Dayan (Daniel)


 

Un acteur-passeur des recherches sur la réception et les publics médiatiques

Daniel Dayan est un chercheur souvent présenté en tant qu’anthropologue et/ou sociologue des médias. Quel est son parcours ? En 1967, il est titulaire d’une licence en ethnologie à l’École pratique des hautes études (EPHE), et fait son entrée dans le champ académique en tant qu’assistant du sémiologue Roland Barthes (1915-1980) – dont il suivait, à ce moment-là, les séminaires au Centre d’études des communications de masse (Cecmas). Le Cecmas constitue le premier foyer français de réflexions scientifiques sur les communications de masse. Fondé à l’initiative du sociologue Georges Friedmann (1902-1977) en 1960, au sein de l’EPHE, le Cecmas rassemblait plusieurs sociologues et sémiologues intéressés par l’étude des communications de masse (dont Edgar Morin, Christian Metz [1931-1993] et R. Barthes). Depuis, la trajectoire académique et scientifique de D. Dayan s’est réalisée entre la France, les États-Unis et Israël. En effet, à la fin des années 1960, le chercheur a poursuivi ses études dans le domaine de l’analyse cinématographique aux États-Unis. Il y a rédigé un mémoire de maîtrise sur la production théorique des Cahiers du cinéma. Dans le même temps, il a rencontré le sociologue Elihu Katz (1926-2021) qui lui a proposé de devenir chargé de cours à Jérusalem où il était en train de développer un département universitaire de recherche sur les médias. Ainsi, D. Dayan a enseigné à Jérusalem (de 1971 à 1987), tout en rédigeant, sous la direction de R. Barthes, une thèse de doctorat en sémiologie du cinéma qu’il a soutenue en 1977. Il a ensuite occupé la fonction de professeur associé à l’Annenberg School of Communication de Los Angeles (États-Unis). De retour en France en 1989, il a enseigné la sociologie des médias et des publics à Sciences-Po Paris et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et a rejoint le laboratoire Communication et politique au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Dans les années 2000, D. Dayan a été membre du Laboratoire d’anthropologie et des institutions sociales (Laios, Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain), puis du Centre d’étude des mouvements sociaux (Cems, EHESS). Il a occupé des fonctions de chercheur/professeur invité dans des universités en Europe, en Israël et aux États-Unis. En 2010, l’International Communication Association (ICA) Fellows Book Award a été décerné à l’unanimité à D. Dayan et E. Katz pour leur livre Media Events (1992). Ce prix consacre l’influence durable d’une œuvre devenue un classique dans le domaine de la sociologie de la communication et des médias. D. Dayan est aujourd’hui directeur de recherches émérite au CNRS. Plus précisément, quel est son apport ?

Portrait de Daniel Dayan portant une chemise bleu et un pull noir

Portrait de Daniel Dayan. Source : wikimedia, Daniel Dayan (domaine public).

 

Un rôle de passeur

Au sujet de D. Dayan, nombre de chercheurs français du domaine de la sociologie de la communication et des médias soulignent son rôle capital dans l’introduction de la problématique de la réception et des publics en France, au début des années 1990. Dans l’ouvrage de synthèse Du côté du public. Usages et réception de la télévision, la chercheuse en science politique Brigitte Le Grignou considère que « l’introduction de la problématique de la réception en France peut être datée du colloque “Public et réception”, tenu à Paris, au Centre Georges-Pompidou, en 1989 » (Le Grignou, 2003 : 3). De son côté, la sociologue des médias Dominique Pasquier évoque, lors d’un entretien (19 mars 2004), le « rôle majeur dans la familiarisation de certaines théories » joué par D. Dayan : « en France on avait une profonde méconnaissance de cette littérature. L’intermédiaire clef a été Daniel Dayan pour moi, mais pour d’autres gens aussi […], il a fait connaître ces travaux-là, il nous les a fait lire et comprendre ». Pour le chercheur en sociologie de la communication et des médias Éric Maigret (2003 : 158), D. Dayan a « permis le rétablissement de la circulation des textes ». Qu’en est-il précisément ?

Il faut d’abord rappeler que, dès les années 1960, quelques travaux avaient été engagés en France sur la diversité des interprétations des programmes de télévision : on peut citer en particulier les enquêtes réalisées par le sociologue Michel Souchon (1929-2020) sur la réception adolescente de la télévision (1969) et sur la diversité des interprétations du feuilleton François Gaillard (1973). Des sociologues commençaient à s’interroger sur les capacités de réaction des spectateurs (Cazeneuve, 1962 ; Friedmann, 1967). Mais, les ressources n’ont pas été suffisantes pour développer une approche centrée sur la réception médiatique dans un champ académique plutôt dominé, d’une part, par les analyses sémiologiques de contenu type R. Barthes, d’autre part, par une conception francfortienne de l’aliénation des publics par les médias de masse. D. Dayan a joué un important rôle de passeur en faisant connaître les travaux anglo-saxons menés sur la réception médiatique aux chercheurs français, à partir de la fin des années 1980.

En 1989, D. Dayan a organisé un colloque intitulé « Public et réception » au Centre Pompidou à Paris. Pour cette manifestation, il a réuni des représentants des approches anglo-saxonnes sur la réception qu’il avait eu l’occasion de rencontrer (Ségur, 2010 : 87) : notamment Ien Ang, auteure de Watching Dallas (1982 ; les résultats de l’enquête menée avec E. Katz sur les réceptions culturelles de la série éponyme) ; John Corner, qui interroge les différences génériques à la télévision pour l’étude des interprétations différenciées des messages (1991) ; James Curran, pionnier des recherches sur les médias de masse (Curran, Gurevitch, 1991)  ; David Morley, auteur de The Nationwide Audience (1980), une étude de réception où sont mis à l’épreuve les décodages (ou lectures) identifiés théoriquement par Stuart Hall (1932-2014) ; Sonia Livingstone, autrice avec Peter Lunt d’une enquête sur les publics de talks shows (Linvingstone, Lunt, 1993). Ces travaux étaient alors méconnus en France. Le colloque s’est poursuivi en 1993 par la publication de la livraison 11-12 de la revue Hermès, « À la recherche du public. Réception, télévision, médias » qui en constitue en quelque sorte des actes augmentés. En effet, pour cette livraison, les textes d’auteurs francophones confirmés (Jérôme Bourdon, Jacques Durand, M. Souchon) ou débutants (Éric Macé, É. Maigret) ont été également mobilisés. Les articles des chercheurs anglo-saxons ont été traduits en langue française. Au total, le dossier (315 pages) a réuni vingt-et-un auteurs de vingt articles (auxquels s’ajoutaient quatre textes introductifs rédigés par le coordinateur). Dans le même temps, D. Dayan a rédigé un article intitulé « Les mystères de la réception », publié dans la revue Le Débat (1992). Il y réalise une synthèse détaillée et critique des études de réception médiatique et de l’état des connaissances alors disponibles. Plus précisément, il dresse un panorama d’une vingtaine d’années d’études sur la réception médiatique puisqu’il cite en référence pas moins de 32 textes publiés entre 1974 et 1992, correspondant à 28 chercheurs (Ségur, 2010 : 88) représentant une diversité disciplinaire, théorique et géographique : la sociologie fonctionnaliste nord-américaine (Uses and Gratifications Researches, E. Katz, I. Ang), les études culturelles (britanniques avec les Cultural Studies – S. Hall, D. Morley, John Fiske [1939-2021], J. Curran – et francophones avec les écrits de Michel de Certeau  [1925-1986]), l’École de Francfort, l’histoire culturelle, la psychologie sociale (S. Livingstone), les études féministes (Janice Radway). Ces citations en référence correspondaient pour la plupart à des écrits non encore traduits en français.

 

La définition de la réception

Dans l’article « Les mystères de la réception », D. Dayan (1992) présente de manière détaillée le « modèle texte lecteur », un modèle théorique de la communication médiatique dans lequel le récepteur a une place prépondérante et significative. Ce modèle constitue une synthèse des apports des recherches sur la réception conduites dans le cadre de plusieurs courants de pensée. Il se fonde sur la dénonciation des limites de modèles théoriques et méthodologiques élaborés jusqu’alors pour l’étude des publics : les « missionnaires » qui parlent « du » public et les « ventriloques » qui parlent « au nom du » public. Il favorise une approche soucieuse de « donner la parole au public », articulée autour de six propositions théoriques et méthodologiques. Le modèle est synthétisé par D. Dayan, à partir de la communication « The Text-reader Model of the Television » prononcée par S. Livingstone lors du colloque « Public et réception », et en référence à l’article « Analyse textuelle et recherche en communications » rédigé par Mauro Wolf (1947-1996) pour le dossier de la revue Hermès mentionné supra. D’abord, en opposition au paradigme des effets directs et illimités (voir le modèle de la « seringue hypodermique » de Harold Lasswell [1902-1978]), l’auteur postule que « la réception n’est pas l’absorption passive de significations préconstruites, mais le lieu d’une production de sens » (Dayan, 1992 : 144). Ce sont les récepteurs qui activent les significations d’un texte, par une activité de type herméneutique – ainsi que cela est notamment proposé par Hans Robert Jauss (1921-1997) dans son Ésthétique de la réception (1972). En référence à la théorie « Codage, Décodage » (“Coding, Decoding”) formulée par S. Hall (1980), D. Dayan affirme que les décodages des messages médiatiques peuvent être différents d’un récepteur à l’autre, en raison de la diversité des contextes socio-culturels d’interprétation des messages : « Il n’y a plus de raisons pour qu’un message soit automatiquement décodé comme il a été encodé » (Dayan, 1992 : 144). Ensuite, l’activité de réception se réalise par des appropriations des messages médiatiques : satisfaction, résistance, rejet, etc. On retrouve ici l’héritage des recherches sur les usages et gratifications (uses and gratifications). Enfin, ce modèle admet l’existence de communautés d’interprétation, au sein desquelles les récepteurs partagent des ressources culturelles qu’ils mobilisent dans leur activité de réception des messages. Finalement, cela conduit D. Dayan à situer l’influence des messages médiatiques au niveau de la constitution des significations du texte, c’est-à-dire l’activité de réception : « Ce qui peut être doté d’effets, ce n’est pas le texte conçu, ou le texte produit, ou le texte diffusé, mais le texte effectivement reçu » (ibid. : 145). « Les mystères de la réception » est devenu le texte de référence en France sur la réception médiatique, une « boîte noire » au sens de Bruno Latour (1947-2022 ; 1987), dans le champ de la sociologie de la communication et des médias (Ségur, 2010 : 91-96).

 

La constitution des publics : une expérience collective et performative

Au-delà d’une activité de passeur, D. Dayan a fait évoluer la définition des publics médiatiques : il a étudié comment la relation de communication entre la télévision et les téléspectateurs se traduit par la constitution de publics. En outre, il a contribué à identifier les caractéristiques de la réception collective des cérémonies télévisées. Dans les années 1980, avec le sociologue américain E. Katz, D. Dayan a étudié la réception d’événements importants retransmis à la télévision « au fur et à mesure de l’actualité », sur le lieu de l’événement : la visite du président égyptien Anouar el-Sadate (1918-1981) à Jérusalem, la visite du Pape Jean-Paul II (1920-2005) en Pologne, le mariage de Charles de Windsor et Diana Spencer (1961-1997) à Londres. Au niveau méthodologique, il s’agissait de visionner la retransmission des événements ou les nouvelles du soir dans une salle avec des étudiants, des collègues, des diplomates et de « discuter ». Les chercheurs ont observé comment le rapport des individus à la télévision pouvait être transformé par l’expérience du visionnage collectif de la retransmission en direct, qui déclenche des pratiques spectatorielles spécifiques (cérémonielles et réflexives) et qui est un outil de sociabilité. Ils ont mis à jour les rôles du genre des cérémonies télévisées dans la relation du public au média : ces cérémonies relient les sphères institutionnelles (diplomatique, politique) à la sphère civile parce qu’elles « initient les citoyens aux structures politiques d’une société » (Dayan, Katz, 1992 : 212). Elles relaient les effets du monde religieux au sein de la société ; elles jouent un rôle en terme de construction d’une mémoire collective ; enfin, elles transforment les frontières traditionnelles entre espace public et privé. Les résultats de l’enquête ont été présentés dans l’ouvrage Media Events. The Live Broadcasting of History, publié en 1992 par Harvard University Press ; la traduction, La Télévision cérémonielle. Anthropologie et histoire en direct, est parue en France, quatre ans plus tard, aux Presses universitaires de France.

En somme, D. Dayan a envisagé la réception de la télévision comme une expérience collective et performative qui donne naissance aux publics. En effet, sa thèse de doctorat portait sur la construction énonciative du spectateur de cinéma dans le film Stagecoach [La Chevauchée fantastique] de John Ford (1894-1973). Elle a été publiée en 1977 aux États-Unis puis en France en 1983 aux éditions Clancier-Guénaud sous le titre Western Graffiti. Jeux d’images et programmation du spectateur. Dans ce travail, l’auteur a observé que le film invitait les spectateurs à une socialisation par un jeu de regards ; ce qui l’a conduit à interroger la constitution d’une « communauté de vues » pendant la lecture d’un film. Il a alors entamé une réflexion théorique autour de la notion de public, en posant la question de la constitution des publics médiatiques. D. Dayan définit un être-public comme une expérience, qui consiste à « voir avec » une entité collective imaginée, c’est-à-dire « entrer en interaction avec un “contrechamp” constitué de tous ceux qui regardent simultanément la même image télévisuelle, ou plus exactement, de tous ceux dont on imagine qu’ils le font » (Dayan, 2000 : 429). En référence au chercheur britannique J. Fiske, qui propose de créer le verbe « to audience » pour désigner le processus de constitution de public, D. Dayan propose de nommer audienciation « le processus d’acceptation de l’identité collective proposée au spectateur dans l’acte d’énonciation » (Dayan, 2000 : 437). Ce processus se manifeste par des performances publiques, poursuit D. Dayan, c’est-à-dire des publics qui se donnent à voir dans des conversations ou dans des actes. Une quinzaine d’années plus tard, l’évolution des pratiques numériques conduit à penser autrement la question des publics médiatiques. Pour autant, les angles de l’expérience et de la performance sont toujours pertinents pour l’étude des participations médiatiques contemporaines (Ségur, 2018).


Bibliographie

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Auteur·e·s

Ségur Céline

Centre de recherche sur les médiations Université de Lorraine

Citer la notice

Ségur Céline, « Dayan (Daniel) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 26 novembre 2019. Dernière modification le 09 décembre 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/dayan-daniel.

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