Démocratisation du public


 

Curieuse, la formule est d’abord construite pour susciter des questions portant sur le rapport à la notion de « culture ». En effet, « Démocratisation » est une notion plus souvent accolée à « culturelle » qu’à « public ». Néanmoins, peut-on penser la démocratisation (supposée ou réelle) de la culture – ce thème historiquement né de façon conjointe à celui du rapport aux « masses » de la société de masse et à la « culture de masse » –, sans impliquer la nécessité de penser ce qu’on prétend transformer, ce qui se transforme ou s’est transformé, à la fois dans le public culturel et dans le public global potentiel, dans ses rapports avec ce qu’on appelle la culture ? Certainement pas. On pourrait même ajouter : d’autant moins que trop de discours contournent le problème, le plus souvent en parlant de l’accès du public à la culture comme si « culture » et « public » étaient donnés d’avance et uniformément. Il reste qu’on peut faire varier la formule, en lui prêtant deux libellés. D’abord, démocratisation culturelle du public : cette formule viserait un processus d’élargissement de l’accès à une culture de référence. Ensuite, démocratisation du public culturel : cette autre formule viserait la restructuration interne de ce qu’on appelait autrefois la « bonne société » culturelle.

 

Une nouvelle configuration

En première approche, nombre de sociologues (Lahire, 2004 ; Donnat, 1994) l’ont constaté, ce n’est plus seulement la « bonne société » qui accède aux œuvres ou s’en réserve l’appropriation, mais aussi les couches de la société qui ne disposaient pas de la richesse et du loisir, au sens d’un temps à consacrer à la culture ou à se cultiver en résistant ou pour résister aux assignations, d’un temps pour discuter des orientations de l’existence et s’exercer à transformer les manières d’être sensibles. D’une telle mutation témoignent de nombreuses descriptions (y compris littéraires) portant sur l’accès élargi à la culture. Leurs légitimations les plus courantes reposent sur l’idée d’un passage des sociétés à des sociétés d’individus, à de nouvelles formes d’intégration, et au déploiement de la société civile, notamment culturelle.

Mais ce constat enveloppe un présupposé. L’implicite du récit sur ce plan est bien résumé par Hannah Arendt (1972 : 255), dans La Crise de la culture : « La société de masse indique certainement un nouvel état des choses […] », qui est aussitôt doublé d’une méfiance envers les grands traits de l’homme de masse : « Son abandon, […] indépendant de sa faculté d’adaptation ; son excitabilité et son manque de critères ; son aptitude à la consommation, accompagnée d’incapacité à juger ou même à distinguer ; par-dessus tout, son égocentrisme et cette destinale aliénation au monde qu’on prend depuis Rousseau pour une aliénation de soi ». Ce présupposé tient à un modèle de référence de la culture clairement énoncé par Hannah Arendt, dans une sorte de sursaut : « Notre affaire est la culture, ou plutôt ce qui arrive à la culture soumise aux conditions […] » (ibid. : 257). Mais qu’en est-il « de la culture » ou de « cette » culture ? Et qu’en est-il de ces populations qui, dans ce discours, semblent en venir à la culture en passant par la nature ?

Il est vrai qu’une politique de démocratisation culturelle – sur le fondement d’une définition spécifique de la culture, identifiée à la fois à une essence et à un modèle classique – a bien eu lieu. Elle a produit des effets de deux types : déclasser le magister des élites culturelles et imposer la mutation des institutions culturelles durant le XXe siècle : écoles, universités, maisons de la culture, médias, musées, en y faisant place à des milieux non privilégiés sur ce plan. À ce titre, elle a produit une démocratisation du public culturel, dont le premier résultat est la mobilisation des masses autour des phénomènes culturels : expositions, musées, festivals, biennales, concerts…

 

Des résistances à la démocratisation du public culturel

Cette mobilisation mérite qu’on s’y arrête. Elle reste liée à un certain statut de la culture. Ce pourquoi elle provoque en retour deux phénomènes. D’une part, comme cela vient d’être suggéré, la rébellion des milieux dits cultivés, qui accusent les nouveaux publics de confondre l’information culturelle et la culture et affirment, par mépris, que « les gens adorent » les « mauvais » spectacles et écrits, afin de mieux revaloriser leur rôle de guide culturel. Toute une critique des médias est fondée sur ce thème (Debray, 1991 ; Mondzain, 2007). D’autre part, le rejet de cette culture par les tenants d’une « culture du pauvre » ou d’une « culture populaire », non moins pensée comme une essence.

Dans la mesure où il a tendance à naturaliser ou essentialiser la culture mais aussi le public, ce (double) constat ne fait donc pas droit à deux éléments. Le premier est l’existence d’une résistance culturelle aux attitudes de ces philistins de la culture, provenant de la « société cultivée » elle-même. À la manière de Jean-Jacques Rousseau s’élevant, dans Les Confessions (publiées 1782), contre la société culturelle, des plébéiens de la culture ont élaboré des stratégies d’écart par rapport aux normes de la démocratisation culturelle, et à ce présupposé selon lequel la culture existerait sous une forme unique et homogène. Le second est le fait que nul ne passe jamais de la nature à la culture, mais d’une forme de culture à une autre : en ce sens, le public culturel et de la démocratisation culturelle, qui d’ailleurs, n’est pas homogène non plus, n’est pas advenu spontanément, sans mutation conflictuelle (à partir de la culture des métiers, du travail, d’un autre sens du divertissement…). Des mutations qui ont pu prendre des formes différentes : les uns ayant écarté une culture première pour entrer dans les normes institutionnelles, les autres ayant articulé plusieurs cultures, les derniers ayant construit leur émancipation dans cette confrontation. Jacques Rancière (1983) a fait de la trajectoire de l’ouvrier Gauny un exemple central de cette dernière perspective.

 

Passage à la démocratie culturelle

L’articulation de ces deux éléments ouvre un champ d’analyse. Il porterait cette fois sur la possibilité de penser une démocratie culturelle du public culturel. Qu’est-ce à dire ? Cela signifie d’abord que la culture doit être réfléchie en termes d’exercice et d’interrogation, plus qu’en termes de domaine spécifique, d’objets sacrés ou d’œuvres précises à posséder et défendre, voire d’expressions à encourager. Ce qui importe est moins « la » culture, que le processus (ou la trajectoire) par lequel chacun se cultive ou, en d’autres termes, apprend à répondre, à chaque instant, à la question « que faire maintenant et avec qui ? ».

Cela signifie ensuite que l’on opère la critique du syntagme « démocratie culturelle » lorsqu’il n’est rien d’autre que le nom donné à la révision des politiques culturelles du ministère de la Culture en France. On sait qu’après la critique des politiques de démocratisation culturelle opérée tant par des sociologues de la culture que par de nombreux citoyens, une autre orientation était requise. Cette critique portait essentiellement sur son échec, réputé avéré, selon le critère de la reproduction des inégalités sociales qu’elle entretenait. Afin de multiplier les orientations, le ministère, en 1981, a choisi en complément, une politique dite de « démocratie culturelle ». La précédente prétendait diffuser les œuvres classiques du patrimoine national à toutes les couches de la société. La suivante, tenant compte de l’individuation marquée des sociétés, du déploiement sans égal de la marchandisation de la culture, prétend adapter les soutiens du ministère à la recherche culturelle individuelle, en partie pour pallier la réduction des marges de manœuvre des services publics de la culture.

 

Une autre démocratie culturelle

Mais il est possible de penser la démocratie culturelle autrement, en revenant sur la question du public culturel, en jeu ici. Cette autre démarche consiste à rappeler que la démocratie est moins un régime constitutionnel qu’un projet politique toujours à reconsidérer ; que le public n’existe pas sinon comme adresse de l’œuvre, qu’il est toujours à faire au droit des œuvres (quelle qu’en soit la nature) ; que le rapport entre la démocratie et la culture n’est pas d’identification mais de critique réciproque.

Sur ce plan, il existe plusieurs modèles de relations (historiques et structurelles) envisageables entre culture et démocratie : la démocratie, c’est la culture ; la démocratie cultive ; la démocratie a besoin de la culture ou de citoyens cultivés ; la culture conduit à la démocratie ; la culture entretient la démocratie. La considération de ces modèles permet de saisir que, plus on parle de « la » culture (sous la forme d’un universalisme abstrait) et/ou de « la » démocratie (voire « du » peuple) de façon formelle, plus on perpétue un non-dit de l’exclusivité culturelle au sein des démocraties, puisque la référence devient la conception dominante de la culture ou de la démocratie. Par ailleurs, plus les partages entre ceux qui sont choisis et ceux qui ne le sont pas sont renforcés, plus les séries d’empêchements réels, imaginaires, juridiques, sociaux ou culturels, produisant des refoulements, sont patentes. C’est ceci que Marcel Hicter (1980 : 337) souligne : « La démocratie culturelle repose sur le principe que l’individu, dans l’action solidaire, doit pouvoir développer en toute liberté l’ensemble de ses potentialités ». Quant à Roland de Bodt (2014 : 27), il estime que la démocratie culturelle n’est pas une politique, car elle se situe sur un autre plan : « Elle est un “régime politique” culturel ».

La conséquence en est qu’il convient de penser la démocratisation du public en termes de processus infini d’écart et d’émancipation par rapport aux normes culturelles et aux assignations. L’essentiel tient à la manière dont est sollicitée, dans chacune des rencontres avec les travaux artistiques et culturels, la performance interprétative des spectatrices et des spectateurs, ce qui change la manière dont chacun travaille sa sensibilité et ses partages, dans la mesure où le rapport à l’œuvre se produit plutôt comme une disruption dans la continuité d’un sens présupposé, comme s’il y avait soustraction du sujet-spectateur à ce qu’on attend de lui, sans qu’il puisse pour autant disparaître.


Bibliographie

Arendt H., 1972, La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, trad. de l’anglais par P. Lévy, Paris, Gallimard.

Bodt R. de, dir., 2014, « Démocratie culturelle et démocratisation de la culture », Repères, 4-5, juin, Bruxelles, Observatoire des politiques culturelles.

Debray R., 1991, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard.

Donnat O., 1994, Les Français face à la culture. De l’exclusion à l’éclectisme, Paris, Éd. La Découverte.

Hansotte M., 2005, Les Intelligences citoyennes. Comment s’invente et se prend la parole collective, Louvain-la-Neuve, De Boeck.

Hicter M., 1980, Pour une démocratie culturelle, Bruxelles, Fondation Marcel Hicter pour la culture.

Lahire B., La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, Éd. La Découverte.

Mondzain M.-J., 2007, Homo Spectator, Paris, Bayard.

Rancière J., éd., 1983, Le Philosophe plébéien. Louis-Gabriel Gauny, Paris/Saint-Denis, Maspero/Presses universitaires de Vincennes.

Ruby Ch., 2015, Abécédaire des arts et de la culture, Toulouse, Éd. L’Attribut.

Auteur·e·s

Citer la notice

Ruby Christian, « Démocratisation du public » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 19 octobre 2016. Dernière modification le 19 septembre 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/democratisation-du-public.

footer

Copyright © 2024 Publictionnaire - Tous droits réservés - ISSN 2609-6404