Afin de mieux comprendre le fonctionnement des notions esthétiques modernes – telles que « spectatrice·eur », « spectacle » et « public » – élaborées aux XVIe et XVIIe siècles, et de cerner leur poids sur la réorganisation de l’existence des réceptrices·eurs, il faut admettre que le « devenir spectateur » ne relève pas de recettes ou de contraintes mécaniques. Ce devenir s’enracine dans les processus culturels par lesquels s’est édifié « l’amour moderne de l’art » en rapport avec le champ ouvert par les œuvres d’art d’exposition et d’exécution. Parmi ces processus, dès l’aube de la modernité, donc avant de devenir hégémoniques, les usages de ces notions ont été mis au point et dispensés, entre autres modèles, à partir de ceux conçus dans les savoirs en cours (organisés et classés en science, droit, esthétique…), y compris dans la théologie-philosophique.
Comment s’identifier comme spectateur ou public ? Telle est la question posée. Cette identification est requise pour rendre effective la présence de chacune et chacun à de telles œuvres. Quelle incrustation des signes de la spectatorialité accepter ? Comment intérioriser les mœurs nouvelles : se tenir face à l’œuvre assez longtemps dans une galerie, une exposition ou une salle de concert, instituer un écart entre les images et la réalité comme on assume la différence entre les mots et les choses, jouer du rapport subjectif-universel dans le jugement de goût… ? C’est pour partie par la médiation de représentations qu’a pu s’opérer cette institution de soi en spectatrice·eur et en public. Ces futur·es spectatrice·eurs s’y sont exercés en s’appuyant sur des modèles de spectatorialité légitimant leurs efforts de mutation.
Parmi ces représentations, celle de Dieu en spectateur a pris une certaine place. À cette époque, on ne peut pas toujours se risquer à « l’hypothèse impie » (écrit en 1625 Hugo Grotius [1583-1645]), selon laquelle Dieu n’est pas et les affaires humaines sont gérées sans lui. L’incroyance n’est pas massive, montre Lucien Febvre (1878-1956 ; 1942). Mais si d’aventure Dieu pouvait être représenté en « spectateur » (du monde) et « public » des humains, l’intériorisation des exigences et des régulations imposées par la nouvelle spectatorialité en particulier chez les croyants en serait facilitée.
Ce pan d’histoire des mœurs esthétiques et de la culture artistique est peu exploré. Pourtant, il recèle, au cœur du processus de sécularisation, des indications moins sur les jeux occidentaux autour du divin, que sur la nécessité de mieux circonscrire la manière dont les normes artistiques et esthétiques de cette culture moderne ont été intériorisées. En fin de compte, on ne saurait donc négliger le double travail qui a été accompli à l’époque : fixer l’image de Dieu en spectateur par différence avec la théologie médiévale ; l’offrir comme modèle légitimant à intérioriser – dans lequel le monde se fait spectacle pour Dieu et Dieu se fait public de sa création. Images et concepts d’un tel Dieu s’articulent alors dans l’esprit de ceux qui deviennent « spectatrice·eur » et « public », et accréditent les nouvelles mœurs artistiques et esthétiques.
Un archipel d’usages des notions de « spectateur » et de « public »
Il est aisé d’observer, dans la matière textuelle du XVIIe siècle plus particulièrement, que l’application métaphorique de ces notions esthétiques (spectatrice·eur, spectacle, public) à l’idée de Dieu est fortement corrélée à leur usage dans les productions culturelles et scientifiques. Car de telles représentations de spectateurs, il en existe dans les sciences – le savant devient « spectateur » de la nature –, en politique – le roi se veut désormais « spectateur » de son peuple –, en morale – le moraliste passe pour « spectateur des mœurs ». En voici des exemples : du côté littéraire chez Pedro Calderon (1600-1681 ; Le Grand théâtre du monde, 1655), Pierre Corneille (1606-1684 ; L’Illusion comique, 1636), des personnages se font « spectateurs » des mœurs ; du côté scientifique, observons ces savants qui se conçoivent comme « spectateurs de la nature », chez Bernard Le Bouyer de Fontenelle (1657-1757 ; 1686) ; du côté des penseurs politiques qui regardent la scène monarchique ou le monarque en spectateur de « son » peuple, par exemple chez William Shakespeare (1564-1616 ; Mesure pour mesure, 1604), ou sur la gravure de l’artiste Abraham Bosse (1604-1676) pour le frontispice du Léviathan (1651) de Thomas Hobbes (1588-1679).
Frontispice du Léviathan par Abraham Bosse. Source : Wikimedia (domaine public).
Parmi ces écrits, nombre d’entre eux construisent un parallèle entre un Dieu réputé spectateur et l’humain spectateur. Aussi convient-il de se demander non seulement à quel usage cela répond, mais aussi en quel sens va le vecteur (de spectatrice·eur à Dieu ou l’inverse ?), si la teneur des termes est identique dans chaque cas, de quel critère il est question et quelle réciprocité peut exister entre des usages de termes appliqués à des personnages si différents, par ailleurs hiérarchisés dans le contexte culturalo-théologique. C’est toute la période « baroque » qui est ici en jeu, selon cette conceptualisation par les historiens de mouvements artistiques, littéraires et philosophiques déployés entre 1600 et 1750 autour du terme portugais « barroco » (allusion à des perles aux formes étonnantes). Durant cette période, des individus, en Europe, commencent à se saisir dans un rôle sur la grande scène du monde, ou sont conçus comme des pantins dont les ficelles seraient tirées par un Dieu « grand horloger », reconstruit à partir de la philosophie mécaniste de l’époque (Tapié,1957).
Autant dire que cette multitude d’usages des notions de « spectatreur » et de « public » compose une sorte d’archipel prégnant qui a participé à leur donner la force de s’implanter (Ruby, 2012). Ces notions irradient dans le champ culturel (arts et sciences), politique, et non moins dans le champ philosophico-théologique – disons du moins dans les philosophies qui ont eu besoin de recourir à la notion de Dieu. Par conséquent, les philosophies matérialistes ne sont pas concernées par le propos. En fait, ces usages, ont favorisé, autant les uns que les autres, la critique et la déprise de la « vie contemplative » (la vita contemplativa) telle qu’elle a régné à l’époque médiévale et scolastique, sur la formation sociale antérieure. Ils dessinent bien le trouble dans lequel chacune et chacun, à l’époque, se trouve : devenir « spectatrice·eur » ou participer d’un « public » passe maintenant pour le signe d’une activité inédite, impossible auparavant. Et plus on trouve des modèles de référence – chacun(e) en cherchant afin de mieux se fixer, comme le souligne Sancho Pança (Cervantès, Don Quichotte, II, 12) : « Fameuses comparaisons ! quoique pas si nouvelles que je ne les aie entendues faire bien des fois » –, plus l’éducation esthétique nouvelle peut prendre corps.
L’invention de Dieu en spectateur
Du point de vue de l’histoire des mœurs esthétiques, on ne peut donc négliger le ressort et l’importance de l’invention philosophique et para-théologique de la figure de Dieu en spectateur. Elle est célébrée aussi en images, notamment sous la forme artistique de ces images du monde vu de l’extérieur, comme un spectacle regardé par un « spectateur » – Cosmographia de Peter Appianus (1495-1552), en 1539 ; diagramme du monde selon Thomas Digges (1546-1595), en 1576 –, qui prennent le point de vue en surplomb de Dieu, imaginaire des romans lunaires aidant, ainsi que le montre Claude Aziza (2009) dans Le Roman de la lune. C’est le cas de l’ouvrage de Johann Amos Comenius (1592-1670), Orbis sensualium pictus, publié en 1679, dont le chapitre 2 présente une image d’un monde (étoiles, nuages, oiseaux, mer, terre, animaux et Adam et Ève) qui ne peut être vu que de l’extérieur.
Vitrail église de l’église de Samoëns, France. Source : C. Ruby.
L’application à Dieu des notions de « spectateur » et de « public » impose la modification de sa figure qui, pour demeurer dans la pensée de philosophes croyants ou déistes et rationalistes doit largement changer son contenu médiéval. C’est un Dieu révisé, un Dieu – un être suprême – adéquat au mécanisme qui gouverne alors la physique et exprime la substitution à la notion de Cosmos – unité d’un ordre hiérarchique ontologique clos – de celle d’Univers mécanique. Entendons par cette expression un ensemble ouvert lié par l’unité de ses lois (Koyré, 1957), dans lequel la physique céleste est la même que la physique terrestre, où la matière est homogène, et relève d’une causalité physique. C’est un Dieu qui n’intervient dans le mécanisme rationnel d’un monde métaphorisé en « horloge » que pour en garantir le fonctionnement (René Descartes, 1596-1650). Un Dieu qui ne parle plus dans l’espace de la science (Galileo Galilée, 1564-1642). Un « Dieu caché », comme en rend compte Lucien Goldmann (1913-1970 ; 1959) à propos de l’expression de Blaise Pascal (1623-1662) témoin de la sécularisation de la physique. Un Dieu qui ne peut exiger le sacrifice de la raison et qui ne doit par conséquent pas relever de superstitions (Voltaire, 1694-1778 ; Denis Diderot, 1713-1784). En somme, il n’a rien d’autre à faire que de contempler son monde de l’extérieur. Dans ces conceptions, il n’y a plus de place pour une fonction propre et réelle de Dieu. Il devient spectateur d’un jeu assumé par les acteurs que sont les humains. Les humains vivent sous son regard, qu’ils en tiennent compte (version tragique) ou non (version rationaliste ou empiriste).
Du point de vue philosophico-théologique, nous devons à Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) une vaste exploration du lien Dieu/humain, chacun en « spectateur ». À ses yeux, il en va ainsi de la découverte des automates – ces machines se mouvant par elles-mêmes nonobstant la première impulsion – qui offre la possibilité de fonder la position de l’homme en « petit dieu », créateur et observateur de ces objets, et métaphoriquement de poser Dieu en spectateur de la nature créée (Leibniz, Jaucourt, 1712 : § 147).
Page de garde de Essais de Théodicée de Leibniz. Source : gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France.
Précisons encore ce qu’est (ou peut être) ce Dieu. Il hérite sans doute de quelques caractères antiques. Marc Fumaroli (1932-2020 ; 2023 : 58) le souligne dans l’ouvrage Dans ma bibliothèque :
« À propos des dieux grecs : Iliade ce poème qui fait regarder en face le spectacle de la vie humaine dont chaque acteur est mortel, et où, aux balcons du ciel ou sur les tréteaux de la terre, de loin ou de près, les dieux immortels sont témoins souvent comme spectateurs, et parfois comme acteurs ».
Charles de Saint-Évremond (1614-1703 ; 1672) cite encore ces dieux antiques avec regret : « Toutes ces merveilles aujourd’hui nous sont fabuleuses ». Mais ce n’est plus un Dieu de l’expérience mystique, d’autant que cette dernière refuse de soumettre Dieu à des raisonnements. D’ailleurs, pour un mystique (chrétien, soufi ou kabbaliste), les mystères qui concernent la divinité (Yahvé, Allah ou Dieu) sont trop saints pour la profaner par des caractères et des disputes. À propos de Dieu, dans ce contexte, on ne devrait donc parler ni de spectateur du monde, ni de public de son monde, ainsi que le montre le mystique Jacob Boehme (1575-1624 ; 1623).
Pour que l’opération dont nous parlons ait eu lieu et ait été fructueuse, il a fallu admettre la centralité de la raison et du mécanisme, qui décale Dieu et le traduit, pour le maintenir, en représentation de spectateur d’un univers-horloge. C’est dans la perspective de la métaphore du theatrum mundi que Dieu est spectateur du monde et de la comédie jouée par les hommes, puisque « spectateur » est synonyme de distance avec l’œuvre.
En simplifiant, ces usages s’enchaînent ainsi (la/le lectrice·eur peut nous suivre en relisant entre autres auteur·rices, W. Shakespeare, Macbeth, acte V, scène 5) : le monde et la nature sont un théâtre/spectacle, le spectacle appelle des spectateurs, le public est lui-même un théâtre, le spectateur observe la pièce comme le savant se fait spectateur de la nature et le moraliste le spectateur de ses congénères, le roi de son côté observe son peuple en surplomb et, en définitive, Dieu auteur et spectateur surveille tout le monde en théâtre de marionnettes.
Une éducation esthétique avec ce modèle
Quoi qu’il en soit des nombreuses résistances portées contre cette construction dans le contexte déterminé ici – par exemple celle de Johannes Kepler (1571-1630) vouant l’univers à présenter la Trinité (Soleil = Dieu ; voûte étoilée = Christ ; espace = Saint-Esprit), ou celle d’Isaac Newton (1642-1727) : Dieu dans son sensorium n’est pas spectateur. Admettons donc, afin de déployer entièrement le propos, ce Dieu spectateur en quelque sorte assigné à l’observation du monde et des humains sur un haut plateau où il se tiendrait immobile, surplombant et surveillant l’entière surface terrestre, théâtre de marionnettes où se déroulerait la « comédie humaine ». Cependant, pour étayer le point, le recours à la notion de « spectatrice·eur » ne suffit pas, pas plus pour Dieu que pour les humains. Car, dans ce contexte, « spectatrice·eur » appelle un concept moderne de « spectacle ». Il y faut une configuration normative moderne qui englobe « spectateur » dans « théâtre » ou « spectacle » et qui relie l’ensemble à création » et « exposition », ainsi qu’à « beauté » et « jouissance ». Soit trois conditions au moins :
1. Il faut accéder en premier lieu à l’idée inaugurale selon laquelle « nature » ou « monde », ainsi que « humains » ou « vie sur terre », peuvent être constitués en spectacle et pas uniquement en création selon l’héritage médiéval. Un spectacle ? C’est moins une affaire d’étymologie – le terme est issu du latin spectaculum, « vue », « aspect », puis étendu par métonymie au lieu, le théâtre d’où l’on regarde un ensemble de choses qui attirent le regard – que de conception et d’approche de l’univers et du monde, en l’occurrence gouvernées par le nouvel esprit de la physique depuis Nicolas de Cues (1401-1464) et Nicolas Copernic (1473-1543) (Koyré, 1957). Dans ce spectacle, l’univers et le monde sont objectivés en phénomènes observables, de la même manière que les astres éloignés sont observés par les humains de l’extérieur par l’intermédiaire de la lunette astronomique. Pourquoi Dieu ne regarderait-il pas le monde de cette manière, fût-ce au risque d’imposer des images qui nient l’infinité de l’univers ? Nous y reviendrons.
Couverture Du monde clos à l’univers infini. Source : C. Ruby.
Parler de « spectacle du monde » c’est donc, en première instance, faire de Dieu un observateur comme le savant, celui qui scrute un monde phénoménal, quoique mis en scène par lui et exposé à sa vue. Cela implique que l’univers soit un lieu extérieur à lui, organisé par lui, ce qui est théologiquement recevable dans les termes de l’époque.
Mais, en deuxième instance, c’est faire de cet univers un spectacle qui, comme tous les spectacles connus, procède de machineries. Ainsi en va-t-il chez Fontenelle (1686 : 26), contemplant « ce spectacle [qui le] fit rêver », puisque « la nature est un grand spectacle qui ressemble à celui de l’opéra », dans lequel contempler « les machines que la nature présente à nos yeux », ou chez D. Diderot (1746 : 16) pour lequel le monde « est une machine qui a ses roues, ses cordes, ses poulies, ses ressorts et ses poids ». On doit le coup de maître de l’exposé de cette conception à l’abbé Noël-Antoine Pluche (1688-1761), publiant en 1739 Le Spectacle de la nature ou Entretiens sur les particularités de l’histoire naturelle : « La nature est pour nous une magnifique montre dont il ne s’agit pas d’examiner les ressorts pour eux-mêmes, mais pour y déceler l’intention du créateur qu’ils manifestent clairement ». Ce que Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) ne déteste pas rappeler dans Émile (1762) : « Voyez le spectacle de la nature » qui signale à la fois la main du créateur, sa place, et la victoire de la curiosité scientifique grâce à laquelle les « machines » produisent ce spectacle.
2. Il faut ensuite accéder à l’idée secondaire de « spectateur ». Conformément à l’étymologie, il y va de la vue, dans la mesure où le spectacle du monde est exposé devant les yeux. Cette fois, le parallèle entre Dieu en spectateur et le spectateur humain est confirmé par les cabinets de curiosité ou les zoos, ces lieux où se mire la puissance de la vue classificatrice de ceux qui « maîtrisent le monde ». Ce spectateur-là doit apprendre la curiosité, cette activité qui décide de la fin de sa condamnation médiévale, comme le souligne Michel de Montaigne (1533-1592) qui examine les choses en remontant à leurs causes, et s’attache à discerner le comment et le pourquoi, afin de satisfaire sa curiosité savante. Cette curiosité conduit les spectatrice·eurs à surmonter le spectacle du monde, comme n’importe quel autre spectacle. Quant à Dieu en spectateur de son monde, il fait tenir ensemble dans son regard la multiplicité des scènes possibles. Il résout la multiplicité des points de vue en les abolissant. Le monde est pour lui un cabinet de curiosités dont il est le scénographe. Ce qui le différencie du spectateur humain pour lequel chaque cabinet met en scène la multiplication des points de vue qui diffracte une vérité unique, c’est que le regard de Dieu seul englobe tous les possibles. Chaque vision humaine n’est qu’une possibilité.
Un cabinet de curiosité au XVIIe siècle. Peinture de Domenico Remps, 1690, Cabinet of Curiosities. Source : Wikimedia (domaine public).
3. En conséquence, il faut que le spectateur émette des jugements, portant en particulier sur la beauté des choses. Et un jugement désintéressé, le conduisant à la plénitude. Ce qui ne fait pas de doute, c’est que Dieu en spectateur puisse émettre un tel jugement. Le recours aux textes bibliques y suffit. « Il vit que tout cela était beau » (Genèse), est-il écrit. Encore ce jugement, émanant de Dieu, est-il prononcé dans la langue du tout, une langue sans malentendu, celle qui rend compte de tout ce qui arrive dans les termes de la Justice. Certes, en ce qui le concerne, la beauté est uniquement intelligible, alors que celle de l’humain est sensible, partielle et partiale. Et Dieu n’élève pas son âme par la beauté. Mais il est bien désintéressé. Encore ce point est-il source de nombreuses difficultés, car Dieu serait à la fois spectateur du beau et le beau lui-même, puisqu’il est perfection absolue unifiant tous les caractères du beau, du vrai et du juste. En quoi il diffère totalement du spectateur humain qui doit par ailleurs être doté de facultés esthétiques pour appréhender le spectacle du monde ou des humains : l’imagination notamment, la mémoire aussi, autant de facultés qui n’ont pas de signification pour ce qui regarde Dieu.
Une clarification pour le spectateur humain
Tel est donc le bagage dont on doit disposer pour appliquer à Dieu et aux humains les notions de « spectateur » et de « public ». Cet agencement est bien une construction historique dont les effets sont théologiques, philosophiques, artistiques, scientifiques et politiques. Non seulement « spectateur » y acquiert la consistance moderne qu’on lui connaît désormais, mais ce terme entre dans une fonction métaphorique, dont il convient de se demander maintenant comment elle a servi à l’éducation de certains futurs spectateurs.
Du côté de l’idée de Dieu, les choses sont aisées à entendre. Si on adhère à l’idée d’un Dieu, la position des philosophes mécanistes et croyants permet de conformer cette entité au nouvel ordre de l’univers. Un Dieu spectateur de l’univers prend en quelque sorte un statut dans une théologie qui tient compte de la sécularisation du monde. S’il prend sa place dans une question métaphysique, qui déborde les fonctions de l’observation (comment ?), ce Dieu met néanmoins en scène les modalités de la fondation (pourquoi ?). Il se confond enfin avec le capital de représentations religieuses, certes désormais déclassées, mais assez prégnantes encore pour exiger une considération sur le divin. Est-ce à dire que, finalement, l’application de « spectateur » à Dieu revient à moderniser le théologique et à « sauver » en quelque sorte le divin ? Ce n’est pas une hypothèse à négliger. Et il conviendrait sans doute d’approfondir ce point.
Néanmoins, à ce qui vient d’être dit s’ajoute encore ceci : si un tel Dieu peut avoir une signification en tant que spectateur, alors il doit revêtir les attributs de ce spectateur : le primat de la vue, le réglage de la distance avec l’objet de son regard, le poids de l’impact émotionnel potentiel de cet objet, le déploiement de son point de vue sur l’œuvre. Sur ces plans, les textes sont peu diserts. Ils cherchent moins à approfondir ces données qu’à user de la métaphore impliquant la vaste complicité des croyants au nouveau jeu des arts et de la culture. De toute manière, a déjà expliqué Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), on a tort d’appliquer la notion de « point de vue », utilisée pour parler des individus conçus sous forme de monades, d’entités closes sur elles-mêmes, à Dieu, même si Dieu est la monade de toutes les monades. Justement, s’il est tel, Dieu seul est capable de tout voir parfaitement et d’une seule vue. Le privilège de la connaissance divine par contraste avec la connaissance finie des humains, et leur sensibilité finie est de pouvoir saisir toutes choses d’un seul tenant. Seul il peut comprendre ce qui fait qu’un monde est un monde. Il saisit le présent, le passé et le futur en même temps.
En vérité, mieux aurait sans doute valu s’en tenir là si on avait voulu perpétuer le trait. Car la métaphore a ses limites, a-t-on rapidement compris (Leibniz, Descartes…). En faisant de Dieu le spectateur de la scène du monde qu’il a engendrée, ce sont les images premières d’un monde fini qui reviennent en avant là où elles avaient été chassées. Pour un Dieu spectateur, il faut un monde fini et limité par une surface sphérique sans aucun espace à l’extérieur, afin que Dieu puisse l’occuper. Un espace aux limites assignées. Une sorte de prison pour la terre, dont les murs sont le monde (en retour de l’idée périmée de Cosmos). Un espace clos à l’intérieur du monde, que le Dieu créateur a sans doute eu des raisons de le créer, mais de ces raisons nous ne pouvons avoir aucune idée, toute tentative pour les découvrir restant vaine.
Du côté du « spectateur humain » maintenant, il est clair que ce jeu métaphorique a au moins un avantage. On peut donc être à la fois spectatrice·eur (au sens moderne) et croyant·e, puisque le modèle suprême le confirme. Cet élément n’est pas anodin. Le philosophe britannique Anthony Ashley Cooper Shaftesbury (1671-1712) enregistre et légitime conceptuellement le déplacement d’attitudes requis entre les deux attitudes (spectatrice·eur et croyance) et l’infléchissement des comportements qu’il observe chez ses contemporains relativement à l’art « nouveau ». Pour en comprendre l’extension et la signification, il introduit à une distinction fondamentale : il convient, montre-t-il, de ne pas ou plus confondre spectatrice·eur et auditrice·eur de prêche ou le croyant, quoiqu’on puisse pratiquer les deux attitudes, mais à des moments différents.
À cet égard, on ne tient pas assez compte des efforts accomplis à l’époque par les personnes installées dans les arts et la culture pour devenir spectatrice·eurs au sens moderne du terme, et pour pratiquer cette dissociation. On parle trop souvent des « spectatrice·eurs » et du « public » sans se demander quelle formation a présidé à cette constitution, surtout dans les commencements (historiques). Nombre de témoignages confirment que le passage des arts de culte aux arts d’exposition, et donc aux fonctions de « spectatrice·eur » et au registre du « spectacle », a été délicat (Ruby, 2017). Il a fallu convertir les yeux à de nouvelles dimensions (la perspective), à des rapports esthétiques avec les autres (formation d’un public), à des joutes de parole autour des œuvres, etc. En ce sens d’ailleurs cette nouvelle formation a eu des répercussions sur les œuvres anciennes, qui sont de plus en plus désacralisées, dans le même temps (voir Noël Hallé, 1764, L’éducation des jeunes filles : https://utpictura18.univ-amu.fr/notice/9197-leducation-riches-halle).
En un mot, sur un plan général, cette éducation au « spectacle » renvoie à la laïcisation en cours, selon laquelle la foi n’est plus indispensable pour aider à organiser l’existence humaine, quoiqu’elle puisse être maintenue. Le devenir spectatrice·eur de chacun semble bien correspondre à cet autre parti pris : la volonté d’apprendre à vivre dans ce monde, au besoin en étant moins obnubilé par la pensée de l’au-delà. L’attitude de spectatrice·eur dessine à ce titre un mode de vie, un art de l’existence ou un art de l’occupation de l’existence permettant d’accomplir au mieux la brièveté de la vie en s’inquiétant d’abord esthétiquement des choses du monde et de la nature. Dans cette formation, un point demeure crucial. Si on relie désormais « spectatrice·eur » et jugement esthétique (« beau »), alors il faut déconnecter le beau du divin auquel il était jusqu’alors réservé, pour le ramener au rapport à l’œuvre d’art et de culture. Là encore, il faut imaginer le travail de soi nécessaire en spectatrice·eur, un travail que les analyses esthétiques déploient, notamment autour de Roger de Piles (1635-1709), le premier à appliquer à lui-même cette notion de « spectatrice·eur », et de l’abbé Charles Batteux (1713-1780) qui multiplie les usages de cette notion dans ses comptes rendus de rapport aux œuvres d’art d’exposition.
Mais, justement, la conscience de cette formation incite à penser que l’application à Dieu de la notion de « spectatrice·eur » n’est pas entièrement cohérente. Car si le « devenir spectateur » tient à des dispositions à prendre, à des mœurs à corriger, à un caractère acquis grâce à des activités et des entraînements adoptés progressivement ; s’il s’opère à partir d’exercices ; s’instaure durant le corps à corps avec l’œuvre ; suscite des manières de faire durables, on voit mal comment Dieu serait concerné, lui qui est tout entier dans son œuvre depuis toujours. Pour devenir spectateur, Dieu doit-il, par exemple, oser faire le silence en soi afin d’écouter/observer ou au contraire laisser jaillir des applaudissements approbateurs, ne pas s’agiter sur son siège, attendre la fin de la représentation pour partir, voire se concentrer en marquant l’importance du moment ?
La notion de spectatrice·eur inclut la référence implicite à une esthétique – parce qu’elle en procède largement – articulée à l’idée selon laquelle les humains peuvent et doivent raffiner leur attention à un monde qu’ils peuvent désormais valoriser, soigner leur regard et leurs propos parce qu’ils peuvent décider eux-mêmes de sa beauté, ainsi que des œuvres qu’ils créent. Son émergence et son usage signifient que l’Homme souhaite user pleinement du temps imparti pour son existence, qu’il porte un regard différent sur son sort et surtout sur sa capacité à œuvrer et à évaluer les objets autour de lui. La dynamique qui pousse la curiosité humaine – le terme passe d’un auteur à l’autre – dans chacun des champs accessibles se fait motrice de cette mutation de la femme et l’homme en spectatrice·eur. Elle se réalise d’abord dans une contemplation esthétique – autour du principe suivant : le beau ne doit plus être pris pour une qualité de la chose, il est un mode de la sensibilité –, s’étend ensuite aux approbations et autres applaudissements, puis s’achève dans le plaisir de discuter, de parler en public de ses choix, de ses orientations et découvertes.
En définitive, ce qui est intéressant dans cette recherche sur un parallélisme, c’est que les notions de « spectatrice·eur » ou de « public » deviennent le nœud d’une configuration de pensée envahissant des domaines centraux. Elles organisent le monde moderne en gestation, et d’une certaine manière exaltent la toute-puissance de la raison en lui conférant, en ce qui nous concerne ici, un rôle aussi bien en théologie, en philosophie qu’en esthétique. Sous cet aspect, ces notions renforcent l’essentiel de ce qu’elles veulent imposer. Il ne sert absolument à rien de parler de spectateur ou de public tant qu’aucune corrélation n’est possible – et surtout intrinsèque – à une œuvre, qu’il s’agisse de l’univers ou d’une œuvre d’art. Qui peut se proposer d’imaginer en spectateur une personne à laquelle rien ne s’adresse et qui ne peut se sentir elle-même ouverte sur ou interpellée par un objet spécifique, distinct des autres objets susceptibles, eux, d’être simplement consommés ? Car, c’est cela qui s’intègre dans ces notions et dans le modèle de rationalité qui leur donne sens.
L’élaboration de cette corrélation est pleinement réalisée durant ce « moment » historique ici désigné, même si certaines pratiques qui le constituent sont antérieures. Toujours est-il que pour devenir « spectatrice·eur » ou « public », il y faut une écoute, un regard, une sensibilité en un mot, chacun orienté vers l’œuvre et devenu la matière d’œuvres créées, puisque le terme vient du religieux et ne s’applique à l’artiste que par un parallèle encore avec le divin. Cette corrélation, d’une certaine manière confirmée par le détour théologique, est le principe et le guide de ce qui passe désormais pour esthétique. Elle fait fonctionner l’œuvre comme adresse indéterminée à tous. Elle fait jouer les affections au point de les y profiler sous une forme singulière. Elle traite le corps positivement, jusqu’à l’apothéose d’une « apologie de la sensibilité ».
François de La Mothe Le Vayer (1588-1672 ; 1669 : 50-51), dans son Discours pour montrer, que les doutes de la philosophe sceptique sont de grand usage dans les sciences, synthétise ce point. En raison de son statut de spectateur averti, qui ne se laisse pas tromper par la « comédie » du monde, le philosophe-spectateur dépeint dans cet ouvrage peut être mis en parallèle avec Dieu. Dans la perspective de la métaphore du theatrum mundi, Dieu est l’unique spectateur de la comédie jouée par les hommes. De manière similaire à Dieu, le philosophe s’affirme comme spectateur privilégié du théâtre du monde et de ses acteurs. Toutefois, en dépit de son statut qui le rapproche de Dieu, il ne prétend pas que les conclusions qu’il tire en regardant la « comédie » du monde soient autre chose que des illusions.
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