, tout comme des éventuelles normes de la bienséance qu’ils enfreignent en certaines occasions. Si en ce cas précis, la photographie est mobilisée pour magnifier la personne, elle peut également, dans la culture trash, être utilisée dans une logique en apparence contraire et supporter des représentations dévalorisantes et dégradées du sujet.

 

Élargissement du répertoire de ce qui est dévoilé

La culture trash révèle également un élargissement du répertoire de ce qui est dévoilé. Si la mise en visibilité des corps reste bien évidemment un axe central des logiques de déprivatisation, la dynamique de publicisation du privé touche aussi d’autres domaines que celui de la corporéité et de la sexualité, en s’appuyant notamment sur la valorisation d’un soi et d’une « authenticité » mis en spectacle (e.g. autofiction en littérature, blogs intimes, sites de « starisation » des quidams, etc.) et la déprivatisation de trivialités dont la mise en publicité leur confère paradoxalement un caractère singulier, voire extraordinaire. Le chercheur en sciences de l’information et de la communication François Jost (2009) rappelle ainsi que, durant des années, la télé-réalité reposait sur la promesse de donner à voir des vies ordinaires et des candidats qui devaient avant tout être eux-mêmes. La culture trash déplace quelque peu cette mise en scène du trivial (par ailleurs largement formatée par les productions – voir infra) et se fonde sur des nécessités expressives, lesquelles, tout en revendiquant un ancrage dans la « réalité », s’appuient cependant davantage sur un ludisme des limites. Il ne s’agit plus seulement d’être soi-même, mais de faire la preuve de ses capacités de dépassement de soi. Cette évolution semble toutefois moins une rupture avec le contrat initial de la reality TV qu’une prorogation de ses programmes qui, à les regarder d’un peu plus près, sont moins « une expérience de vie » qu’un « banc d’essai perpétuel des candidats, un test d’embauche indéfini, pour prouver [déjà] sa capacité à faire du spectacle » (Jost, 2009 : 75). L’anthropologue David Le Breton (2007a) insiste à cet égard sur l’accointance entre les programmes de télévision qui donnent à voir des absences de retenue (un décontrôle), le flou grandissant entre les frontières des sphères privée et publique et la période de l’adolescence.

 

Des signifiés mettant en scène des situations d’abaissement de la personne

Une partie de la culture trash se fonde sur des représentations qui, certes, dérogent aux normes de la bienséance, mais qui, de surcroît, s’appuient sur des signifiés mettant en scène des situations d’abaissement, voire d’humiliation de la personne. Les sociologues Simon Lindgrend et Maxime Lelièvre (2009) avancent que la culture trash, notamment celle qui se donne à voir via certaines émissions télévisées (The Dudesons, The Tom Green Show, Dirty Sanchez, Viva la Bam, Wildboys, Les onze commandements, etc.) et dont Jackass est sans doute la plus emblématique, est surtout un espace de mise en visibilité (et aussi de mise en négociation) des aspects les plus bruts de l’identité masculine. Ils notent que ces émissions sont principalement fondées sur des séquences violentes, sadomasochistes, mettant en scène d’importantes prises de risque. Cette forme de réalisme dont les ressorts sont ceux de la souffrance volontaire permettent selon eux de mettre en avant certaines « qualités » que l’on conçoit habituellement comme les attributs de la masculinité : endurance, force, dureté, invulnérabilité, héroïsme, virilité, etc. Le traitement comique et débonnaire des afflictions portées à l’écran tendrait alors à normaliser les épreuves de la douleur comme relevant de pratiques souhaitables et gratifiantes, tout en enregistrant et en ratifiant des constructions sociales stéréotypées du genre, opposant les hommes aux femmes. De manière quelque peu différente (la douleur étant la plupart du temps supportée par la gent féminine), l’émergence de la « nouvelle pornographie » hard serait également, pour partie, fondée sur la représentation d’une pulsion sexuelle trouvant dans la violence une forme d’expression se substituant au désir (Marzano, 2003). Un empan toujours plus large de pratiques allant à l’encontre de représentations soucieuses du respect de la personne se trouvent par exemple filmées. Du backyard wrestling (catch de rue ultra violent), au free/ultimate fighting (combat libre où « tout est permis »), en passant par le happy slapping (vidéolynchage dont le principe consiste à filmer une agression physique) ou les snuff movies (films mêlant pornographie, sévices et homicides), il existe différents types de productions amateurs dont le ressort principal est celui d’une violence transgressive qui, au-delà de son aspect voyeuriste, peut aussi être perçue comme une forme extrême de critique sociétale. Elle se présente comme le pendant de fictions – moins subversives du fait même de leur nature fictionnelle – massivement diffusées et mettant en scène brutalité et/ou stupidité comme ferments de la subversion. Une certaine production cinématographique propose ainsi une esthétique mêlant tour à tour idiotie, camaraderie, prises de risque et violence excessive.

 

Une critique de la société et de ses rigidités

La culture trash épouserait aussi les atours d’une certaine critique de la société et de ses rigidités. Concernant, par exemple, Jackass et son protagoniste principal lançant au début de chaque diffusion un « Hey I’m Johnny Knoxville from the United States of America », nombre de commentateurs considèrent que l’émission est, de fait, une critique de la société américaine. S. Lindgrend et M. Lelièvre insistent sur le fait que dans Jackass, l’affirmation de clichés genrés s’accompagne toujours plus ou moins d’un jeu sur ces catégories a priori figées. S’agissant des identités sexuées, Jackass produirait certes des stéréotypes relevant d’une masculinité hégémonique, mais afin de pouvoir plus facilement les renégocier et jeter le trouble sur les normes communes. Le chercheur en études culturelles Sean Brayton (2007 : 63) y voit, là, un processus de « suspension temporaire de toutes les distinctions hiérarchiques et des barrières entre les hommes et certaines normes et interdictions régissant la vie quotidienne ». Il affirme, à cet égard, que le propre de la « culture populaire » en général et de la culture trash en particulier serait justement caractérisable par le fait qu’elles reposent sur des logiques de production-réception du sens à la fois dominantes, oppositionnelles et négociées (Hall, 2008). Ce qui en première approximation pourrait être décrit comme des activités dégradantes, avilissantes et de réification du sujet se révèleraient donc, à bien y regarder, comme potentiellement porteuses de dynamiques libérant et habilitant l’individu à partir de normes sociales certes « alternatives », mais qui seraient autant de « sous-cultures » à partir desquelles pourraient se construire des identités singulières conduisant à l’autoréalisation (Laguardia, 2008).

Cette insistance sur l’empowerment par la monstration de soi et la dérogation aux normes centrales de la civilité, notamment chez les individus les plus jeunes constitue une clé d’interprétation que l’on retrouve chez nombre d’auteurs d’outre-Atlantique (e.g. au sein des Porn Studies et de certaines Feminist Studies), comme chez Hille Koskela (2004), qui estime que ce que fait Jennifer Ringley quand elle offre pendant des années une très large « partie » de sa vie privée et intime au regard des internautes via une webcam (JenniCAM) relève d’un phénomène d’empowering exhibitionnism qui serait une défiance pratique « aux régimes de l’ordre et de la honte » : « Théoriquement, lorsque vous montrez ‘‘tout’’, vous devenez ‘‘libre’’ : personne ne peut vous ‘‘saisir’’ davantage, car il n’y a plus rien à saisir » (Koskela, 2004 : 208). De même, pour le philosophe Anders Albrechstlund (2008), l’exposition de soi est un instrument de pouvoir personnel amenant à la reconsidération de soi (a refusal to be humble), notamment parce qu’il peut être utilisé pour se rebeller contre la nécessité d’avoir à ressentir de la honte à déroger aux règles entendues de la contention de soi : « Une façon d’obtenir du pouvoir afin de résister à la domination, d’inverser les codes disciplinaires et d’expérimenter des moments d’utopie » (Langman, 2008 : 657). Certains chercheurs travaillant sur la pornographie amateure hard soulignent l’existence de phénomènes assez semblables de la part des dominé·e·s/pénétré·e·s : accepter des pratiques sexuelles au risque d’une atteinte à son intégrité physique, serait à considérer comme l’expression d’un refus des contraintes sociales et d’un désir de faire la preuve d’une distance à la norme (Marzano, 2003). La construction identitaire passant par « un affrontement désiré aux limites » (Le Breton, 2007a : 46) est ici considérée comme une modalité de résistance à la normativité (à l’aliénation) et l’exposition outrancière de soi comme une manière de reprendre le contrôle de soi et de se réapproprier symboliquement une existence considérée par trop bridée.

 

Élément d’une culture médiatique de masse standardisée

La culture trash est aussi fille d’une certaine culture médiatique de masse standardisée. Les décloisonnements impudiques ne sont plus réservés à l’Enfer des bibliothèques, aux « musées secrets » (Kendrick, 1987), aux salons lettrés ou même à certains espaces spécialisés de la culture populaire (fan-clubs, forums, etc.). Ils sont désormais portés par des dispositifs de diffusion de masse qui leur donnent un caractère public de portée inédite : « L’année 1975, précise ainsi l’historien Laurent Martin (2003 : 26), marque un tournant : 43 films érotiques et pornographiques dépassent les 50 000 entrées ; le genre draine [alors] 25 % de la fréquentation des salles obscures ». La Reality TV a également établi des records d’audience avec des produits directement dérivés – lesquels semblent illimités – de l’émission séminale Big Brother et prolonge ses succès par l’émergence de la télé-coaching et d’émissions de mise en concurrence (Jost, 2009). À cet égard, la chercheuse en Media Studies Alison Hearn (2008) souligne que les codes de gestion publique de l’exposition de soi aux autres, y compris dans leurs versions semblant les plus décalées vis-à-vis des normes de « bonne conduite », sont la plupart du temps fondées sur des modèles culturels et des stéréotypes repris de représentations largement diffusées par les industries culturelles. Les chercheurs en Cultural Studies, Communication and Media Feona Attwood (2005) et Estella Tincknell et ses collègues (2003) considèrent que l’« hédonisme narcissique » peut être saisi comme un succédané des représentations des magazines masculins et adolescents valorisant une découverte de soi passant par l’expérimentation et la transgression.

Le choix apparent de la marge et de l’étrangeté s’agissant des modalités de narration de soi, ne serait donc pas nécessairement une marque d’originalité, la publicisation de l’intimité se révélant finalement assez standardisée et donc une « preuve toute relative de la singularité des individus ». La culture trash serait aussi de plus en plus individualisée, désanonymisée et relèverait d’une logique de « mise en marque » de soi (self-discovery, self-development, self as a commodity sign, branded self – Brinkmann, 2008) dont A. Hearn pense qu’elle vise essentiellement à produire sur un marché du soi, de la valeur susceptible de créer des profits pour l’individu qui en est le porteur : « Si nous envisageons le soi à la fois comme un produit et un sujet constitué réflexivement en marque pour participer à des transactions et des échanges, nous découvrons alors un soi profondément pénétré des discours et des pratiques post-fordistes de production capitaliste » (2008 : 199). De même, pour le philosophe Henri-Pierre Jeudy (2007 : 7), penser que « le dévoilement de l’intime serait le moyen social de montrer que chacun n’obéit pas aux modèles les plus usuels du comportement […], c’est oublier de considérer que la révélation publique de l’intimité est elle-même un standard du comportement ». Après que « la ‘‘marque’’ et sa fonction communicationnelle [soient] devenues le commun dénominateur de la définition de l’identité d’une gamme d’organisations de plus en plus étendue » (Mattelart, 2007 : 217), les logiques de branding seraient aujourd’hui mobilisées par les individus (Kaufmann, 2003).

 

L’affirmation de singularités expressives

La culture trash prend également appui sur l’affirmation de singularités expressives. À l’instar des analyses conduites par D. Le Breton, l’exposition « sans dilemme » de soi serait aussi une forme de demande de légitimation d’être soi et de sa singularité, de par ce que l’on aime, ce que l’on est et ce que l’on fait. « Éloges à la singularité quelconque, [les formes adolescentes d’exposition de soi] fournissent une mine d’identification à des individus livrés avec anxiété à l’invention permanente de leur existence faute de modèles établis » (Le Breton, 2004 : 73). La perspective ici déployée se fonde sur l’hypothèse d’une activité de recherche des limites à (ne pas) franchir dans un contexte sociétal de perte du sens et de découverte des normes possibles et acceptables de relations à soi et aux autres : un décontrôle de soi qui permettrait de reprendre le contrôle du sentiment d’étrangeté à être soi, des provocations cherchant des regards indignés susceptibles d’apporter une réassurance. Pour attirer l’attention, il faudrait forcer le trait, par exemple en revendiquant la bêtise comme forme d’excellence ou en jouant en permanence « avec le possible dans le mépris des anciens interdits, avec le souci très fort de tirer son épingle du jeu et de se distinguer tout en cherchant délibérément à incommoder ». D. Le Breton (ibid. : 74) rappelle que « la honte est un enseignement sur les limites à ne pas franchir pour demeurer de plain-pied au sein du lien social, ne pas déroger au jugement des autres » . Ce qui est recherché sur fond de provocation et ludiquement expérimenté, tient aux limites du visible acceptable par autrui, mais aussi à l’admissible pour soi-même : « À travers la quête des limites, l’individu cherche ses marques, teste ce qu’il est, apprend à se reconnaître, à se différencier des autres, à restaurer une valeur à son existence. Et selon l’intensité de l’épreuve qu’il traverse pour expérimenter ses limites, il se procure, provisoirement ou durablement, une prise plus assurée sur son existence » (Le Breton, 2000 : 17). Si la menace de la honte, de l’humiliation ou du ridicule est un des ressorts les plus évidents de la contention de soi, elle semble être en certains cas une incitation à l’action ; le déclenchement du jugement dépréciatif du regardeur à ses dépens pouvant être vécu comme une manière de se mettre en valeur par la transgression.

Pour D. Le Breton, nombre de jeunes adeptes de la transgression ludique « ne sont plus culpabilisés par ces comportements, ils sont à l’inverse dans la jubilation de titiller ce qu’ils n’ignorent pas de l’interdit des autres, car si ces derniers sont inopérants en eux, ils savent le degré d’agacement, de gêne ou d’effroi qu’ils suscitent à leur entour […] Ces situations deviennent autant d’occasions de se ‘‘marrer’’ et de se mettre en valeur dans la conviction jubilatoire de choquer les témoins ‘‘adultes’’ et de flatter un public adolescent qui s’y épanouit sans mesure » (2007b : 609-610 et 615). Il s’agirait donc d’abord de choquer le « bourgeois » et l’adulte car la provocation serait réjouissante Elle permettrait « de brouiller les repères, de créer le désordre provisoire des coordonnées qui permettent, au fil du quotidien, de contrôler son existence au sein d’un milieu social et culturel régi par des règles précises » (Le Breton, 2000 : 22). On peut toutefois douter du fait que celles et ceux qui se livrent à ces débordements de leur personne soient aussi déculpabilisés que le laisse entendre le sociologue. Si l’on prend au sérieux l’hypothèse selon laquelle les phénomènes de construction de soi passent par la prise de risque, c’est-à-dire le dépassement d’une identité personnelle considérée comme trop limitée, on conçoit que la transgression n’a de valeur que si l’on mesure l’exacte distance prise par rapport aux normes, ce qui suppose d’avoir connaissance de la puissance de leur emprise et donc d’avoir aussi conscience de leur poids en tant que structures structurantes s’exerçant sur soi. L’efficace de l’expressivisme trash table sur la possibilité de faire reconnaître une transgression, mais le risque de la dérogation aux formalismes qui président à la vie publique n’est pas pour autant absent, cette déviation pouvant être aussi saisie comme une preuve de la piètre valeur du transgresseur.

 

Des utilisateurs plus distanciés et réflexifs ?

La culture trash serait une des formes d’expression de l’injonction à une production personnelle de sa propre identité (egocasting) qui fait largement écho aux diverses théories de l’individualisme à l’ère de la postmodernité : « Aujourd’hui […], injonction est faite à chacun d’inventer son futur, si possible avec originalité, de sortir des cadres imposés. Il faut faire quelque chose sortant de l’ordinaire, sous peine de devoir risquer une pression sociale dangereuse pour l’estime de soi. […] L’homme vit désormais en miroir de sa propre vie, il réfléchit et il s’analyse, jusqu’à transformer son quotidien en objet d’interrogation comparable à l’objet d’expérimentation du scientifique en laboratoire » (Kaufmann, 2003 : 147-148). Pour le sociologue Ulrich Beck (1944-2015 ; 1986), l’individualisme contemporain serait marqué par une prise de conscience plus élevée des risques, un scepticisme réflexif, une défiance vis-à-vis des institutions, une plus grande confiance dans le marché et les promesses de la société de l’information. L’identité des personnes relèverait notamment d’un jeu plus librement choisi, théâtralisé, évitant les fixations et les engagements au profit d’expérimentations de soi résiliables (Bauman, 2003), lesquelles témoigneraient d’un contrôle réflexif du sujet (ne pas se perdre de vue) et d’une prise de pouvoir sur son existence (une autonomie à agir) : « La vie personnelle est devenue un projet ouvert, donnant lieu à de nouvelles exigences comme à de nouvelles inquiétudes. Notre existence interpersonnelle ne cesse d’être transfigurée de fond en comble, ce qui entraîne chacun d’entre nous dans ce que je me propose d’appeler ici des expérimentations sociales quotidiennes, auxquelles des changements sociaux d’ordre plus général nous contraignent tous à participer selon des degrés divers » (Giddens, 1992 : 18-19). La cohérence de ces pratiques identitaires labiles (projets d’un soi réflexif à géométrie variable) sous contrainte, mais émancipatrices, serait par ailleurs assurée par les récits de soi tenus par les individus (Giddens, 1991). Ce déport du soi dans des signifiés extérieurs à la personne (i.e. autres que ses représentations internes) serait le symptôme de phénomènes de « constitution sociale d’une identité dans des mondes individualisés désertés par la tradition » (Beck, 1986 : 164). Mais surtout, il serait remarquable parce qu’il permettrait une distanciation de soi par soi via le travail du regard : « Le regard suppose et permet l’exercice tant d’un regard sur soi que d’un regard sur les autres, d’un regard intérieur et extérieur, qui relèvent et, plus largement, participent d’un regard social : il est un élément, voire la condition de l’estime de soi, de la dignité de tout individu, ce qui en fait une des modalités et des visées de la démocratie » (Haroche, 2008 : 170-171).

À bien des égards, il semble discutable de concevoir la construction identitaire comme la négociation d’un style de vie s’effectuant dans un vide structural, à l’aune d’une plasticité sociale qui n’aurait de consistance que dans des configurations de soi nécessairement labiles. Comme le soulignent les chercheurs en sociologie de la communication Ryan Lange et Cliff Lampe (2008), les utilisateurs de Facebook cherchent, via leurs profils, à faire « bonne impression » (to put their best foot forward), mais il faut également noter que les informations rendues publiques à cet effet et à l’attention d’une cible particulière (e.g. des amis proches) peuvent par ailleurs se révéler être des signes connotés négativement s’agissant de leur appréhension par une autre catégorie de relations (e.g. un employeur). Aussi, Fabien Granjon et Julie Denouël (2010 : 42) insistent sur le fait que l’exposition de soi est une compétence et une prise de risque socialement distribuées. S’exposer demande, en effet, quelque savoir-faire concernant le choix des attributs identitaires à mettre en jeu : la publicisation de soi passe « par la sélection de facettes personnelles, la mise en lumière de certains traits estimés distinctifs et la valorisation de soi par contraste, en laissant nécessairement dans l’ombre d’autres éléments caractéristiques de sa personne, notamment ceux qui seraient susceptibles de brouiller l’image spécifique de soi que l’on essaie [de mettre en valeur] ». Il faut faire montre de compétences si l’on veut envisager les infractions à la pudeur comme des processus relationnels et contextuels et se donner les moyens d’évaluer les opportunités et les risques liés au dévoilement de soi. La déprivatisation du soi s’accompagnant de formes de détachements ne facilitant pas l’obtention de marques de gratification, il faut alors être en mesure de « forcer le jugement » en suscitant l’avis d’a-mateurs, capables de (re)connaître la valeur des signes du soi exposé. Il faut aussi développer des « aptitudes à construire des formes d’écriture et d’éditorialisation du soi assurant le maintien d’un ordre expressif permettant une compatibilité avec les facettes de soi exposées et une conformité avec les publics susceptibles de ratifier ces expansions du soi. Il faut enfin souligner que l’exposition du soi mobilise des compétences conformes aux cultures sociales actuelles qui ont tendance à valoriser un individu entrepreneur de sa propre existence, proactif, aimant le risque, assuré, investi, maîtrisant les TIC (technologies de l’information et de la communication) et dont la réussite tient pour l’essentiel aux attributs de sa personnalité » (ibid. : 42).

 

Tolérance indifférente versus brutalisation

S’appuyant sur les travaux du sociologue Norbert Elias (1897-1990) montrant que l’élévation du niveau de contrôle des dévoilements de soi (i.e. la pudeur) va de pair avec un relâchement contrôlé des mœurs en certains domaines, d’aucuns (Granjon, Denouël, 2010) ont pu avancer que « le contrôle du décontrôle » avait tendance à prendre des formes en lien avec l’existence de ce public évoqué supra, plus réflexif et plus distancié, dont la tolérance aux débordements du soi s’avère moins liée à un affermissement des autocontraintes qui pèsent sur lui qu’à un apprentissage le rendant plus indulgent et compréhensif à l’égard des singularités identitaires. Ainsi, les déplacements de la pudeur seraient davantage l’effet de l’existence d’un public éduqué à plus de permissivité, rendu moins sensible aux expansivités du soi et dont les jugements susceptiblement négatifs tendraient à se transformer en indifférence. Le regard serait donc d’emblée plus détaché et ne se transformerait en jugement moral que par une sollicitation ou un engagement dans la situation nécessitant de quitter cette position de neutralité permettant de faire l’économie d’une compréhension fine et coûteuse des comportements. L’hypothèse d’une « tolérance indifférente » a ainsi été avancée pour désigner cette évolution se défiant de la pression normative de la surveillance sociale et tendant à devenir la norme précédant tout jugement moral positif ou négatif. Cette tolérance indifférente a notamment été envisagée comme la conséquence d’une certaine banalisation de l’altérité par les industries culturelles et de l’incapacité des sujets à pouvoir être attentifs à toutes les sollicitations symboliques d’un monde au sein duquel il devient impossible de constituer en expérience sensible la profusion des faits offerts au regard. Donc l’indifférence serait moins l’expression de logiques réprobatrices que d’incapacités cognitives et sensibles faisant du détachement une disposition du sujet contemporain (Vincent-Buffaut, 2009).

Force est toutefois de constater que cette hypothèse de la « tolérance indifférente » comme nouvelle norme de réception des débordements du soi semble devoir être réévaluée, notamment au vu de la brutalisation de certains espaces en ligne révélant plutôt une intolérance véhémente. Le vocabulaire décrivant et catégorisant la violence des échanges publics (trolling, flaming, e-bile, on-line vitriol, cyberbullying, cyberstalking, slut-shaming, etc.) n’a eu de cesse de s’étoffer ces dernières années, témoignant de l’ampleur pris par le phénomène. Le chercheur en sciences de l’information et de la communication Romain Badouard (2020) a bien montré la montée en charge des interactions frontales et violentes concomitamment au développement des réseaux sociaux numériques. Quand elles ne sont pas mues par des provocations gratuites au détriment d’autrui, propres à la culture trash, incivilités et violences en ligne (cyberharcèlement, revenge porn, etc.) sont notamment appréhendables comme les expressions peu tempérées d’une « justice » et d’une tendance à la « cancel culture » visant à rappeler, non pas certaines normes générales de bonne conduite, mais des prescriptions situées attachées à des cultures et des identités singulières s’opposant à d’autres visions du monde. Aussi, cette « nouvelle » brutalisation semble portée par des logiques de stigmatisation (racisme, xénophobie, anti-féminisme, etc.) et ne serait pas sans rapport avec les conditions sociales d’existence des violenté·e·s-violenteurs (Blaya, 2013 ; Marwick, Boyd, 2018). Plus la violence est présente « in real life » (dont le harcèlement, la délinquance, les violences intrafamiliales, etc.), plus celle-ci semble susceptible de se déporter d’une manière ou d’une autre en ligne. Par ailleurs, plus la cyberviolence est soutenue ou condamnée par le collectif et plus elle trouve à s’exprimer outrancièrement ou, a contrario, se voit défaite par le groupe qui prend en charge la défense de la victime. Autrement dit, la violence s’exerce plus facilement sur les isolés et les minoritaires qui sont, la plupart du temps, en proximité sociale et géographique avec leurs agresseurs. Le point sur lequel les recherches sur le phénomène semblent unanimes tient à ce que les occasions de cyberviolence sont d’autant plus fréquentes que les victimes passent du temps en ligne et que, par ailleurs, elles sont susceptibles de mettre en visibilité des données personnelles et intimes.

On observe donc une tendance au décontrôle de soi et à l’affaiblissement des réglementations de l’affectivité invitant à moins dissimuler certains traits identitaires, laquelle se couple à cette autre tendance qu’est la brutalisation des échanges. Si, il y a encore quelques années, il était possible de penser que les processus d’intériorisation des règles de civilité s’étaient affaiblis – tout comme les malaises de l’impudeur et les réprobations sociales s’y rapportant –, permettant entre autres effets à une certaine culture trash de prospérer, les dynamiques relationnelles les plus récentes, liées à l’usage des réseaux sociaux numériques révèlent plutôt un durcissement des opinions et des verdicts. La tendance à justifier l’établissement des seuils de pudeur sans référence particulière à un autrui spécifique semble avoir sensiblement évolué et les « revendications » dynamiques de décontrôle visant à construire un rapport à soi et aux autres permettant une plus grande liberté d’expression remises en cause. Si la culture trash pouvait apparaître comme une forme d’excès lié au fait de retrouver les moyens de s’appartenir – en faisant l’expérience d’une mise en visibilité de soi –, les débordements les plus contemporains semblent notamment être le fait d’un retour de normes de contention de soi portées par certaines identités singulières, lesquelles avaient précisément trouvé à se constituer/renforcer sous les conditions de la tolérance indifférente, mais qui, aujourd’hui, tendent finalement à se retourner contre elle.


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Auteur·e·s

Granjon Fabien

Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

Citer la notice

Granjon Fabien, « Culture trash » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 23 août 2021. Dernière modification le 27 juin 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/culture-trash.

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