De la spectatrice et de la manière d’en parler


 

Afin de traiter de la notion de « spectatrice » dans ses multiples dimensions (historique, politique, esthétique, sociale et discursive au moins), il faudrait éventuellement commencer l’enquête en prenant la posture critique de Denis Diderot (1713-1784). Ce dernier dégage nombre de problèmes esthétiques par le truchement de petites fictions critiques narratives échafaudées face à des tableaux, en se perdant en pensée au milieu des personnages peints. Tentons un geste semblable devant Au Salon carré du Louvre, ce tableau peint par l’artiste Louis Béroud (1852-1930), en 1883 (Accès voir le tableau en ligne : https://tice.ac-montpellier.fr/pedagogie/arts_plastiques/Arts-Plastiques/Productions/pratique/beroud/salon.html).

Dans le lieu que décrit également Émile Zola (1840-1908) dans L’Assommoir (1876, chap. III), L. Béroud met en abyme des spectateurs face à un tableau que les spectateurs que nous sommes ne voient pas. Si nous étions D. Diderot, nous virevolterions autour des deux groupes de personnages bien distincts placés au centre de la toile. Nous mettrions ceci en relief : concernant les femmes, quelques-unes en fond de tableau font « tapisserie » dans la galerie ou se fondent dans le décor de la salle, et deux d’entre elles composent une assistance plongée dans le livret de l’exposition comme si celui-ci était pour cette dernière la source légitime du sens ; tandis que, concernant les hommes, deux sont concentrés sur la contemplation du tableau invisible, laquelle est cependant indiquée par la visée de la canne du personnage principal. Ceux-là dialoguent autour de cette œuvre, alors qu’aucune des femmes ne regarde l’œuvre présentée/commentée par les deux hommes. Question : nommera-t-on ces dernières « spectatrices » ? En tout cas, telles qu’observables sur ce tableau, elles participent de la hiérarchie imposée par un peintre masculin relativement à ce qu’on appelle encore « le beau sexe ». Même si tous sont actifs, ils le sont par échelon genré : les spectateurs regardent par eux-mêmes et parlent ; les spectatrices se taisent et se réfugient dans la lecture du livret.

Mesurons la différence patente entre ce que présente ce tableau, de facture perspectiviste et figurative classique, à propos de la norme genrée au spectacle, et  ce que présentent quelques récentes images portant sur les pratiques spectatoriales féminines contemporaines. Ces images incitent à saisir qu’une partie de ce genre de discriminations masculin/féminin – dans lesquelles les hommes n’ont de cesse de penser les femmes à partir de la détermination de l’espace domestique – a été transgressée.

Ainsi, par exemple, durant le mois de juillet 2013, le danseur Jérôme Bel se propose de mettre en scène un spectacle, Cour d’honneur à Avignon (Accès pour voir les photographies prises par Christophe Raynaud de Lage en ligne : https://festival-avignon.com/fr/edition-2013/programmation/cour-d-honneur-20311), dans lequel il interroge les mémoires du lieu par ses spectatrices et spectateurs, depuis Jean Vilar (Éthis, 2022). Il a distribué la parole à celles et ceux qui voulaient bien participer à son enquête, proposer un point de vue, faire part d’une longue expérience de leur fréquentation du théâtre public, ou énoncer combien ils/elles se sentaient éloigné·es de ces spectacles au point de ne pas consentir à l’acte social qui consiste à s’y rendre. Il avait pris soin de solliciter l’évocation de l’activité spectatoriale au masculin et au féminin, suggérant ainsi que les études de l’audience artistique ont désormais intégré l’idée que les exercices provoqués par les œuvres d’art et de culture concernent également hommes et femmes, et pourraient différer selon des systèmes d’appropriation masculin/féminin, voire de résistance au discours masculin dominant.

Ce sont d’ailleurs des systèmes de regard et de partages qui s’exercent en supplément des différences habituelles renvoyant à des catégories sociologiques, lesquelles devraient être élaborées avec finesse afin d’éviter les compartimentages trop souvent plaqués de manière mécanique (culture populaire/élite, participation émotionnelle/distance critique, distinction et maîtrise des codes ou du goût légitime). Des partages que l’on trouve déjà dans des représentations picturales, ainsi qu’il en va chez le peintre Louis-Léopold Boilly (1761-1845), dans le tableau intitulé Une loge, un jour de spectacle gratuit (1830), représentations condescendantes/caricaturales du « populaire » et des « femmes du peuple », assimilées à une classe inférieure non civilisée, opposées machinalement à d’autres représentations des élites des Lettres et des arts (chez Joseph Oppenheimer [1876-1966], dans Sur le chemin de l’opéra, 1925. Accès en ligne : https://tinyurl.com/Oppenheimer-sur-le-chemin).

 

Louis-Léopold Boilly, 1830, Une loge, un jour de spectacle gratuit. Source : Wikimédia (CC BY-SA 4.0).

Louis-Léopold Boilly, 1830, Une loge, un jour de spectacle gratuit. Source : Wikimédia (CC BY-SA 4.0).

 

Dans son ouvrage sur la scène, Jérome Bel fait remarquer que le rôle et la place de l’art dans la vie de chacune et chacun diffère, et que les uns et les autres mettent en mots différemment ce rapport aux arts et aux autres spectateur·trices, selon ses croyances et conceptions esthétiques, certes, mais aussi selon les modes d’appréhension relatifs aux rapports de sexe et à la manière dont ils s’imposent dans les lieux d’art et dans ce qu’on appelle sans réfléchir d’un bloc « le public ».

Cette confrontation entre œuvres artistiques d’époques éloignées, néanmoins ancrées dans l’examen de la spectatorialité dans la vie culturelle, pose des questions en matière d’histoire culturelle moderne : celles de la violence sexiste dans la culture, de la construction différentielle notamment dans le temps des notions de « spectateur » et de « spectatrice », de la composition diffractée du public et du statut des amatrices non praticiennes des spectacles sous forme d’une « instance spectatrice » telle que repérée par Bénédicte Louvat-Molozay (2008 : 25), à partir de 1630. Les spectatorialités esthétiques sont expressément différentes de celles de tant de « femme(s) à la fenêtre » regardant le spectacle du monde dans de nombreux tableaux (Bartolomé Esteban Murillo [1674-1682], Caspar David Friedrich [1774-1840], Gustav Klimt [1862-1918], Antoine Bourdelle [1861-1929], …), ainsi que de la « spectatrice du monde » telle que la font valoir Hannah Arendt (1906-1975), Simone de Beauvoir (1908-1986) ou Marguerite Yourcenar (1903-1987) dans leurs œuvres, voire de la spectatrice de soi partagée par de nombreuses écrivaines dont Annie Ernaux. Cette construction est-elle corrélative de l’ascèse en cours du spectateur moderne, depuis le XVIIe siècle, ce qui serait alors le signe d’une égalité d’emblée promise, ou est-elle successive, soulignant le poids du masculin sur le rapport des femmes aux arts durant longtemps ?

L’appréhension de cette construction impose aussi la nécessité de prendre de manière critique le rôle culturel dominé réservé aux femmes parce qu’elles le transforment parfois, le rôle de l’élaboration de soi de la spectatrice en marge et contre cette domination, la question de savoir si on peut isoler des spécificités au sein de la notion globale de « public », ainsi que celle d’une spécificité de la réception artistique et culturelle (réactions, critères de jugement…), féminine d’abord, avant de devenir éventuellement féministe ? Elle impose aussi une prudence face à notre habitude de lire des ouvrages sur « le » spectateur ou sur « les » spectateurs, voire sur « le public », en référant implicitement à une essence « du » spectateur ou du « public », en se contentant de constater une présence au lieu de saisir des activités, et sans s’attarder sur des spécificités potentielles qui souligneraient que la spectatorialité d’art et de culture n’a le caractère d’une loi universelle que dans l’art d’exposition, mais par le fait qu’elle se rencontre chez chacune et chacun dans ce cadre non par son contenu.

Au demeurant, peut-on assigner une spectatorialité différentielle à des genres sans tomber dans de nouvelles définitions essentialistes, par exemple de la « spectatrice » ou du féminin spectatorial ? L’autrice Sarah Nancy (2022 : 240) résume bien ce point. En quoi est-ce important de penser le féminin de la catégorie « spectateur », née dans le cadre de l’art d’exposition, et dont la prétention à l’universalité dans le droit fil de l’universalisme esthétique classique gomme les genres parce qu’il se focalise sur les contenus ? Plus largement, si la catégorie de « spectatrice » a une signification, elle ne peut se contenter d’une acception de mot – une spectatrice serait simplement une femme au spectacle ! Ce ne peut être qu’en interrogeant à la fois l’instauration et le devenir des catégories (spectateur et spectatrice) dans les institutions et les savoirs (sociologie, philosophie, histoire, etc.), les modalités de ce devenir dans les lieux d’exercice de la spectatorialité (théâtre, cinéma et autres lieux d’art ou de loisirs, voire l’espace public), et les discours et l’acte social de s’y présenter en représentant quelque chose.

 

Une invisibilité des femmes

Sachant que le point de vue de la création artistique constituerait un autre objet d’analyse (Becker : 1988), nous restreignons l’étude de ces phénomènes, ainsi qu’on l’aura compris, au seul cadre de la réception de l’art d’exposition moderne, le destin du spectateur étant inséparable des œuvres qui attendent sa visite. Ce point de vue de la spectatorialité, de la jouissance sensible si l’on veut selon les termes de l’esthétique classique corrélative de cet forme d’art, implique de se demander comment les femmes sont parvenues à se rendre visibles comme spectatrices autonomes dans les institutions en question – ni comme spectateurs, ni comme femmes de […] accompagnant le mari, ni représentées par le mari, ni comme mères plus ou moins immorales parce qu’elles vont au spectacle –, en transgressant les dominations symboliques, les ségrégations sexuelles dans les musées, les galeries, les spectacles qui s’adressent pourtant, par principe, à tous-toutes de manière indéterminée, puisque c’est la définition de l’art d’exposition. Il implique de se demander comment des femmes ont échappé aux considérations masculines morbides, telles que la communautarisation genrée des loisirs, les contraintes des mœurs sur le rapport des femmes aux spectacles, les partages public-domestique (donc homme/femme), le préjugé selon lequel les femmes sont destinées à « meubler » les balcons des théâtres, parées de toilettes soignées contribuant à en faire des ornements, à « faire tapisserie » dans les musées, à « se fondre dans le décor », ou le préjugé tel que l’idée d’espaces assignés au « sexe faible », espaces subis même si parfois les femmes réussissent à retourner ce stigmate en espace de sociabilité féminine, facilitant ensuite l’accès aux sociétés théâtrales féministes, par exemple. Cependant, on doit distinguer ici le cinéma qui invente, en même temps que cet art, une salle « obscure » dans laquelle toutes les places sont anonymisées. Aucune catégorie de « spectateur » n’y est placée ici ou là pour être regardée par les autres, au point que ce type d’égalité peut devenir solitude (selon les termes tocquevilliens), y compris en femme si l’on suit le peintre Edward Hopper (1882-1967), dans sa figuration de L’Entracte (1963, accès au tableau : https://www.sfmoma.org/artwork/2012.1/).

Entre mille autres œuvres picturales ou littéraires de type classique, dépendant de la domination, le tableau de L. Béroud concerne bien une manière d’approcher (et/ou de légitimer) la présence et les activités des femmes dans les et aux spectacles. Paradoxalement, il incite à raffiner la notion de public d’art et de culture en y incluant ces traits, pour autant qu’on prenne cette œuvre comme « document » illustratif. En effet, cette œuvre e présente surtout l’inégalité des représentations des femmes et des hommes dans la notion de public. Dans ces représentations courantes de la réception culturelle (en discours, tableaux, spectacles vivants, compositions diverses), les femmes ne retiennent l’attention qu’à partir de l’observation genrée des hommes qui ne les distinguent d’ailleurs qu’en les effaçant, puisque cette attention n’appelle le plus souvent ni l’usage du mot « spectatrice », ni des enquêtes sur les attitudes différenciées qu’on pourrait attendre d’une telle « spectatrice ». Dans ce cadre, au mieux, les femmes en situation de réception esthétique font l’objet d’un discours mièvre sur leur « sensibilité féminine » ou leur identification trop rapide aux personnages de la scène. Souvent on les condamne aussi pour « leur bavardage incessant ». Au pire, disent-ils, elles sont à la limite de l’hystérie puisque la musique, par exemple, les rendrait « folles », disent-ils encore !

En somme, la présence des femmes au spectacle, non au titre d’une exhibition dans des loges ou au parterre, ou de leur poursuite dans les galeries par la jalousie des maris, mais au titre d’une activité de spectatrice, demeure un point aveugle des institutions culturelles jusqu’à des dates récentes. Cette invisibilité pourrait relever d’un simple constat de présence utilitaire – elles assistent ou non à des spectacles, ainsi que le remarque Rica dans les Lettres persanes de Montesquieu (1689-1755 ; 1721) –, mais cela ne suffit pas, car cette invisibilité relève non moins d’une peur des hommes relativement à leur participation esthétique et d’une absence de questionnement masculin à cet égard.

Quant à la question de leur présence dans les spectacles au fil de l’histoire, elle n’a été posée qu’à partir du XVIIIe siècle et elle est parfois difficile à déceler. En ce qui concerne l’Antiquité, à Athènes par exemple, il semble qu’on puisse la constater, mais sans certitude, à travers quelques anecdotes plus ou moins fiables, ou des textes de philosophes masculins. En ce sens, si Platon (428-348 avant notre ère) critique les méfaits des théâtres sur les femmes (Gorgias 502d ; Lois 2-658d), on ne sait pas vraiment s’il parle par prévention ou par constat. Malinka Bastin-Hammou (2022 : 34 ; Locket et al., 2022) rend compte des divers partis pris sur cette question, soulignant que, souvent, l’analyse proposée dépend de la manière dont les chercheurs conçoivent le statut des femmes, empêchant toute conclusion certaine. Le constat n’est pas plus simple en ce qui concerne Rome. Les témoignages restent masculins. Et même si l’espace des femmes est plus ouvert, en souvenir sans doute de leur rôle dans la guerre des Sabins et des Romains, Plaute (c. 254-184 avant notre ère) reste peu disert (prologue de Poenulus, 32-5) et Tertullien (c. 160-220) se fait fort de critiquer les spectacles parce que les femmes s’y rendraient (Letelllier-Taillefer, 2022 : 113-130). Mais on sait que ce dernier auteur veut faire détester les spectacles !

En revanche, tout en voulant creuser l’écart avec l’Antique et une image du Moyen-Âge faite de cours et de couvents, le philosophe Jean-Jacques Rousseau (1712-1778 ; 1758), dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles oppose les pratiques des Anciens chez lesquels les femmes ne se montraient pas en public et les pratiques « contemporaines » qui le leur permettent. Ces dernières sont bienvenues, qu’il s’agisse de spectacle ou de sexualité (ibid. : note 1). Cette référence signe-t-elle le passage, difficile, de l’invisibilité à la visibilité ? En tout état de cause, il ne s’accomplit pas d’un seul coup, puisque Honoré Daumier (1808-1879) n’hésite encore pas à ne figurer que des hommes dans son Croquis pris au théâtre, publié dans Le Charivari en 1864.

H. Daumier, Croquis pris au théâtre. « – On dit que les Parisiens sont difficiles à satisfaire, sur ces quatre banquettes pas un mécontent – il est vrai que tous ces Français sont des Romains ». Dans Le Charivari du 13 févr. 1864. Source : Gallica.fr/Bibliothèque nationale de France.

H. Daumier, Croquis pris au théâtre. « – On dit que les Parisiens sont difficiles à satisfaire, sur ces quatre banquettes pas un mécontent – il est vrai que tous ces Français sont des Romains ». Dans Le Charivari du 13 févr. 1864. Source : Gallica.fr/Bibliothèque nationale de France.

 

Cela étant, le constat d’une ségrégation dans la présence ou non de femmes aux spectacles Antiques ou modernes ne suffit pas à donner entièrement corps à leur visibilité ou invisibilité de spectatrices. Pendant des millénaires sans doute, les femmes et leur participation culturelle ont fait l’objet de figurations discriminantes par et pour des hommes au point qu’on ne les interroge pas, comme elles ont fait l’objet d’un silence assourdissant et sans doute du gommage de leurs paroles. Puis, petit à petit, certaines d’entre elles ont imposé une autre figuration d’elles-mêmes aux femmes et aux hommes, ainsi qu’aux femmes entre elles et elles-mêmes. Ce mouvement n’a pas eu de raisons de ne pas traverser les arts, tant du côté des représentations que du côté de la position de spectateur·rice. Et il a émergé au cours d’une bataille contre les lieux communs à leur propos, contre leur statut d’ornement et leur réduction au silence des recherches, ainsi qu’à l’encontre des sarcasmes masculins. Sans doute pourrait-on montrer aussi que le déclenchement d’un tel mouvement conduisant à l’émancipation de la spectatrice doit quelque chose aux comédiennes, voire aux artistes femmes commençant à exposer, qui ont montré progressivement qu’une voie d’épanouissement était possible en dehors des canons machistes imposés.

 

L’invention moderne de la spectatrice

Un coup de sonde global montre que la question de la spectatrice ne prend vigueur et pertinence qu’à l’aube de l’âge moderne, non seulement lorsqu’on commence à utiliser et codifier le terme « spectateur » (d’abord au masculin, à partir de 1709) dans les arts d’exposition, mais encore lorsque des auteurs témoignent d’un mouvement de féminisation du public et de la place occupée par les femmes dans l’espace public esthétique, non sans renforcer parfois l’opposition genrée. Ce mouvement appartient à la modernité durant laquelle les spectatrices deviennent parties prenantes des spectacles mués en espace social et catalyseurs de la vie sociale, avant même qu’elles soient nommées comme telle.

Ne nous y trompons pas cependant. Le problème posé aux femmes au début de la modernité n’est pas tant de « sortir du néant », comme on l’exprime dans de nombreux commentaires, que de s’extraire, au fur et à mesure que des espaces de spectacles sont plus déterminés, des préjugés masculins, sans risquer de se couler en eux, et de respecter les hiérarchies auxquelles un Constantin Guys (1802-1892) est encore sensible (Au foyer du théâtre, entre 1860 et 1892).

Constantin Guys, 1860-1892, Au foyer du théâtre. Source : Walters Art Museum, Wikimédia (domaine public).

Constantin Guys, 1860-1892, Au foyer du théâtre. Source : Walters Art Museum, Wikimédia (domaine public).

Paradoxalement, ce mouvement commence à la faveur des mœurs de cour qui, pour machistes qu’elles aient été, ont eu pour avantage de mettre des femmes en avant, quoique sous contrôle de relations autorisées et de l’étiquette. Selon le souhait du roi François Ier (1515-1547), l’écrivain Brantôme (1537-1614) approuve la présence – seulement la présence – des femmes à la cour, transformant les courtisanes – celles que beaucoup nomment alors « les Dames » jusqu’à D. Diderot ou Joseph Haydn (1732-1809) qui sous-titre sa symphonie La Surprise (1791), « pour réveiller les Dames » – en « spectatrices » de pouvoirs qui s’esthétisent de plus en plus, de l’étiquette et des mœurs pacifiées en ce lieu. Mais il ne s’agit encore ni des arts et de la culture, ni des activités des femmes. Cela amorce seulement le refus des conventions masculines qui enferment « le sexe » dans un rôle précis (comme c’est le cas pour les hommes d’ailleurs). C’est cette dynamique qui s’étend alors aux spectacles d’exposition commençant à se déployer. Elle est consacrée par des textes, des lettres, des mémoires, des opuscules rédigés par des femmes, servant largement à identifier des approches, des réceptions, des attitudes et des rapports féminins aux œuvres d’art, des discours et des jugements propres aux femmes en résistance. Au XVIIe siècle, cela transite encore par des femmes de cour. Par rapport aux spectacles, Mesdames de Sévigné (1626-1696), de Maintenon (1635-1719), de la Fayette (1634-1693), La Palatine (1652-1722), et d’autres, opèrent la critique des mépris masculins – l’installation au balcon avec fleurs et bijoux – développant contradictoirement par une amplification de ces formes (fleurs et bijoux aux balcons) un art du spectacle de soi qu’elles entendent donner d’elles-mêmes en surjouant le poids du regard patriarcal, des temporalités culturelles et des sociabilités qui dévalorisent le jugement féminin, tout en construisant une parole, une voix, des corps, des gestes et des mœurs spécifiques, montrant la capacité des femmes à en créer.

La polémique la plus redoutable assumée par ces femmes concerne l’opposition genrée entre sensible et raison. Les femmes au spectacle seraient du côté du sensible parce qu’elles suivraient leur sensibilité et n’évalueraient pas les œuvres selon la raison. Le sensible se donnerait alors dans l’absence de distance réflexive de la part de femmes qui préfèreraient ce qui est facile à l’effort que demande la science ! Les hommes seraient eux du côté de la raison. Émile Zola (1840-1902) se sert de cette opposition pour décrire, dans L’Assommoir, les réactions des femmes et des hommes face à la Kermesse de Rubens au Louvre ; opposition dont est d’ailleurs encore victime, en 1965, « L’ouverture sur le spectacle » de Yvon Belaval (1908-1988) dans le volume Histoire des spectacles (Dumur, 1965 : 4). Il s’agit d’une opposition qui s’est manifestée longtemps autour du thème des larmes. Elles seraient féminines, écrit, acerbe, Madame de Sévigné (1974) à sa fille. Et pourtant, elles sont aussi masculines, remarque-t-elle dans cette même correspondance. D’ailleurs, on le sait depuis qu’on a lu la présence des pleurs d’Achille dans l’Iliade (Coudreuse : 1999).

Si l’histoire des femmes ne commence évidemment pas durant ce début de la période moderne, celle de leur existence autonome dans la spectatrice esthétique s’initie bien à partir de là. Encore faut-il préciser qu’elles n’ont pas dû se battre uniquement contre les préjugés masculins. Elles ont dû se battre aussi contre l’incorporation en elle de ces préjugés et donc contre elles-mêmes. Beaucoup d’entre elles, aux XVIIe et XVIIIe siècles, continuent à traiter leur présence au spectacle moins comme un moment esthétique que comme une occasion d’observer les autres spectateurs ou les autres spectatrices, et de rapporter leurs faits et gestes, ainsi que Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803 ; 1782) en fait part dans ses descriptions de l’attitude de Madame de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses, ou de mesurer la qualité d’un spectacle à la qualité des spectateurs, etc. Gestes qui se transforment tout de même au XIXe siècle si l’on en croit l’humour figuré de la peintre Mary Cassat (1844-1926) qui, Dans la loge (1878), peint une femme spectatrice regardant la scène avec attention. De regardée, elle se fait regardeuse mais du spectacle, tandis qu’un spectateur assis à l’autre extrémité du balcon l’observe à la jumelle.

 

« The art of looking | mary cassatt’s ‘in the loge’ | painting of the week podcast | s2 e6 ». Source : Exhibition On Screen, Youtube.

 

Ce que l’on remarque alors, c’est que la position de spectatrice conquise et assumée inverse l’objet à regarder durant les spectacles : non plus les femmes au balcon, mais bien le spectacle ; on ne va plus de la scène au public, mais du public à la scène. L’éducation de tous et toutes est ici en jeu, aussi fortement que la décrit Gustave Flaubert (1821-1880 ; 1856) dans Madame Bovary, dans l’épisode de l’opéra (deuxième partie) lorsqu’il fait parler Emma et Charles du spectacle. De quoi doivent donc jouir les spectateurs ? Non des femmes réduites en spectacle mais de ce qui est à regarder (ou à entendre), c’est-à-dire une œuvre. La rupture avec les falbalas et fanfreluches, comme avec les chapeaux qui impressionnaient le parterre, mais bouchaient la vue de spectateurs, se traduit par une rééducation du corps des spectateurs et spectatrices, lesquels doivent donc adopter un nouveau comportement, de nouvelles modes, et s’affirmer en tant que spectateurs de spectacle et non plus pièces adaptées à un jeu mondain.

L’invention de la spectatrice des arts relève donc d’un très long processus dans lequel les arts et les artistes eux-mêmes ont été parties prenantes, et la lutte contre le machisme centrale. Les éléments de cette bataille se montrent paradoxalement dans le tableau de la peintre Eva Gonzalès (1847-1883), Une loge aux Italiens (1874), centré sur une femme avec lunette de théâtre, attentive au spectacle au balcon, malgré la trace de l’ancien bouquet de fleurs, et un homme derrière elle absorbé par cette femme plutôt que par le spectacle.

 

« Marie Darrieussecq – “Une loge aux Italiens” de Eva Gonzalès ». Source : Musée d’Orsay, Youtube.

 

L’œuvre pourrait faire office de critique des préjugés masculins. Corroborant cette critique, Charles Cottet (1863-1925), dans Loge à l’Opéra-comique (1887), peint trois femmes en loge, attentives uniquement au spectacle, en spectatrices par conséquent. Ce qui n’est le cas ni de Victor Hugo distinguant dans la préface de Ruy Blas, trois espèces de spectateurs : les femmes qui veulent de la passion, les penseurs des caractères et la foule des sensations, ni de Pierre Bonnard (1867-1947) qui, dans La Loge (1908 ; accès à l’œuvre : https://www.musee-orsay.fr/fr/oeuvres/la-loge-25603), se laisse encore aller à un regard genré : on entre dans une loge et les personnages surpris se tournent vers le peintre dans un ordre hiérarchique évident.

 

Peut-on affirmer que les descriptions de J.-J. Rousseau (1761) dans La Nouvelle Héloïse donnent finalement une certaine règle de compréhension ? Parlant des anciens spectacles sous direction monarchique dans les Lettres II, XVII et II, XXIII, il les relie à une société corrompue, dans laquelle les femmes n’existent pas au spectacle sinon comme comédiennes ou « femmes perdues » (elles vont voir de mauvaises pièces ou se font voir des hommes). Néanmoins, dans la Lettre à d’Alembert, J.-J. Rousseau (1758) bouleverse ce rapport au spectacle, lorsqu’il explique que le spectacle « moderne », celui où rien n’est représenté et où les spectateurs sont à eux-mêmes (et à leurs congénères en empathie) leur propre spectacle, est seul à rendre les femmes libres, en les unissant également aux règles d’une société démocratique.

 

Paroles et écrits sur et de la spectatrice

À ce niveau d’enquête, de nombreuses autres questions se posent, d’autant que, comme nous l’avons observé ci-dessus, il est délicat de séparer les considérations des spectatrices des arts et de la culture qui se revendiquent telles des discours que les hommes tiennent sur les femmes et les femmes sur-elles-mêmes tant qu’elles n’arrivent pas, historiquement, à revendiquer ce titre de « spectatrice ». Néanmoins, à partir du XVIIIe siècle, l’un des modes disjonctifs majeurs, consistant pour les femmes à se défaire du surplomb des hommes, passe, si on y fait attention, par tout un théâtre de discours transcrit dans l’écriture, même si ce mode restreint socialement la présence publique des femmes et nos moyens d’enquête sur un corpus large (Cavaillé, Juan, Lechevalier, 2019). Ce qui demeure clair toutefois, c’est que les spectateurs en général passent du regard au langage, passage dans lequel les spectatrices, dès qu’elles se valorisent comme telles, finissent par se traiter en sujets parlant, notamment dans des entretiens.

Durant le processus d’autonomisation qu’elles instaurent, les femmes spectatrices, à propos des et durant les spectacles, entrent dans l’ordre du discours en commençant à rédiger des lettres, des mémoires, des témoignages et comptes-rendus d’entretiens. Leurs propriétés remarquables sont que ces écrits renvoient à des constructions à multiples entrées (Bochenek-Franczakowa, 2015) : la constitution subjective de soi, la prise en main de l’adhésion aux spectacles d’art d’exposition, la nécessité d’adopter des formes discursives en tentant d’échapper aussi bien aux canons de la rhétorique masculine qu’à la normalisation des écrits publics, l’appétence à conquérir une place dans la République des lettres, le dessein d’apprendre à se nommer autrement qu’au masculin et de faire partager ses plaisirs spectatoriaux en participant à la composition d’un espace public esthétique non patriarcal. Dans ces écrits, ce n’est donc pas seulement de femmes qu’il est question, mais encore et surtout, dans la perspective dégagée ici, de l’érection d’un rôle d’esthète que les femmes veulent dompter. Ces récits, en effet, ne se contentent pas de témoigner d’une présence au spectacle. Ils exposent des activités de spectatrices. Ils opèrent la critique de ce qui est montré et du cadre de monstration – n’oublions pas que Gervaise, dans L’Assommoir, muée en promeneuse du Louvre et spectatrice, traverse les salles en remarquant de manière réprobatrice et à juste titre qu’il est « bête de ne pas écrire les sujets sur les cadres » des tableaux –, tout en exposant aussi les modes de « sortie au spectacle » et les attraits culturels attendus, parfois sous forme d’un récit de soi au spectacle (et non de spectatrice de soi en général ainsi qu’il en va chez Françoise Sagan [1835-2004]). Les rédactrices légitiment ainsi la référence à la « spectatrice », susceptible de proposer des réflexions scéniques, esthétiques, morales et politiques.

Cela dit, afin de cerner ce point plus finement, et faire droit aux activités spécifiques émanant de spectatrices, il faut non moins avoir en tête ce qu’ont été les écrits des hommes qui écrivent en surplomb des femmes et sur les femmes spectatrices sans les nommer ainsi. Dans le regard des hommes, elles sont une partie du public, mais sous le paradoxe d’y apparaître dans des formes de disparition. Le subi n’est évidemment pas le consenti. Il suffit de lire le chroniqueur Boileau (1636-1711 ; 1666 : 149-174) pour côtoyer ces expressions qui imposent à la société une conception des femmes dont résulte, en ce qui concerne cette rubrique, une compréhension de leur domination dans le rapport aux spectacles. Il n’est pas plus question de la spectatrice chez le philosophe Fontenelle (1657-1757), qui ne leur reconnaît une présence au spectacle qu’en se focalisant sur « leurs passions » de femmes, et sur la manière dont le spectacle est censé renforcer chez elles les émotions plus que les concepts (Fontenelle, 1707 : 460-461).

C’est très exactement le contraire qui s’élabore dans les lettres de femmes, mémoires, écrits divers, auxquels nous faisons allusion. Ils invitent d’autres femmes à venir voir des spectacles, participent à la fabrication d’un nouvel horizon d’attente, passant progressivement en désir de loisirs culturels dès lors que ces textes auront défait la réputation des spectacles d’être « malsains » (pour les femmes) et que les institutions de spectacle se développent. On y lit de nouvelles paroles sur l’appréciation des spectacles, sur la jouissance dans les arts, sur les valorisations et choix esthétiques, tout un système d’écriture féminine portant sur les relations aux œuvres. On pourrait ajouter à cet ensemble d’écrits les lettres personnelles de femmes spectatrices reçues, personnellement, par des acteurs et comédiens. Elles existent. Elles prouvent la réception active des spectatrices, même si on les nomme plutôt « admiratrices ». C’est bien comme spectatrices qu’elles s’expriment. Mais nous les laissons de côté pour nous concentrer uniquement sur des écrits publics.

Ainsi, en dehors des femmes citées ci-dessus encore prises dans le système nobiliaire – des femmes qui, jusqu’au XIXe siècle (la duchesse d’Uzès [1847-1933], la comtesse de Noailles  [1876-1933]), ont pris des places officielles dans le monde des arts et qui, par leur notabilité et leur notoriété, ont pu promouvoir des créations féminines et tenir ou faire tenir des rubriques de spectatrices dans leur presse –, la philosophe des Lumières Louise Dupin (1706-1799 ; Ouvrage sur les femmes, 1740) ou la femme de Lettres et politique Olympe de Gouges (1748-1793) prennent-elles une large place dans ce devenir « spectatrice » assumé par des femmes, appelant de surcroît les autres femmes à se donner une autre éducation.

Cela étant, on ne peut évoquer la figure d’O. de Gouges sans une précision préalable, pour l’époque de la Révolution française concernée. Elle fait jouer pleinement une distinction complexe, entre d’une part ce qu’on appelle les « tricoteuses » des tribunes des clubs ou des tribunes publiques ou les « spectatrices » de l’espace public, capables d’écouter les discours et de réagir, de railler ou de faire honte, surtout aux tenants de propos misogynes, exclues des tâches directement politiques parce que femmes et populaires ; et d’autre part les femmes qui participent à la vie culturelle, et deviennent « spectatrices », tout en cherchant à bouleverser les codes masculins au droit des spectacles et les commentant dans un esprit éducatif qui se prolonge en une volonté de réforme de la société. Afin d’évoquer les combats qui ont rendu ces deux formes (im-)possibles, il faut renvoyer au Traité sur l’admission des femmes au droit de cité du philosophe Condorcet (1743-1794 ; 1789), dont O. de Gouge fait un élément de ses revendications portant une réforme complète de la société à partir d’un droit des femmes conquis dans la spectatorialité. C’est alors qu’elle revient sur les partages machistes indiqués ci-dessus. Dans sa déclaration Les droits de la femme (de Gouge, 1791 : 11) – « Femme, réveille-toi » – elle récuse la relégation des femmes hors de la politique, par la position assignée de « spectatrice » du monde. Dans la politique, elles sont citoyennes, d’autant que pour accepter d’être soumises à la loi, il faut l’avoir élaborée. Et elle place la notion de « spectatrice », au sens cette fois des arts et de la culture, du côté des spectacles adressés à un public dans lesquels les femmes-spectatrices déploient leur imagination autant que les hommes qui les condamnent pourtant à la seule conduite du ménage, et montrent qu’elles ne peuvent plus être cantonnées à une passivité prétendument « naturelle » qui les relèguerait au rôle secondaire de meubler les loges des théâtres. La spectatrice appartient de droit au réseau de l’espace culturel quelles qu’en soient les formes : salons (celui de madame de Condorcet pour O. de Gouges), dialogues dans les académies, partenariats entre femmes, etc. En un mot, ces institutions qui donnent corps à la République des Lettres renouvelée par des femmes. D’ailleurs, projetant de rédiger son journal (Le journal du peuple) sur le modèle de The Spectator de l’auteur anglais Joseph Addison (1672-1719 ; Addison, Steele, 1716), elle ne cesse de déployer sa propre création de soi par l’écriture, donnant à saisir en tant que femme les luttes requises pour le droit d’auteur (contre le privilège monarchique, contre les privilèges des directeurs de théâtre), acquis seulement en 1791, l’exigence de créer un théâtre national pour les femmes, de reconnaître aux femmes les facultés intellectuelles qu’on leur dénie, et de défier la hiérarchie masculine, y compris révolutionnaire.

Plus tard, en matière d’écrits puissants et à répercussions sur la notion et l’existence de la spectatrice, l’auteure féministe et socialiste George Sand (1804-1876) apporte une autre touche. Elle, qui se décrit souvent au spectacle, raconte sa formation esthétique au féminin, ses allers et retours au musée et ses enivrements devant les Titien (1488-1576), Tintoret (1518-1594) et Rubens (1577-1640), n’utilise pourtant pas le terme « spectatrice ». Néanmoins, en ne cessant de parler de sa position de « spectateur » en femme, elle raconte ses exercices de formation de spectatrice et la composition qu’elle a donnée à son regard au théâtre ou au musée, tout en mettant en avant ses critiques acerbes contre les assignations au silence et au régime politique des sexes. Elle souligne l’activité que supposent l’audition et le regard, elle détaille une contemplation vive, marquée au sceau d’un dissentiment masculin/féminin. D’ailleurs, elle se désole de ce que quelques femmes se prêtent encore au jeu de l’admiration dans les balcons des théâtres, se coulent encore dans les clichés misogynes ou se font valoir comme femmes pédantes lorsqu’elles raisonnent, tout en reconnaissant qu’il a fallu qu’elle-même s’habille en homme pour qu’on lui prête plus d’attention intellectuelle (Sand, 1854 : p. 107 et 121).

L’écrivaine Colette (1873-1954) approfondit cet aspect en un autre sens. Elle se rend très attentive au public des spectacles de music-hall (entre 1906 et 1913), se souvenant qu’elle fut chanteuse, actrice et mime, rendant alors, dans ses comptes-rendus publiés dans des journaux (Le Matin, L’Éclair, Le Journal), aux femmes qu’elle côtoie dans le public une individualité remarquable. Quant à elle, elle ancre son écriture concernant les spectacles dans une forme délibérément subjective (appuyée par le « je »), une identité sexuée clairement mise en avant dans des textes où les femmes occupent volontiers une place centrale, soit que la foule décrite soit majoritairement, voire exclusivement féminine, soit que ses articles fassent émerger des figures de femmes, jusqu’à ces moments du 8 novembre 1920 et du 1er février 1935, où surgit en plein Grand-Guignol, « le cri aigu, inhumain, de la femme épouvantée ».

C’est dans ces paroles et écrits de et sur les femmes spectatrices que se forge une expertise des femmes en matière de spectacle, complémentaire de la reconnaissance de leur expertise de citoyenne. L’enjeu s’y reflète à partir des questions traversant ces paroles et écrits. En voici quelques-unes : une œuvre éveille-t-elle spécifiquement un regard de femme ? Comment cerner une subjectivité féminine qui soit à la fois différentielle et originale ? Y a-t-il une spécificité du public féminin dans la réception des représentations du féminin et du masculin dans des œuvres ? Quelle est donc la spécificité de leur exposition devant des femmes, si tel est le cas, et leur influence sur la réception quand il s’agit d’y rencontrer des femmes représentées ou performées ? Quelle égalité est possible entre spectateur et spectatrice, alors qu’un « droit » du spectateur n’existe que formellement par la pratique même de l’art d’exposition ? Dans quelle mesure, depuis quand et comment peut-elle exprimer en public son jugement en tant que femme ? Comment violer les normes de genre dans le cadre des institutions de spectacle. Refuser de participer au spectacle ? Se venger des hommes ? Promouvoir des femmes ? Des spectatrices peuvent-elles représenter la condition féminine ? Et comment ?

Il convient encore de remarquer que la capacité de juger développée par les femmes au théâtre, dans les musées, etc., bref dans l’espace public esthétique, alimente le regard critique que la spectatrice porte sur le monde. Voilà sans doute un autre objet de méfiance masculine qui éclaire la mise en garde des hommes contre le danger que courent « leurs » femmes dans les rencontres au spectacle (ce sera un argument du procureur contre Madame Bovary), et le maintien de la domination symbolique par l’obligation d’obtenir l’autorisation du père ou du mari pour s’y rendre.

 

Émancipation

En fin de compte, l’investigation du terme « spectateur » au féminin et de la position sociale, politique et discursive de la spectatrice pousse à se demander si le rapport au spectacle, à des œuvres d’art, dès lors qu’il est (devenu) autonome (par rapport aux divers systèmes d’autorité, religieux, politique, patriarcal), peut être considéré comme un lieu d’émancipation, renforcé par des pratiques subversives de sociabilité. Qui parle, en général, d’« émancipation », indique un processus de séparation (ex-, sortir ou s’extraire de…), de distinction au sein d’un rapport (-mancipio, la main qui domine) et de constitution d’une trajectoire individuelle ou collective, sous les traits d’une subjectivation. Dans la configuration de la spectatorialité au féminin, quelles en sont les accents ?

Dès lors qu’un tel processus a lieu (dans le passé ou au présent), quelque chose comme une ascèse féminine, il est possible de donner corps à cette figure de la spectatrice émancipée à partir de la différence entre spectateur et spectatrice (Lochert, 2023). Sur cette différence, on pourrait tenir un premier propos général portant sur sa condition historique première : l’invention du sujet moderne dans diverses activités (politiques, théoriques, esthétiques…). Cette invention a porté à définir la notion de spectateur, celle d’un sujet spécifique dans un type d’activité non moins spécifique (l’art d’exposition, la galerie, le musée, le théâtre à l’italienne, et ainsi de suite), dans son opposition à la soumission à l’art de culte (l’art aspirant au divin et portant à la soumission ou au trauma des croyants). Telle fut la condition de l’élaboration d’un portrait de spectateur « désintéressé », conçu comme valable pour tous. Mais il fallut encore du temps pour en saisir la délimitation par le seul sexe masculin, européen et blanc, instruit et plutôt citadin. Si l’invention de la spectatrice fut plus tardive, c’est aussi qu’elle entre en conflit avec cette construction. Parler de l’un (le spectateur) comme de l’autre (la spectatrice) ne renvoie donc à aucune essence. Cela renvoie à des processus et des conflits qui ne cessent par ailleurs de se prolonger concernant les femmes, mais aussi, par association légitime imposée par des féministes, concernant les personnes racisées, etc., qui ne sont pourtant pas notre objet ici. « Spectatrice » a eu et a encore le mérite de fabriquer des écarts dans une donnée qu’on prend souvent comme un bloc objectif, fixe, le public. Au demeurant, des spectatrices ne représentent pas plus La spectatrice que des spectateurs Le spectateur.

C’est cette constatation d’une diffraction infinie qui peut pousser certains au déni. Non seulement celui des hommes qui ne voient pas (ou trop bien) l’intérêt de ces analyses et de leurs conséquences, mais aussi des femmes qui ne veulent pas s’identifier à la condition féminine émancipée. Mais c’est aussi qu’ils prennent « émancipation » pour un état et non un processus, infini, impliquant la transformation, par leurs rapports, de chacune et chacun. L’émancipation dans le cadre d’une activité spectatoriale correspond, il est vrai, à l’assomption de l’autorité du spectateur ou de la spectatrice à la capacité de se fonder soi-même dans les jugements proférés sur le spectacle, résistant ainsi à toute contrainte extérieure (famille, médias, éducateurs…) pour devenir juges esthétiques à part entière : indulgent·es ou critiques intransigeant·es, passionnés·es ou indifférent·es, attentifs·ves ou distrait·es.

On ne peut cependant se contenter de lire la réussite de cette émancipation dans des statistiques indiquant une fréquentation genrée en hausse des institutions culturelles (Donnat, 1998 ; 2009). Ce qui fait part à la fois des processus d’émancipation et de ses résultats, ce sont les récits et les discussions sur les spectacles dans lesquels on peut lire le déploiement de l’autonomie, des jugements individuels, des critiques du goût, des expertises, une assiduité aux spectacles, et un rapport égalitaire avec les hommes qui prend forme aussi en peinture, par exemple chez Max Libermann (1847-1935), en 1921 (voir l’œuvre Konzert in der Oper : https://fr.wahooart.com/Art.nsf/O/8XX7MF/$File/Max-Liebermann-Concert-in-the-Opera-House.JPG).

Ce sont non moins les références à des relations à des œuvres, par exemple accentuées par les travaux des artistes, lesquelles se constatent bien sûr au théâtre (Bertolt Brecht [1898-1956], Jean Vilar [1912-1971], le Festival d’Avignon et la décentralisation théâtrale) ou, côté arts plastiques, dans les Frac (Fonds régionaux d’art contemporain), durant les mutations des musées, etc., mais aussi dans les architectures des lieux de spectacles depuis que se sont conjuguées les espaces du cinéma (sans hiérarchie des sièges) et la réforme des théâtres (disons depuis 1920) (Lucet, Boisson, Denizot, 2021). Sans trop de carences, espérons-le, repérons quelques moments spécifiques de cette émancipation dans les pratiques culturelles, tout du moins en France. Outre ceux déjà décrits, la formulation d’une demande féminine, l’acquisition d’une légitimité à se prononcer sur les choses de l’art, la formation d’une agentivité et l’appropriation des pouvoirs du spectateur (discuter dans l’espace public esthétique, chroniquer, etc.), il importe de tenir compte des transformations des structures officielles, durant le XXe siècle, celles de la démocratisation culturelle et de la démocratie culturelle. Elles sont renforcées par le développement des mouvements féministes.

Depuis la IIIe République, qui n’est pas souple avec la question féminine et met sans complexe de côté les femmes philosophes jamais citées (Jeanne Baudry [1864-1948], Léontine Zanta [1872-1942], Camille Bos [1899-1958]), les luttes des femmes et le mouvement féministe ont revêtu des figures, dont la plus importante, pour notre rubrique, est celle de Hubertine Auclert (1848-1914) et de son journal : La Citoyenne (1881-1891). Elle y défend non seulement les droits civils féminins, mais surtout publie des articles littéraires écrits par des « autoresses » et des poétesses, des femmes de lettres qui développent la création féminine, fondent des clubs féminins et élaborent des représentations artistiques qui se donnent exclusivement devant des femmes, par exemple dans les sociétés La Grimace, Le Lyceum dirigé par la duchesse d’Uzès, La Française, en 1911 (présidente d’honneur : la comtesse de Noailles). Ce moment républicain permet la mobilisation de sociétés destinées à promouvoir la création féminine, et la discussion entre femmes des spectacles vus (Yon, 2012). On sort ainsi lentement de l’opposition sensible-raison héritée, quoiqu’existent des résistances paradoxales : si le philosophe Alain (1868-1951) s’est lancé le défi de promouvoir un « Platon femelle », s’il défend les droits des femmes (salaire, droit de vote, union libre), il maintient que la raison est masculine et que les femmes sont un sexe affectif.

Désormais, grâce aux spectatrices, des questions majeures pourraient donc être encore mieux déblayées et des réponses pourraient servir à une autre éducation des uns et des autres : l’analyse de l’expérience sexiste vécue, celle d’une certaine libération, la question du choix des tenues pour aller au spectacle, la sortie au théâtre des femmes dans les colonies, les scènes théâtrales représentées dans des œuvres d’art, l’examen des préjugés sociaux et les clichés misogynes, la fonction de l’opposition sensibilité-raison sur le partage des places dans les spectacles, les identifications racontées par des femmes à telle ou telle héroïne, la morale des genres mettant en scène des images de perversion des femmes par les spectacles, etc. Grâce à elles, il y a enfin du jeu dans la notion de public. Alors, pouvons-nous continuer à parler du public comme d’un bloc homogène ? Il y a bien des signes que ce n’est plus possible (Ruby, 2022), mais en vue de quoi ? Au profit de quoi ? Au profit de quel « nous » potentiel, ouvert, discutant, dissensuel, devant ou dans un spectacle ? En fin de compte, répétons-le, la spectatorialité d’art et de culture n’a le caractère d’une loi universelle que dans l’art d’exposition, et par le fait qu’elle se rencontre chez chacune et chacun dans ce cadre, et non par son contenu.


Bibliographie

Addison J., Steele R., 1716, Le Spectateur ou le Socrate moderne, où l’on voit un portrait naïf des mœurs de ce siècle. Tome premier, trad. de l’anglais par E. Joncour, Paris, É. Papillon. Accès : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k49666j/f1.item.r=e%20spectateur,%20ou%20Le%20Socrate%20moderne.

Bastin-Hammou M., 2022, « Depuis quand doute-t-on de la présence des spectatrices », pp. 33-53, in : Lochert V. et al., dirs, Spectatrices ! De l’Antiquité à nos jours, Paris, CNRS Éd.

Becker H., 1988, Les Mondes de l’art, trad. de l’anglais par J. Bouniort, Paris, Flammarion, 2010.

Bochenek-Franczakowa R., 2015, « La Spectatrice, édition critique établie sous la direction d’Alexis Lévrier », Studi Francesi, 176, pp. 367-368. Accès : https://doi.org/10.4000/studifrancesi.824.

Boileau N., 1666, « Satire X. – Les femmes », pp. 149-174, in : Satires, Paris, Imprimerie générale, 1872. Accès : https://fr.wikisource.org/wiki/Boileau_-_%C5%92uvres_po%C3%A9tiques/Satires/Satire_X.

Cavaillé F., Juan M., Lechevalier C., 2019, « Écrits de spectateurs : théâtre et cinéma », Double Jeu. Théâtre/Cinéma, 16. Accès : https://doi.org/10.4000/doublejeu.2463.

Choderlos de Laclos P., 1782, les Liaisons dangereuses, Amsterdam, Durand neveu.

Condorcet N. (de), 1798, « Traité sur l’admission des femmes au droit de cité », pp. 119-130, in : Condorcet A. et Arago M. F., Œuvres de Condorcet. Tome Dixième, Paris, Firmin Didot Frères. Accès : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58036087/f134.image.r=femmes#.

Coudreuse A., 1999, Le Goût des larmes au XVIIIe siècle, Paris, Presses universitaires de France.

Donnat O., 1998, Les Pratiques culturelles des Français. Enquête 1997, Paris, Éd. La documentation française.

Donnat O., 2009, Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris, Éd. La documentation française.

Dumur G., dir., 1965, Histoire des spectacles, Paris, Gallimard.

Éthis E., dir., 2002, Avignon, le public réinventé. Le festival sous le regard des sciences sociales, Paris, La Documentation française.

Flaubert G., 1856, Madame Bovary, Paris, M. Lévy frères, 1857.

Fontenelle B. (de), 1707, Lettres galantes de Monsieur le Chevalier d’Her***, Londre, P. et I. Vaillant.

Gouge O. (de), 1791, Les Droits de la femme, Paris. Accès : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64848397/f1.item.

Letelllier-Taillefer É., 2022, « Les femmes spectatrices dans les édifices de spectacles romains », pp. 113-130, in : Lochert V. et al., dirs, Spectatrices ! De l’Antiquité à nos jours, Paris, CNRS Éd.

Lochert V., 2023, Les Femmes aussi vont au théâtre, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Lochert V. et al., dirs, 2022, Spectatrices ! de l’Antiquité à nos jours, Paris, CNRS Éd.

Louvat-Molozay B., 2008, « L’émergence de l’instance spectatrice », pp. 23-27, in : Louvat-Molozay B., Molozayet F., dirs, Le Spectateur de théâtre à l’âge classique, Montpellier, Éd. L’Entretemps.

Lucet S., Boisson B., Denizot M., dirs, 2021, Fabriques, expériences et archives du spectacle vivant, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Montesquieu, 1721, « Lettre XXVIII », pp. 61-64, in : Lettres Persanes, Amsterdam, P. Brunel.

Nancy S., 2022, « Essai sur la jouissance de l’amatrice d’opéra », pp. 229-242, in : Lochert V., et al., dirs, Spectatrices ! De l’Antiquité à nos jours, Paris, CNRS Éd.

Rousseau J.-J., 1758, J. J. Rousseau citoyen de Genève, a Mr. d’Alembert, de l’Académie françoise […], Amsterdam, M. M. Rey.

Rousseau J.-J., 1758, Julie ou la Nouvelle Héloïse, Amsterdam, M. M. Rey.

Ruby C., 2022, « Public spécifique : des philosophes et l’architecture (Un) », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Accès : http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/public-specifique-des-philosophes-et-larchitecture-un/.

Sand G., 1854, Histoire de ma vie. Tome cinquième, Paris, V. Lecou. Accès : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9684911m.texteImage.

Sévigné M., 1974, « Lettre du 8 janvier 1674 », pp. 66, in : Duchêne R, éd., Correspondance I. Mars 1646-juillet 1675, Paris, Gallimard.

Yon J.-C., 2012, Une histoire du théâtre à Paris, de la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Aubier.

Auteur·e·s

Citer la notice

Ruby Christian, « De la spectatrice et de la manière d’en parler » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 28 février 2023. Dernière modification le 01 mars 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/de-la-spectatrice-et-de-la-maniere-den-parler.

footer

Copyright © 2024 Publictionnaire - Tous droits réservés - ISSN 2609-6404