Le debunking, souvent traduit par « démystification », consiste à exposer et réfuter des croyances ou théories jugées erronées, telles que les fake news, les théories complotistes, les rumeurs, les mythes ou encore les légendes urbaines. Processus réactif par nature, il repose sur l’analyse des récits jugés fallacieux et sur la mise en lumière des mécanismes qui favorisent leur diffusion et leur ancrage dans l’espace public. Face à la prise de conscience croissante des enjeux liés à la circulation de la désinformation et de la mésinformation (Wardle, 2018), le debunking est devenu une pratique centrale dans l’écosystème médiatique et informationnel actuel. En France, cette démarche est principalement portée par des individus sur les réseaux socionumériques, qui s’érigent contre des contenus trompeurs et contribuent ainsi à la construction d’une culture critique (Dauphin, 2022). Elle s’inscrit dans une dynamique plus large de lutte contre la désinformation aux côtés du fact-checking (Bigot, 2017) et de l’éducation aux médias et à l’information (Corroy, 2021). Alors que le fact-checking repose sur la vérification des faits diffusés dans l’espace public pour corriger des informations erronées, l’éducation aux médias et à l’information vise à outiller les citoyens pour qu’ils développent un esprit critique face aux contenus médiatiques et aux mécanismes de l’information. Cette notice examine la genèse et l’évolution conceptuelle du debunking, en analysant ses implications contemporaines ainsi que son interaction avec les publics. Cette pratique repose sur une relation dynamique avec différentes audiences – qu’il s’agisse de publics sceptiques, indécis ou déjà convaincus – que ce soit à travers les réseaux socionumériques ou dans le cadre plus institutionnalisé du fact-checking et de l’éducation aux médias et à l’information. En explorant ses origines linguistiques, son appropriation par les mouvements rationalistes et les différentes formes qu’il prend dans l’espace médiatique, notamment à l’ère numérique, on met ici en lumière les enjeux politiques, sociétaux et médiatiques de cette pratique, ainsi que les combats idéologiques qui se jouent autour de la notion de « Vérité ». Le terme « Vérité » est mis entre guillemets et avec une majuscule afin de souligner qu’il ne s’agit pas d’une vérité absolue, mais d’une vérité tributaire du point de vue des acteurs qui la définissent comme telle.
Debunking VS Fake News. Source : tujuh17belas sur Adobe Stock (Licence Standard).
Du debunking à la zététique : origines et évolution historique
Le terme « debunk » est un néologisme anglais, composé du préfixe « de », exprimant l’idée de cessation ou de retrait, et de « bunk », désignant l’absurdité ou le charabia à supprimer. Selon l’American Heritage Dictionary of the English Language (Collectif, 2022), « bunk » trouve son origine dans le comté de Buncombe, en Caroline du Nord. Lors du 16e congrès des États-Unis (1819-1821), Felix Walker (1753-1828), représentant de cette circonscription, prononça un discours jugé inutile et verbeux. Face aux protestations de ses collègues, il persista en affirmant qu’il s’adressait à Buncombe. Ce terme évolua en « buncombe », puis en « bunkum », et enfin en « bunk », pour désigner un discours vide ou abscons. En 1923, l’écrivain William E. Woodward (1874-1950 ; 1923) popularise le néologisme debunk dans son ouvrage satirique Bunk, qui critique les excès de la société moderne en dénonçant ses impostures. Comme l’indique l’American Heritage Dictionary of the English Language, « debunk » signifie :
« To expose or ridicule the falseness, sham, or exaggerated claims of: debunk a supposed miracle drug.
[Exposer ou ridiculiser la fausseté, l’imposture ou les affirmations exagérées : démystifier un prétendu médicament miracle] ». (Collectif, 2022, notre traduction)
C’est dans ce même contexte que les termes fact-checking et debunking émergent dans les années 1920 aux États-Unis, marquant une prise de conscience des dangers de la désinformation. Ces pratiques, bien que distinctes, partagent une finalité commune : dénoncer les falsifications et rétablir une forme de « Vérité ». Parmi les figures emblématiques du debunking, l’illusionniste américain Harry Houdini (1874-1926) s’est illustré par ses efforts pour démystifier le spiritisme et les pratiques des médiums. À travers des démonstrations publiques, il révélait les stratagèmes employés pour manipuler le public, contribuant ainsi à une tradition sceptique et rationnelle. H. Houdini publia plusieurs ouvrages sur ces impostures – dont Miracle Mongers and Their Methods [Les Faiseurs de miracles et leurs méthodes] en 1920 –qui influencèrent des personnalités telles que James Randi (1928-2020) aux États-Unis et Gérard Majax en France. Parallèlement, la pratique du fact-checking se développait au sein des médias américains. Le magazine Time, dès ses débuts, mit en place une équipe de fact-checkers, chargés de vérifier la véracité des noms, dates, chiffres et faits avant publication. Cette méthode fut ensuite adoptée par d’autres journaux comme The New Yorker et devint une norme éditoriale essentielle (Bigot, 2017). Cependant, l’histoire du fact-checking ne se limite pas aux médias traditionnels : pendant la Seconde Guerre mondiale, le projet de la Rumor Clinic à Boston, analysé par Pascal Froissart (2024), marque une tentative pionnière de lutte contre les fausses informations en temps de guerre. Cette initiative, mise en place par un professeur de Harvard et des journalistes du Boston Herald, visait à déconstruire des rumeurs propagées dans l’opinion publique, posant ainsi les bases d’un fact-checking appliqué aux enjeux sociaux et politiques.
Historiquement, le terme « debunk » et sa pratique ont été appropriés par le mouvement rationaliste américain (« scientific skepticism » ou « rational skepticism »). Ce mouvement, inscrit dans une démarche d’« enquêtes sceptiques » (« skeptical inquiry »), avait pour objectif de lutter contre l’occultisme, les phénomènes dits paranormaux, et les pseudo-sciences, ainsi que contre leurs auteur·es perçus comme des charlatans. Parmi les organisations américaines à but non lucratif dédiées à cette activité, on peut citer le Committee for Skeptical Inquiry (CSI), initialement nommé Committee for the Scientific Investigation of Claims of the Paranormal, et The Skeptics Society. La première organisation fut fondée en 1976 par un collectif incluant Paul Kurtz (1925-2012), philosophe ; Isaac Asimov (1920-1992), écrivain de science-fiction et professeur de biochimie ; James Randi (1928-2020), illusionniste ; Carl Sagan (1934-1996), astronome ; et Martin Gardner (1914-2010), vulgarisateur en mathématiques. Quant à The Skeptics Society, elle a vu le jour en 1992 sous l’impulsion de Michael Shermer, journaliste scientifique. L’usage du terme debunk s’est progressivement démocratisé dans le champ de la vulgarisation scientifique, dont ces sceptiques se revendiquent. Par exemple, des publications scientifiques actuelles continuent d’employer ce terme dans des contextes variés, comme en médecine (« Myths to debunk: the non-compacted myocardium [Mythes à démystifier : le myocarde non compacté] », Di Toro et al., 2020).
En France, la pratique du debunking est historiquement liée à la zététique, un courant structuré à partir des années 1980, bien que son appellation, dérivée du grec zêtêtikos (« qui aime chercher »), trouve son origine dans l’Antiquité. Ce terme aurait été employé par le philosophe sceptique Pyrrhon d’Élis (vers 365-275 av. è. c. ; Goulet-Cazé, 1475). Son développement moderne a été notamment porté par le physicien Henri Broch, qui cherchait à promouvoir les sciences face à l’obscurantisme. Cette démarche repose sur deux objectifs majeurs : réfuter les théories et croyances jugées fausses grâce au debunking, tout en promouvant l’esprit critique par des approches éducatives et scientifiques. Ce mouvement rationaliste s’est initialement développé dans un contexte consensuel, car il se concentrait sur des sujets peu conflictuels, tels que l’occultisme et les pseudo-sciences, évitant des thématiques plus controversées comme l’énergie nucléaire. Bien que la zététique ait une histoire ancienne en France – elle figure dès le XVIIe siècle dans le Dictionnaire des arts et des sciences (Corneille, 1694 : 615) – son développement moderne est largement inspiré du mouvement sceptique américain. H. Broch, par exemple, a tenté d’institutionnaliser ce courant en fondant un laboratoire de zététique à l’Université de Nice-Sophia-Antipolis. Cependant, la majorité des acteurs de ce mouvement en France restent des amateurs ou des autodidactes, sans lien formel avec des institutions académiques. Ces amateurs trouvent aujourd’hui un nouveau souffle grâce aux réseaux socionumériques, où la zététique est devenue une pratique visible et populaire, portée par des créateurs de contenus se revendiquant sceptiques ou rationalistes.
Du fact-checking au debunking : différences et complémentarités
Les pratiques de fact-checking et de debunking partagent une finalité commune : lutter contre la désinformation et la mésinformation, en cherchant à rétablir une « Vérité ». Cependant, leurs approches et leurs acteurs diffèrent notablement. Le fact-checking est historiquement lié à la pratique journalistique via la vérification des faits et a vu son institutionnalisation explicite s’accélérer à partir de 2008. À cette époque, des rubriques dédiées comme celles du Monde ou de Libération ont commencé à revendiquer cette démarche (Bigot, 2017). Le debunking repose, lui, sur une logique plus informelle et militante, portée par des pro-amateurs – des non-professionnels développant néanmoins une expertise dans leur domaine –, principalement sur les réseaux socionumériques. Ces debunkers se distinguent par leur capacité à mobiliser des communautés en ligne et à valoriser l’interaction directe avec leurs publics, dans une culture numérique axée sur l’immédiateté et la participation. En France, les journalistes n’emploient que rarement le terme debunking. Une exception notable est la plateforme « Vrai ou Faux » de France Info, qui se définit comme un espace combinant fact-checking et debunking pour l’ensemble de l’audiovisuel public. Toutefois, comme évoqué précédemment, le debunking est principalement approprié par des sceptiques et des créateurs de contenus sur les réseaux socionumériques. La principale distinction entre ces deux pratiques réside dans le statut de leurs producteurs : alors que le fact-checking est réalisé par des journalistes professionnels intégrés à des institutions médiatiques, le debunking repose sur des démarches individuelles ou communautaires, portées par des amateurs et pro-amateurs engagés sur le web. Inscrite dans des dynamiques individuelles et communautaires, cette pratique peut, selon les cas, être une simple démarche citoyenne visant à rétablir la « Vérité » ou s’inscrire dans une logique plus assumée de visibilité et d’influence dans l’espace socionumérique (Dauphin, 2022). En cela, elle renouvelle les formes de lutte contre la désinformation, au regard de celles mises en œuvre par les journalistes avec le fact-checking (Dauphin, 2023). Ces debunkers, souvent influencés par une démarche scientiste, agissent au « nom de la Science » et mobilisent leur audience tout en cherchant à accroître leur capital symbolique auprès de leurs abonnés. Ils s’appuient sur leur capacité à créer un contenu attractif et engageant pour leurs communautés, en dehors des cadres institutionnels. Cette distinction de statuts – entre journalistes professionnels et « influenceurs » indépendants – souligne les tensions entre des démarches institutionnelles, visant à renforcer la crédibilité des médias, et des initiatives plus informelles, parfois perçues comme disruptives mais capables de toucher un large public. Ainsi, tandis que le fact-checking repose sur une approche encadrée par des institutions médiatiques et des normes journalistiques établies, le debunking, ancré dans la culture numérique, peut s’imposer comme une réponse citoyenne face aux défis de la désinformation contemporaine.
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Le debunking à l’ère du numérique
Alors que l’expression debunking est entrée progressivement dans le langage courant des pays anglo-saxons à partir des années 1920, en France, ce sont essentiellement des pro-amateurs qui se sont approprié le terme et l’ont utilisé dans la création de contenus sur Internet dès les années 2010. La montée en puissance de cette pratique s’explique par plusieurs facteurs. Dès le milieu des années 2010, la zététique, à l’instar du scepticisme scientifique aux États-Unis, a connu un regain d’intérêt en France. La reconnaissance croissante de la désinformation comme un problème public, renforcée par la popularisation du terme fake news en 2016 (Mercier, 2018) ; Dauphin, 2019), ainsi que l’essor des espaces de fact-checking dans les médias traditionnels dès 2008 (Bigot, 2018 ; Vauchez, 2019 ; Froissart, 2024), ont préparé le terrain pour l’émergence de nouveaux acteurs sur les réseaux numériques. La démocratisation des plateformes comme YouTube a offert un espace privilégié à ces vidéastes et créateurs de contenus qui, au nom de la Science, se désignent eux-mêmes comme zététiciens, sceptiques ou rationalistes, avec une visée largement cognitiviste. Une analyse fondée sur des entretiens semi-directifs menés auprès de créateurs a permis de mettre en évidence ces dynamiques (Dauphin, 2022). La pandémie de Covid-19 a mis en lumière l’ampleur de la désinformation, notamment via la diffusion de théories complotistes et de fausses informations concernant les vaccins et les traitements. Les chaînes YouTube de debunking, qui existaient déjà pour certaines, ont vu leur audience croître de manière significative en proposant des contenus visant à réfuter les croyances erronées et les théories complotistes liées aux vaccins, aux origines du virus ou encore aux restrictions sanitaires. Sur YouTube, l’usage du terme debunking est devenu une marque de fabrique. Des chaînes comme « DeBunKer des étoiles » se sont spécialisées dans la démystification de thématiques spécifiques, telles que les théories complotistes. Ces vidéastes combinent humour, pédagogie et confrontation. Leur popularité repose sur leur capacité à engager des communautés en ligne par des interactions régulières, renforçant un sentiment d’appartenance chez leurs abonnés. Bien que le debunking se soit initialement concentré sur les pseudo-sciences et les théories conspirationnistes, il s’est progressivement élargi à d’autres thématiques, incluant des débats idéologiques, historiques ou politiques. Cette diversification reflète l’adaptabilité des debunkers face aux nouveaux enjeux de désinformation, mais soulève également des questions sur la légitimité et l’autorité de ces acteurs dans des domaines éloignés de leur expertise initiale. Enfin, les algorithmes des plateformes numériques jouent un rôle ambivalent dans la diffusion de ces vidéos. D’un côté, ils favorisent parfois les contenus engageants et polarisants, mais d’un autre, ils permettent aussi à des vidéos critiques de toucher un large public. Ces mécanismes de recommandation ont contribué à faire du debunking une composante essentielle des efforts pour contrer la désinformation à l’ère numérique.
Les acteurs du debunking s’inscrivent dans le champ de la vulgarisation scientifique (Crenn, 2018) ou de la médiation scientifique, deux démarches complémentaires mais distinctes visant à promouvoir l’éducation aux sciences et la pensée critique. La vulgarisation scientifique cherche à rendre la science accessible au grand public en traduisant des connaissances complexes en contenus pédagogiques et engageants. Elle intervient généralement de manière proactive pour diffuser des savoirs validés. En revanche, le debunking intervient de manière réactive, en réfutant des croyances ou théories jugées erronées, principalement des fake news ou des théories conspirationnistes. Il se positionne ainsi comme un contre-discours, agissant en réponse à des crises informationnelles, des rumeurs et des théories complotistes. Ces différences se manifestent aussi dans les publics visés et les contextes d’intervention. Là où la vulgarisation s’adresse à un large public hétérogène, le debunking cible souvent des groupes spécifiques où la désinformation est particulièrement répandue, comme les communautés qualifiées de complotistes ou les sphères relayant des pseudo-sciences (ex. antivaccins, climatosceptiques). De plus, la tonalité du debunking, souvent critique et directe, contraste avec celle, plus pédagogique et neutre, de la médiation scientifique. Par exemple, alors qu’un vulgarisateur scientifique comme Bruce Benamran, de la chaîne « E-penser », expliquera le fonctionnement des vaccins avec une approche didactique, un debunker comme « DeBunKer des étoiles » déconstruira les arguments antivaccins en les confrontant de manière plus directe, parfois avec ironie ou sarcasme. Cette distinction illustre deux approches complémentaires : alors que la vulgarisation vise à prévenir la désinformation en diffusant des connaissances validées, le debunking intervient de manière réactive en déconstruisant activement les fausses informations déjà ancrées dans l’espace public. Il agit ainsi comme une forme de « nettoyage » informationnel, facilitant une meilleure réception des messages éducatifs. Ce mouvement regroupe aujourd’hui de nombreux youtubeurs sceptiques francophones, qui collaborent parfois et entretiennent des échanges réguliers. Contrairement à leurs prédécesseurs, les zététiciens contemporains ont placé cette pratique au cœur de leur activité en ligne, structurant ainsi une communauté active et influente sur les réseaux socionumériques. Leur démarche, largement médiatisée, illustre l’importance croissante du debunking dans la lutte contre la désinformation à l’ère numérique (Dauphin, 2022).
Les usages politiques et idéologiques du debunking
Si le debunking se revendique largement des sciences, il peut encore refléter des positionnements militants, parfois éloignés de la stricte rationalité scientifique. Certains debunkers, comme ceux du site web « Debunkers de hoax », se spécialisent dans la lutte contre les rumeurs d’extrême droite, qualifiées de « complosphère » ou de « fachosphère ». Dans ce cas, le debunking s’éloigne de la simple démystification scientifique pour embrasser une ligne éditoriale explicitement politique, visant à déconstruire les discours jugés toxiques ou haineux dans l’espace public. Ce positionnement montre que, sous couvert de rationalité et de démarche critique, le debunking peut devenir un outil d’engagement idéologique, mobilisé pour défendre certaines valeurs ou combattre des courants politiques spécifiques. En miroir, les milieux d’extrême droite ont développé des stratégies de « réinformation », visant à contester les récits dominants et à produire leur propre version de la « Vérité », souvent en opposition aux médias traditionnels et aux institutions scientifiques (Stephan, Vauchez, 2019). Ce phénomène illustre la manière dont les batailles informationnelles s’organisent autour de narratifs concurrents, où le debunking et la réinformation s’opposent dans un rapport de force pour imposer des cadres de perception et d’interprétation du réel. Toutefois, le terme de debunking ne se limite pas à une seule orientation idéologique. Il est également mobilisé par des acteurs aux positionnements opposés, qui revendiquent une approche critique sous couvert de rationalité et de science. Certains groupes, se réclamant de la zététique ou du scepticisme scientifique, concentrent leurs efforts sur des thématiques comme la critique de la théorie du genre et la défense d’une approche strictement biologique des questions sociales. Dans ce cas, le debunking sert non plus à déconstruire la désinformation, mais à légitimer des discours controversés, parfois en opposition avec les sciences humaines et sociales. Un exemple marquant est celui du « cercle Colbalt », un collectif qui se présente comme constitué de « zététiciens hérétiques ». Ces derniers, dénoncés par la majorité des zététiciens comme étant affiliés à l’extrême droite, illustrent les tensions idéologiques et politiques qui peuvent traverser le champ du debunking. Ces usages contradictoires mettent en lumière que le debunking ne se limite pas à une démarche neutre de correction des faits. Il peut aussi devenir un outil idéologique visant à influencer la perception du réel en fonction des convictions des acteurs qui le mobilisent. Dans certains cas, des debunkers s’inscrivent dans une logique de « rééducation » de leurs publics en promouvant une lecture du monde conforme à leurs propres référentiels scientifiques, politiques ou sociaux. À l’inverse, des groupes issus de mouvances d’extrême droite ou de sphères « complotistes » emploient une approche similaire sous l’appellation de « réinformation ». Ce terme, popularisé dans ces cercles, désigne une volonté de contrer les discours médiatiques dominants en revendiquant une « vérité alternative », souvent en opposition aux principes du journalisme classique et aux sciences établies (Stephan, Vauchez, 2019). Ainsi, la frontière entre correction factuelle et engagement idéologique devient parfois ténue, selon les finalités poursuivies par les différents acteurs du debunking. Ce rôle d’« influenceurs de la Vérité » leur confère un pouvoir dans les batailles informationnelles, parfois assimilé à une forme de militantisme quasi-religieux. Dans certains cas, la lutte contre les complotistes s’accompagne d’un discours fortement polarisé, renforçant un clivage entre « convertis » et « adversaires ». Ce phénomène alimente des tensions, non seulement dans les débats publics, mais également au sein des communautés sceptiques elles-mêmes. Le debunking, en tant que pratique, oscille entre une posture critique inspirée par des principes scientifiques et un instrument politique ou idéologique utilisé pour influencer les débats sociaux. Cela soulève des interrogations sur la place et les limites de cette démarche dans l’écosystème informationnel contemporain.
Les effets contrastés du debunking
Les effets du debunking sur les croyances et leur réception par les publics restent sujets à débat. Bien qu’il soit souvent présenté comme un outil efficace pour lutter contre la désinformation, son impact peut être limité par plusieurs facteurs psychologiques, sociaux et contextuels. L’un des phénomènes les plus documentés est le « backfire effect » (effet boomerang ou retour de flamme) décrit par Brendan Nyhan et Jason Reifler (2010), qui se produit lorsque la correction d’une croyance erronée renforce paradoxalement cette dernière. Ce phénomène est particulièrement prononcé sur des sujets politiquement ou émotionnellement sensibles. Les individus interprètent alors l’information corrective comme une menace, ce qui alimente une réaction défensive. Par exemple, des arguments visant à démontrer l’efficacité des vaccins peuvent être perçus comme une tentative de manipulation destinée à dissimuler une « vérité » alternative. Ce mécanisme repose sur plusieurs biais cognitifs. Le biais de confirmation (Nickerson, 1998) incite les individus à rechercher et interpréter des informations qui confortent leurs croyances préexistantes, tout en rejetant celles qui les contredisent. Ce biais est particulièrement marqué chez les individus idéologiquement polarisés ou familiers avec des croyances erronées. L’effet de répétition, mis en évidence par Lynn Hasher, David Goldstein et Thomas Toppino (1977), montre que la fréquence d’exposition à une information peut renforcer son acceptation perçue. Souvent associé au biais de familiarité, ce phénomène repose sur l’idée que la répétition suscite un sentiment de reconnaissance, et donc une plus grande crédibilité. Ce mécanisme rejoint également l’effet de simple exposition décrit par Robert Zajonc (1968), selon lequel la répétition d’une information – même fausse – augmente sa crédibilité perçue. Le biais d’ancrage constitue une autre limite importante. Une fois qu’une information – même incorrecte – est assimilée comme point de référence, elle influence durablement les jugements ultérieurs, rendant les corrections plus difficiles à accepter (Tversky & Kahneman, 1974). Or, le processus de debunking, en rappelant l’information fausse avant de la corriger, risque involontairement de renforcer cet ancrage. L’efficacité du debunking dépend également de la crédibilité perçue de la source. Comme le soulignent Stephan Lewandowsky, Ullrich K.H. Ecker et John Cook (2017), une correction provenant d’une source jugée non fiable ou biaisée est souvent rejetée, ce qui limite son impact sur les croyances erronées. De plus, la forme de la correction influence sa réception : des messages clairs et structurés, qui expliquent pourquoi une information erronée est incorrecte, sont souvent plus efficaces que des approches complexes ou conflictuelles (ibid.., 2017). A contrario, des approches moqueuses ou condescendantes risquent de renforcer la défiance des publics visés. Ainsi, pour éviter ces effets indésirables, les corrections doivent être clairement formulées, non jugeantes et adaptées au public ciblé. Pourtant, comme le montrent leurs pratiques, les debunkers sont partagés entre deux logiques : une démarche polarisante, efficace pour capter l’attention et renforcer l’adhésion d’un public déjà convaincu, et une volonté plus réfléchie de convaincre les individus hésitants. Conscients de ce paradoxe, ils savent que leurs contenus s’adressent principalement à des convaincus ou à des sceptiques modérés, tout en peinant à toucher les « tenants », c’est-à-dire ceux qui adhèrent fermement aux croyances qu’ils dénoncent (Dauphin, 2022).
Vers une stratégie proactive : le prebunking
Malgré son importance, le debunking s’inscrit dans une logique réactive qui peine à contrer la rapidité de propagation de la désinformation. Cette limite a conduit à l’émergence du prebunking, une stratégie proactive visant à prévenir la désinformation avant qu’elle ne se propage. Contrairement au debunking, qui intervient après la diffusion de fausses informations pour tenter de corriger des croyances déjà ancrées, le prebunking cherche à anticiper leur réception en préparant les publics à reconnaître et à résister aux techniques de manipulation informationnelle en amont. Reprenant les principes de la théorie de l’inoculation psychologique développée par William J. McGuire (1964), cette approche s’inspire du principe de vaccination : en exposant les individus à des formes affaiblies ou anticipées de désinformation, elle vise à renforcer leur capacité de résistance cognitive face aux manipulations futures. Cette stratégie repose sur des dispositifs pédagogiques variés, allant des campagnes de sensibilisation aux serious games, en passant par des expériences interactives qui simulent des situations de manipulation de l’information. Des travaux ont démontré l’efficacité du prebunking (Basol et al., 2021 ; Lewandowsky & Van der Linden, 2021), notamment dans le contexte de la pandémie de Covid-19, où il a permis de limiter l’impact des fausses informations sur des sujets sensibles comme la vaccination ou les mesures sanitaires. Ces études soulignent que des stratégies éducatives adaptées, alignées sur les valeurs et croyances des publics ciblés, peuvent renforcer leur résilience face aux techniques de désinformation. Si le prebunking partage certains objectifs avec l’éducation aux médias et à l’information (EMI), il s’en distingue à plusieurs niveaux. En France, l’EMI est institutionnalisée et déployée dans le cadre scolaire, avec des formations proposées par le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (Clemi) et intégrées aux programmes éducatifs. Cette approche vise un développement progressif des compétences informationnelles et médiatiques des élèves, en les sensibilisant à l’analyse critique des médias et à la production de contenus. À l’inverse, dans le monde anglo-saxon, on parle plutôt de media literacy ou news literacy, avec une approche davantage orientée vers l’acquisition d’outils d’auto-défense cognitive, souvent en dehors du cadre scolaire et via des initiatives de la société civile ou du secteur privé. Dans ce contexte, le prebunking se distingue par son approche plus immédiate et expérientielle. Là où l’EMI vise un apprentissage structuré sur le long terme, le prebunking privilégie des interventions ponctuelles et ciblées, souvent sous forme d’expériences immersives ou de campagnes d’alerte préventive diffusées sur les réseaux sociaux. Ainsi le prebunking ne se substitue-t-il pas aux stratégies classiques de lutte contre la désinformation, mais les complète en s’attaquant non seulement aux contenus trompeurs, mais aussi aux mécanismes cognitifs et émotionnels qui favorisent leur adhésion et leur diffusion.
Basol M. et al., 2021, « Towards psychological herd immunity: Cross-cultural evidence for two prebunking interventions against COVID-19 misinformation », Big Data & Society, 8 (1). Accès : https://doi.org/10.1177/20539517211013868.
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