Retracer l’évolution et l’histoire de la pratique dédicatoire dans le monde du livre n’est pas chose aisée. Jean-Benoît Puech et Jacky Couratier (1987), Gérard Genette (1987) et Roger Chartier (1996) ont montré que sous le terme de « dédicace » se dissimulent deux pratiques différentes selon que l’on se place au XIV ou au XXIe siècle et selon que l’on considère la dédicace d’œuvre (dédier un livre à un mécène qu’il faut flatter par exemple) ou la dédicace d’exemplaire (dédicacer). Dans le premier cas, nous parlerons de dédicace tapuscrite et dans le second de dédicace manuscrite supposant très souvent une coprésence physique entre le dédicateur et le dédicataire. Ici, c’est le deuxième qui intéresse. En effet, nous entendons la dédicace comme élément paratextuel (Genette, 1987, 2006) qu’un auteur ajoute de manière manuscrite à chaque exemplaire de son livre en fonction du lecteur qui le sollicite (généralement lors d’animations littéraires : salons du livre ou rencontres en librairie pour ne citer que les dispositifs les plus courants).
Contrairement à la dédicace d’une œuvre littéraire faite au Prince (pratique très répandue au XVIIe siècle, époque où les écrivains ne peuvent espérer « gagner leur vie » que grâce au mécénat, au clientélisme ou à la commande d’écriture) ou à une personne privée (Balzac offre Le Médecin de campagne à sa mère en faisant imprimer cette mention sur la deuxième page de son livre), la dédicace d’un exemplaire est à la fois multiple et unique. Multiple car « une œuvre à exemplaires multiples, disons généreusement trois mille, peut être, en tant qu’œuvre, dédiée à une personne, et chacun de ses exemplaires dédicacé à trois mille autre, ou pour le moins à deux mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf » (Genette, 1987 : 127), et unique car à chaque fois renouvelée en fonction du dédicataire.
Acte reproductible à l’infini, mais aussi exclusif car adressée à des personnes toujours différentes, la dédicace d’exemplaire est liée à l’avènement des industries culturelles et à la création d’activités paralittéraires (Lahire, 2006 : 331 telles que les salons du livre où des « séances de dédicaces » sont programmées à cet escient.
La dédicace comme trace
Rares sont les personnes qui fréquentent les salons du livre et y achètent des livres sans solliciter de dédicace de leur auteur. Pour quelles raisons cette adresse personnelle est-elle si importante aux yeux des lecteurs ? La réponse est sans doute à chercher dans le caractère exclusif sur lequel repose ce geste. Pour en comprendre la raison, les éléments textuels qui composent la dédicace peuvent être une piste de réflexion. La dédicace relève du « paratexte auctorial » (Genette, 1987), précisément du « péritexte » parce qu’elle est une inscription à l’intérieur du livre (habituellement sur la page de faux titre). Généralement, la dédicace (la formule dédicatoire) est composée de quatre éléments ou signes majeurs dotés d’un haut degré de signification : une adresse personnelle qui commence souvent par « à » ou « pour » suivi du prénom du dédicataire, un message plus ou moins personnel, c’est-à-dire plus ou moins différent selon les individus, la date de la rencontre et enfin une signature, appelée aussi « autographe » (au sens de signature). Cette dernière est soit composée du nom et/ou du prénom de l’auteur, soit d’un pseudonyme. La dédicace se caractérise par sa relative brièveté, laquelle s’explique par le peu de temps que l’auteur consacre en principe à cet exercice (sauf cas particuliers que sont les bédéistes pour qui la dédicace consiste souvent en un dessin). Dans tous les cas, la dédicace est un signe fort de l’identité de l’écrivain et du destinataire. Au regard de la théorie sémiotique de Charles S. Peirce (1978), celle-ci peut s’entendre comme un indice, au sens où elle est un signe lié à l’existence réelle de l’objet. Elle est l’indice d’une présence humaine, en l’occurrence celle de l’auteur. Partant de là, le livre dédicacé est considéré comme le « réceptacle d’un objet désormais vivant » (Fraenkel, 1992 : 30) et cet objet vivant n’est autre que le souvenir d’une rencontre passée dont la dédicace, par son pouvoir d’attestation, témoigne l’authenticité. Il est donc très fréquent que le livre soit considéré par les lecteurs comme étant, avant tout, le témoin de l’auteur, voire de sa rencontre, aussi brève fût-elle. Au même titre que la signature d’un papier officiel, la dédicace est dotée d’une force probante. Certes, elle ne constitue pas un témoignage au sens strict du terme, mais est investie par une valeur testimoniale dans la mesure où elle témoigne d’une présence physique.
De ce fait, le livre devient la possession exclusive du lecteur, et l’écrivain, par l’autorité de son nom et par le pouvoir d’inscription qui en dépend, reconnaît qu’il lui appartient personnellement. Le livre est en ce sens associé à une dimension documentaire. C’est pour cette raison que la dédicace, entendue comme trace, est nécessairement en lien avec la mémoire individuelle. La dédicace a cette capacité démiurgique permettant de réactiver un souvenir à chaque relecture.
Au-delà d’une simple trace (apparentée pour certains à un simple geste de politesse que l’auteur se doit de faire à son lecteur en guise de remerciement pour son achat et sa promesse de lecture, Clerc, 2010), la dédicace (et, par analogie, le livre dédicacé) font véritablement l’objet d’une possession devenant objet de patrimoine personnel (la propriété du destinataire). Le livre devient « nôtre ». L’adresse étant personnalisée et le livre appartenant à une personne précise, il apparaît alors justifié que le possesseur en question puisse exiger, ou tout au moins espérer, que le petit texte soit original. Or, faire preuve d’originalité quand on signe plusieurs dizaines de livres par rencontre littéraire ne semble pas chose aisée. Une étude menée au salon du livre de Nancy (Clerc, 2011) montre que la plupart des lecteurs ont conscience que d’autres auront également le privilège de la dédicace et se doutent que le texte inscrit sur leur livre n’est pas unique. Pourtant, ils sont nombreux à croire ou à espérer que la petite phrase qui accompagne leur lecture soit exclusive. Ce conscient déni, ou ce procédé dit d’« enchantement » (Winkin, 1996 : 214), a pour but d’éviter que la « magie » de la rencontre ne se brise.
Mais il est vrai que la dédicace, pour peu que l’écrivain s’emploie à être original, est un véritable exercice de style et de création (Puech, Couratier, 1987 : 80). Il n’est pas rare qu’une liste de dédicaces toutes prêtes – sortes d’antisèches – accompagne les auteurs les plus demandés lors de ces rencontres publiques. De plus, dans le cas de dédicaces illustrées (les bédéistes toujours très sollicités à cette fin sont d’ailleurs, et malgré eux, au cœur d’un vaste marché alternatif où leurs dédicaces se revendent sur le net à prix d’or), il s’agit presque d’une performance de l’artiste, « comme un champion d’échec qui donne des simultanées » (Gracq, 1950 : 68).
Le livre dédicacé : objet sacré, objet-relique, objet-fétiche
Une fois dédicacé, le livre ne saurait se réduire à un simple objet potentiellement reproductible à l’infini. L’identité qui lui est alors accordée peut être entendue selon la théorie de Walter Benjamin (1939) que l’on résumera comme suit : la reproductibilité industrielle des livres, et des œuvres en général, entraîne la perte de leur « aura », c’est-à-dire la fascination particulière ressentie pour une œuvre due à son unicité, à son Hic et nunc. Or, nous avons vu que la dédicace, comme trace individuelle, tend à personnaliser le livre et à transformer son caractère reproductible en caractère unique. Comme le précise Béatrice Fraenkel (1992 : 173), « l’objet en devenant objet marqué, acquiert une valeur d’objet unique, il prend “corps” ». Il est vrai que la reproductibilité – entendue comme reproduction à l’identique d’un document prototype – se trouve, par le biais de la dédicace, ébranlée, puisque chaque dédicace est nécessairement unique puisque adressée nommément. Le livre est donc investi d’un pouvoir de personnalisation qui le rend par conséquent unique. Partant de là, on note que la frontière est ténue entre l’unicité du livre et sa sacralisation. En effet, certains termes employés par les lecteurs et quelques-unes de leurs pratiques, recueillis lors de notre étude (Clerc, 2011), invitent à examiner le livre dédicacé comme un objet sacré. Prenons, à titre d’exemple, le cas d’une jeune lectrice qui confie avoir acheté deux fois le même livre, un pour la lecture du texte et l’autre pour recevoir la dédicace de l’auteur. Ainsi l’ouvrage dédicacé est-il inemployable dans les activités quotidiennes de lecture. Et justement, l’un des critères de la sacralité consiste à considérer l’objet comme inutilisable dans le monde domestique.
Mais que faut-il précisément entendre par objet sacré ? Pour répondre à cette question, mobilisons les travaux de Maurice Godelier (1996) qui, à travers une observation participante au sein de la tribu Baruya de Nouvelle-Guinée, montre que pour pouvoir légitimement parler d’objet sacré, encore faut-il que « quelque chose de l’homme » (ibid. : 239) vienne à disparaître. C’est justement le cas de la dédicace qui fonctionne comme une empreinte laissée par un individu dont la présence physique, le corps, est dorénavant absent. Par conséquent, le livre dédicacé, marque d’une présence passée, peut être considéré comme objet sacré « parce qu’il dit l’indicible, parce qu’il représente l’irreprésentable » (ibid. : 243). Il est en quelque sorte insubstituable et inaliénable parce qu’il représente, dans l’absence, l’identité de l’écrivain et contient en lui-même le souvenir d’une rencontre. Élever le livre au rang d’objet sacré est, par conséquent, non pas le fait d’une personne mais d’au moins deux : celui qui y laisse son empreinte et celui qui la reconnaît.
Entré dans le domaine de l’unicité, voire de la sacralité, le livre dédicacé fait alors l’objet d’une attention particulière et d’usages propres : la conservation et l’exposition. Attachés à leurs livres de manière « physique », qu’ils touchent, feuillettent, sentent…, les lecteurs leur accordent très souvent une place de choix au sein de leur foyer (Clerc, 2011). Conservé puis exposé en bonne et due forme sur une étagère du salon par exemple, le livre dédicacé – ayant appartenu à quelqu’un d’apprécié, voire d’admiré – devient alors un « objet-relique » (Heinich, 1993 : 25). Il représente un être cher et porte en lui sa trace physique. Dans un article consacré aux objets d’art, Nathalie Heinich désigne par « relique » un objet ayant appartenu à quelqu’un en particulier et qui en porte la trace (ibid.). Par analogie, le livre dédicacé porte lui aussi la trace de l’auteur. Dans cette même optique, Béatrice Fraenkel (1992 : 276) considère aussi l’autographe comme une relique écrite : « L’écrit est un objet. Il prend place dans la catégorie des vestiges, des reliques attachées à l’intimité d’un proche : vêtements, armes, livres, portraits ». Précisons qu’il ne peut y avoir de relique que dans un rapport au passé. C’est parce que l’objet témoigne d’un sujet décédé ou d’une situation passée qu’il est considéré comme tel.
En outre, il n’est pas rare que le livre dédicacé soit pieusement conservé et qu’il soit consulté à titre de preuve et de souvenir. C’est en cela que l’objet-relique – ayant appartenu à quelqu’un de cher – peut être fétichisé. On peut qualifier de fétiche, tout objet auquel le détenteur attribue un pouvoir (Heinich, 1993). Dans notre cas, le lecteur accorde au livre dédicacé un pouvoir d’attestation et de remémoration. L’objet-fétiche, une fois sorti de sa trivialité, agit comme une personne. Il a cette « capacité à faire advenir » (ibid. : 26) des images, des souvenirs.
Banalité du geste ou acte de reconnaissance
La dédicace ne renseigne pas seulement sur les publics d’événements littéraires ou encore sur le statut accordé au livre dédicacé, mais aussi sur le statut des écrivains eux-mêmes.
Notre dernière étude sur les salons du livre (Clerc, 2011) montre que pour certains écrivains, l’acte dédicatoire n’est autre que l’aboutissement d’une rencontre ou d’un échange. Jugée sans grande importance, la dédicace ne saurait supplanter l’intérêt de la conversation qui la précède. Pour d’autres, la dédicace s’apparente à un acte jugé ordinaire. En effet, l’acte dédicatoire est devenu si courant que Gérard Genette accorde au mot « dédicace », une définition très particulière dans son abécédaire. Elle commence ainsi : « Un jour, disait amèrement William Golding, quelqu’un découvrira un exemplaire d’un de mes romans non dédicacé, et il vaudra une fortune » (Genette, 2006 : 116). Cette citation montre combien une telle pratique est devenue monnaie courante, au point que la rareté d’un livre ne demeure plus en la signature de l’auteur mais en son absence. Certains auteurs sont par ailleurs connus pour leur rapidité d’exécution et sont considérés comme de véritables recordmen et women des dédicaces (à l’image de Bernard Werber ou Amélie Nothomb par exemple).
Par conséquent, s’il y a effectivement une forme de banalisation de l’acte dédicatoire, ne serait-ce que par sa cadence, cela présuppose que ce geste est pris dans un processus bien rodé qui se répète en boucle. En effet, tout porte à croire que la rencontre avec l’écrivain fonctionne comme un jeu ou un rite social, voire un pacte passé entre le lecteur et l’auteur et se décomposant en quatre temps successifs : la discussion, la dédicace, l’achat du livre et enfin la promesse de lecture.
De fait, nous serions tentés de dire que certains écrivains et certains lecteurs s’emparent avec un sens exagéré du sérieux, d’objets à faible légitimité, ici la griffe d’un auteur. Forme de politesse obligée ou encore expression d’un sentiment factice, nous sommes en droit de douter de l’importance accordée à un geste qui sonne faux et qui se paie – quand l’auteur est particulièrement sollicité – d’une file d’attente incommensurable, alors synonyme de perte de temps.
Alors que la banalité de l’acte dédicatoire vient d’être mise à jour, nous pouvons l’entendre a contrario comme une marque de reconnaissance pour son auteur. Dans son ouvrage consacré à l’identité de l’écrivain, Nathalie Heinich (2000 : 219) a démontré que « l’extrême personnalisation du lien unissant l’écrivain à ce qu’il écrit bascule dans la dépersonnalisation d’un objet appelé à circuler dans le monde, hors de l’attente de son auteur ». Ainsi, tout comme la participation à un salon du livre ou à toute autre « activité paralittéraire » (Lahire, 2006 : 331), la publication d’un livre et l’inscription du nom de l’auteur sur la première de couverture peuvent-elles être considérées comme une forme de « dépersonnalisation » (Heinich, 2000 : 170) aux yeux de l’écrivain. Une fois publiée et mise en circulation, l’œuvre n’appartiendrait plus à son auteur, mais à la sphère publique. Or, par l’apposition de ses propres mots manuscrits et de sa signature, l’œuvre redevient en quelque sorte la propriété de l’auteur. En tant que « signe de l’identité » (Fraenkel, 1992 : 8), la dédicace est le lieu d’une double personnalisation : celle du destinataire à qui les mots sont intimement adressés et celle de l’auteur dont l’empreinte certifie une nouvelle fois que l’œuvre est bien de lui et à lui. La dédicace participe donc à la construction de la « fonction-auteur » développée par Michel Foucault (1969 : 792). De ce fait, « l’œuvre est physiquement détachée de la personne en même temps qu’elle lui est symboliquement rattachée par la signature » (Heinich, 2000 : 218). Cet ajout textuel apposé sur le livre relève donc de la théorie de la reconnaissance des médiateurs, ici du grand public qui, en accordant à l’écrivain une autorité de nom par l’« effet de griffe » (Bourdieu, 1992 : 247), concourent à sa légitimité et à sa repersonnalisation. Autrement dit, elle est la preuve de son existence en tant qu’écrivain, surtout lorsqu’il s’agit de primo-romanciers (Clerc, 2012).
La dédicace s’apparente à un processus par lequel l’écrivain éprouve la réalité de cette « sortie de soi » (Heinich, 2000 : 171), se dédouble, se matérialise et se réifie dans l’objet livre. C’est pour cette raison que de nombreux lecteurs associent la dédicace à une « trace », comme s’ils emportaient avec eux une partie de l’auteur.
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