Drapeaux en guerre (Europe, XIXe-XXe siècles)


 

S’il y a bien un objet qui est commun à toute une nation et qui appartient à tout un peuple, s’il fallait retenir un objet public par exemple à tel point qu’il orne chaque monument, place et édifice public, ce serait le drapeau. En effet, il n’est « la propriété de personne. Nous l’avons tous en partage » souligne le Général Pierre de Villiers dans une présentation du drapeau sur le site du ministère des Armées en 2016. « Nous l’avons tous en partage [poursuit-il]. Françaises et Français ; civils et militaires ; générations passées, présentes et futures. En lui sont réunies la tradition, fruit de nos expériences passées, et la modernité de nos armées qui regardent résolument vers l’avant. Notre drapeau est tissé du fil des épreuves et des ambitions de notre pays. Quand le pays souffre, il est en berne ; quand le pays exulte, il pavoise rues et monuments » (Ministère des Armées, 2016).

Pourtant, pour reprendre les mots de Michel Pastoureau (1993 : 100), « à la différence du sceptre, du trône ou de la couronne, le drapeau n’a jamais intéressé les historiens ni les anthropologues. Il représente un type d’emblème non seulement négligé mais même évité (voire réprouvé) et dont l’étude, non sans raison, passe pour dangereuse. Le drapeau fait peur au chercheur ». Il effraie car étant toujours utilisé, l’attachement qui lui est porté peut donner lieu à toutes les appropriations partisanes. L’historien déplore que la vexillologie, l’étude des drapeaux, soit alors un parent pauvre de l’historiographie qui n’intéresse, selon lui, que les amateurs de militaria.

Par son histoire et sa matérialité, le drapeau revêt à la fois une charge sacrée extrêmement forte et une facilité d’accès redoutable, n’importe qui pouvant reproduire un drapeau à partir de quelques morceaux de tissus. Ces deux aspects du drapeau national font de lui un symbole, si ce n’est le symbole par excellence, d’une nation. Populaire autant que sacré, utile autant que symbolique, le drapeau a une place spéciale dans toute nation. Le sentiment d’appartenance à celle-ci peut se lire au travers du rapport que la population entretient vis-à-vis des emblèmes nationaux, dont le drapeau qui, de par sa maniabilité et sa simplicité, a une place de premier ordre. Le rapport des sociétés, des publics et des individus au drapeau ne manque donc pas d’intérêt.

Toutefois, si le drapeau est désormais reconnu comme l’emblème d’une nation, s’il revêt un caractère public incomparable comme en témoignent les manifestations sportives, le drapeau est à l’origine, étroitement associé au monde et au fait militaire. Son public, sans jamais n’avoir été composé que de militaires, s’est considérablement étendu et diversifié. Simple pièce d’étoffe attachée à une hampe et servant d’enseigne militaire, ce n’est qu’au cours du XIXe siècle qu’il devient progressivement le symbole de toute la nation. Sous l’Ancien Régime et la Révolution, les unités militaires possèdent chacune un emblème qui leur est propre. Sous l’Empire, suite au constat lors d’un voyage en Hollande d’un grand chaos parmi les drapeaux de ses troupes, Napoléon (1769-1821) standardise les étendards ; un décret du 25 décembre 1811 réglemente ainsi leur usage tandis qu’une garde du drapeau est organisée. Les couleurs nationales sont conservées et le 9 février 1812, le tricolore est définitivement ordonné en bandes égales et verticales, en partant de la hampe (Benoit, 2005 ; Richard, 2017). L’association du drapeau au fait militaire est d’autant plus forte que la confection des drapeaux est alors placée sous l’égide du ministère de la Guerre, tandis que, dans le monde militaire, les rituels et expressions qui lui sont associés sont pléthore (l’appel sous les drapeaux, le salut au drapeau, la veillée au drapeau, le serment au drapeau, la levée et descente quotidiennes des couleurs…).

 

Un rapport passionnel au drapeau : le défendre, le lever, le conserver

Considéré par les combattants comme le symbole de leur armée, de leur régiment et du lien avec la nation, le drapeau revêt une importance unique, conférant au porte-drapeau une place de premier ordre au cours des batailles. Les assauts de tout le XIXe siècle, sur tous les champs de bataille européens – et encore lors de certains assauts de la Grande Guerre – se font drapeaux régimentaires à l’appui et de nombreuses peintures représentent le drapeau dans la guerre comme La Bataille du pont d’Arcole (1826) et La Prise de Malakoff (1858) réalisés par Horace Vernet (1789-1963) ou Le Siège de Paris (1884) d’Ernest Meissonnier (1815-1891). Si l’usage du drapeau national ou régimentaire lors d’une bataille revêt un caractère symbolique et identitaire fort, d’autres drapeaux jouent aussi un rôle technique : celui de permettre à l’état-major d’observer l’avance des troupes ou de régler des tirs d’artillerie. Mais si le porte-drapeau tombe, un soldat doit immédiatement prendre son relais. Ainsi, lors de la bataille de Solferino en 1859, le porte-drapeau du 1er régiment de voltigeurs de la Garde tombe car grièvement blessé, un lieutenant de ce corps s’empresse-t-il de le saisir et de le porter. Car un drapeau ne doit pas tomber entre les mains ennemies. Les revers militaires conduisent parfois les militaires à brûler leur emblème pour éviter qu’ils ne tombent entre les mains des ennemis, certains le brûlent comme à Maubeuge à la veille de la capitulation de la garnison en 1914, d’autres les enterrent pour les retrouver plus tard comme celui du 89e régiment d’infanterie mis sous terre à Tellancourt en 1914 et exhumé en novembre 1918. Le 2 avril 1945 à Paris, le Général de Gaulle (1890-1970) préside devant une foule nombreuse, la remise aux régiments des drapeaux et étendards « cachés ou détruits pendant l’Occupation » (Institut national de l’audiovisuel, 1945).

Les célébrations de l’arrivée d’un nouvel allié dans la guerre, des victoires ou de la libération donnent à voir des rues couvertes de drapeaux. En mai 1915, les préfets de France donnent l’instruction à leurs maires de pavoiser les édifices publics de leur commune aux couleurs de l’Italie, cette dernière venant de rejoindre l’Entente en déclarant la guerre à l’Autriche-Hongrie. En novembre 1918, les bruits annonçant un armistice se faisant de plus en plus précis, Le Petit Journal fait un constat étonnant dans son numéro du 9 novembre : « La victoire nous vaut une crise : celle des drapeaux ! ». Il y rend compte que la plupart des bazars et magasins de Paris sont démunis d’étendards français et alliés tant la population se rue dessus. Dans l’Alsace de novembre 1918, les villes accueillant l’armée française se pavoisent aussi des couleurs tricolores. À Mulhouse, le comité d’Union alsacienne invite la population par des affiches et par la presse, à pavoiser leurs maisons en vue de l’accueil des troupes (Schmauch, 2015 : 304). Louis Madelin (1871-1956) écrit ainsi lors de l’entrée des Français dans la ville : « Puis-je dire que chaque maison a son drapeau ? Non : la cité toute entière semble roulée dans un immense pavoisement tricolore » (Cabanes, 2004 :131). Pendant les deux mois qui suivent l’armistice, l’Alsace vit au milieu des drapeaux français tant les rituels républicains sont nombreux et donnent au drapeau tricolore une place de premier plan. Les récits de ces journées permettent de constater combien ce dernier est un objet rassemblant toute la population : les anciens ressortent des drapeaux d’avant 1870, les femmes conçoivent de nouveaux drapeaux, les enfants s’amusent avec dans les rues, tandis que les hommes montent sur les maisons pour les poser. Les temps de libération appellent à la créativité des populations dans les territoires anciennement occupés dans lesquels les drapeaux étaient alors interdits. Lors de la libération de Paris en août 1944, bien des Parisiennes et Parisiens improvisent des drapeaux tricolores à partir de ce qu’ils ont sous la main, comme le raconte Annie Barois (Frerejean, L’Hoër, 2019) : « Tout à coup, les cloches se mirent à sonner et nous comprîmes tous que c’était la Libération. Je confectionnai à la hâte un drapeau en utilisant le tissu d’un tablier bleu, d’un rideau rouge et d’un torchon blanc. Nous étendîmes ce drapeau à la fenêtre pour participer à la liesse ».

Les drapeaux sont aussi les témoins de la violence des affrontements dont ils conservent les traces et les blessures. Ainsi, le drapeau du 81e régiment d’infanterie, conservé au musée de l’Armée, garde-t-il les déchirures causées par les balles et les éclats d’obus en août 1914. Aussi, si le drapeau est touché par des balles lors de batailles, il peut recevoir des médailles lorsque le régiment dont il est l’emblème sort victorieux d’un affrontement et les combattants ayant fait preuve de bravoure sont décorés à côté du drapeau régimentaire. Les affres subis par ces drapeaux accroissent leur force symbolique, obtenant alors un rang similaire à celui de reliques. Tel est le cas du drapeau nazi, le Blutfahne (drapeau du sang), ainsi nommé en mémoire de la mort d’un membre du parti tombé lors de la tentative du putsch de Munich en 1923. À partir de 1926, tous les drapeaux officiels à la croix gammée ne peuvent entrer en usage, dans le monde civil ou dans l’armée, qu’après avoir été touchés par le Blutfahne au cours d’une cérémonie solennelle bien établie ayant lieu lors des congrès de Nuremberg qui attirent des foules entières. D’autres drapeaux, sans être lacérés, ne constituent pas moins de véritables témoignages. En 1804, Napoléon décide que les anciens drapeaux des corps de toutes armes soient « portés avec l’apparat militaire convenable à l’Église [la cathédrale] Notre-Dame pour y être religieusement conservés comme monument de gloire des armées françaises » (Hollander, 1913 : 143). L’association des drapeaux militaires au lieu de culte élève les premiers en véritables reliques. Autre drapeau symbolique, le drapeau soviétique planté sur le palais du Reichstag le 30 avril 1945, connu sous le nom de bannière de la Victoire, est précieusement conservé au Musée centrale des forces armées à Moscou et est encore très associé au fait militaire contemporain, comme l’atteste son utilisation lors des défilés du 9 mai.

 

Un rapport allégorique au drapeau ennemi : le capturer, l’exposer, le détruire

Le drapeau ennemi saisi est un trophée pour les belligérants si bien que le nombre de drapeaux pris lors d’une bataille sont répertoriés après les batailles après le nombre de prisonniers et d’armes saisis à l’ennemi. Dans un discours qu’il adresse à ses armées après la victoire d’Austerlitz en 1805, Napoléon fait ainsi l’état des captures : « Quarante drapeaux, les étendards de la garde impériale de Russie, cent vingt pièces de canon, vingt généraux, plus de 30 000 prisonniers, sont le résultat de cette journée à jamais célèbre. Cette infanterie tant vantée, et en nombre supérieur, n’a pu résister à votre choc, et désormais vous n’avez plus de rivaux à redouter ». Pendant les guerres de 1866 et 1870, les soldats prussiens reçoivent des gratifications selon la nature de l’objet capturé et les photographies de soldats américains exposant un drapeau nazi capturé témoignent de cet appétit encore vif pour les trophées de guerre bien des années plus tard. La prise de drapeaux ennemis fait partie des évènements relatés avec attention dans un grand nombre de journaux. Dans L’Écho de Notre-Dame-des-Champ d’avril 1915, le curé de la paroisse exhorte ses ouailles à redoubler de prière pour le mois de mai, les invitant à se souvenir « que le premier drapeau pris aux Allemands l’a été le jour de l’Assomption ». Les journaux révèlent aussi l’organisation par des particuliers de prix pour la capture du premier drapeau ennemi. À Paris, le fabricant de drapeaux Charnier, ayant réalisé dans les jours suivant la mobilisation en août 1914, 5 000 francs de bénéfices, « offre cette somme au premier soldat français qui enlèvera un drapeau allemand » (L’Écho d’Alger, 6 août 1914).

La foule devant le ministère de la guerre vue depuis la cour de l’hôtel de Brienne. Source : Agence Rol, gallica.bnf.fr/BnF.

 

L’importance accordée à ce genre de prise est telle que des rues sont renommées à cet effet telle la rue du Drapeau à Dijon qui célèbre le drapeau prussien pris par Ricciotti Garibaldi (1847-1924), lors de la guerre de 1870-1871. Au cours du premier conflit mondial, de nombreuses cartes postales reproduisent les prises de drapeaux ennemis ainsi que leur exposition. En effet, après sa prise, l’emblème ennemi est exposé, témoignant ainsi d’une victoire sur l’adversaire. Pendant la Première Guerre mondiale, une vingtaine de fanions et drapeaux français sont ainsi pris par les troupes allemandes et exposés au Zeughaus de Berlin jusqu’à la fin du conflit. En France, les drapeaux allemands saisis sont déposés aux Invalides après avoir été exposés dans un lieu particulier, tel le drapeau du 132e régiment d’infanterie allemand saisi à Saint-Blaise et exposé à la fenêtre du ministère de la Guerre. Le public est présent au rendez-vous comme l’indiquent les journaux parisiens : « La nouvelle que le premier drapeau pris aux Allemands serait exposé au ministère de la guerre s’est répandu comme une traînée de poudre dans Paris. Depuis ce matin, malgré la pluie, la foule ne cesse d’arriver pour défiler devant le drapeau exposé au premier étage de l’hôtel du ministère de la guerre, 14 rue Saint-Dominique. Un service d’ordre a dû être organisé pour maintenir la liberté de la circulation dans la rue. La foule est calme ; mais une joie intense brille dans tous les yeux » (La Dépêche, 18 août 1914). Après avoir été exposé à la population au ministère de la Guerre, le drapeau est escorté par des chasseurs à l’Élysée, puis aux Invalides où il est déposé dans la chapelle. L’importance accordée à ces emblèmes est telle que l’article 245 du traité de Versailles prévoit que le Gouvernement allemand doit « restituer au Gouvernement français les trophées, archives, souvenirs historiques ou œuvres d’art enlevés de France par les autorités allemandes au cours de la guerre de 1870-1871 et de la dernière guerre ». À l’inverse, les drapeaux allemands saisis par les troupes françaises et exposés à Saint-Louis des Invalides ne sont pas restitués à l’Allemagne.

les neuf premiers drapeaux pris aux allemands

Carte postale des premiers drapeaux pris aux Allemands, 1914. Source : collection personnelle de Pierre-Louis Buzzi.

 

Symbole d’une nation rassemblée derrière son armée, le drapeau revêt une dimension identitaire forte. Ainsi l’ennemi lui-même est-il associé à son drapeau. Détruire un drapeau ennemi, c’est toucher au sacré et au propre de l’ennemi. En août 1944, Tours est libéré et le drapeau nazi est piétiné toute la journée sur les marches de l’hôtel de Ville. Dans le même temps à Niort, le public est nombreux à se rassembler sur la place pour assister à la destruction par le feu des drapeaux nazis. Au cours de la guerre froide, après la répression des Soviétiques qui met fin au « Printemps de Prague » en août 1968, Tchèques et Slovaques multiplient les manifestations contre l’URSS, notamment en détruisant des drapeaux soviétiques. Enfin, si le drapeau ennemi saisi lors d’une bataille risque de retourner entre ses mains, il est d’usage de le détruire. C’est du moins ce que font les fidèles de Napoléon Ier en 1814 lorsque les armées alliées envahissent la France. Le 30 mars, alors que les alliés sont aux portes de Paris, l’ordre est donné de réunir les quelques 1 500 drapeaux dans la cour d’honneur des Invalides et d’y mettre le feu, leurs cendres doivent ensuite être jetées dans la Seine. Lors des conflits récents au Moyen et Proche-Orient, les médias mettent aussi régulièrement en exergue des photographies de populations civiles brulant des drapeaux américains. Ici aussi, ces derniers ne font pas partie d’un butin de guerre mais ils témoignent d’une haine contre une puissance considérée comme ennemie.

 

Un rapport apaisé au drapeau : dans la paix, dans le deuil, dans le jeu

Reconnu par une convention de la Haye de 1899 pour demander un cessez-le-feu, une capitalisation ou une reddition, le drapeau blanc est souvent conçu sommairement, avec des torchons, des draps ou des vêtements blancs. Le 7 novembre 1918, des plénipotentiaires allemands s’avancent vers les lignes françaises pour demander un armistice, équipés d’un drapeau blanc réalisé à partir d’un drap de lit pris dans une maison à Fourmies. Le lieutenant Serge Arvengas (1925-2013) se souvient quant à lui de l’entrée des militaires français en Allemagne au printemps 1945 : « Dès que nous arrivés nous n’avons pas, pour ainsi dire, senti l’ombre d’une résistance. Dès l’instant où nous nous installions quelque part nous étions les vainqueurs. Chaque famille, chaque individu, vieux ou jeune, se sentait obligé de nous offrir sa reddition personnelle en accrochant un drap à la fenêtre. L’emblème de l’Allemagne devenant, tout d’un coup, de ce drapeau blanc, de toutes les tailles mais blanc » (Hillel, 1983 : 122). La dimension collective du drapeau apparaît ici clairement et se retrouve dans de nombreux reçits de reddition ou de capitulation de villes.

Dans les évènements commémoratifs plus solennels, les drapeaux occupent aussi une place importante. Autour des monuments aux morts, un rituel s’organise autour des porte-drapeaux dont les gestes, l’ordre et les tenues sont précisés et rythment les cérémonies. Lors d’évènements plus tragiques et douloureux, les drapeaux sont mis en berne. Après l’armistice de juin 1940, plusieurs maires de France prennent l’initiative de mettre en berne le drapeau sur leur mairie. La mise en berne consiste en une descente du drapeau à moitié d’un mât ou en un repli du drapeau sur sa hampe par un ruban noir. Aux Pays-Bas, le drapeau est mis en berne lors de la journée nationale du Souvenir commémorant les victimes civiles et militaires mortes au cours des conflits armés. Dans de nombreux pays, les cercueils des militaires tombés en opération sont recouverts du drapeau national avant de recevoir un dernier hommage. La découverte dans l’église de Péro en Lombardie, des restes de cinq soldats italiens morts pendant la Grande Guerra, donne lieu en décembre 2019 à une transposition de leurs restes dans des boîtes recouvertes du drapeau italien et portées par des militaires transalpins en présence de la population locale et de hautes autorités italiennes.

Le drapeau inspire aussi le monde de la figurine, de collection ou de jeux. Toutes les grandes fabriques de figurines ont un modèle de porte-drapeau et ce dès les années 1920. Aujourd’hui, si les figurines attirent non plus tant l’attention des jeunes enfants mais plutôt celle des passionnés et des collectionneurs, la thématique du drapeau en guerre n’est pas oubliée des nouveaux jeux. Avec la démocratisation et la diffusion massive des smartphones et tablettes, le jeu vidéo est banalisé. D’après un sondage de l’Ifop de 2018, 68 % des Français déclare jouer à des jeux vidéo ; le taux est plus important chez les jeunes puisque 91 % d’entre eux jouent à ce type de jeu. Or, parmi les jeux populaires, nombreux sont ceux qui proposent un mode « capture du drapeau », souvent abrégé CTF (capture the flag). Certains d’entre eux, comme Call of Duty, proposent ce mode de jeu dans un scénario plus large sur un conflit passé comme la Seconde Guerre mondiale. Outre le mode CTF, ce jeu propose aussi de revivre la conquête du Reichstag et d’assister à la pose du drapeau soviétique rendue célèbre par la photographie d’Evgueni Khaldeï (Barbat, 2014), révélant combien l’histoire des drapeaux en guerre est encore aujourd’hui une source d’inspiration et touchent un public relativement jeune.

Figurines de porte-drapeaux de différentes fabriques. Source : photographie et collection personnelle de Pierre-Louis Buzzi.

Figurines de porte-drapeaux de différentes fabriques. Source : photographie et collection personnelle de Pierre-Louis Buzzi.

 

Conclusion

De sa composition textile au mode « capture du drapeau » dans des jeux vidéo, de son usage militaire au front au pavoisement des rues à l’arrière, de sa réglementation précise à sa conception improvisée lors d’une capitulation ou d’une libération, de son caractère sacré dans les cérémonies à sa destruction devant une foule nombreuse, de la guerre à la paix, du front à l’arrière, le drapeau touche ainsi bien des publics tout en constituant une sorte de trait d’union entre l’armée et le peuple, mais aussi du peuple avec le régime politique sous lequel il vit. Longtemps associé à la République, le drapeau tricolore n’est plus contesté par la droite catholique au moment de la déclaration de guerre en août 1914. Des catholiques trouvent même un moyen de le christianiser en y plaçant sur la bande blanche le Sacré-Cœur. L’Œuvre des Insignes du Sacré-Cœur qui siège à Lyon distribue au cours du conflit douze millions d’insignes et plus de trente milles drapeaux ornés tandis qu’un peu partout des pétitions se multiplient pour demander l’inscription du Sacré-Cœur sur le drapeau. L’usage se développe à un tel point qu’il mécontente les partisans d’une laïcité ferme telle La lanterne qui vilipende ceux qui « veulent salir notre drapeau ». Si des initiatives sont prises ici ou là par des préfets, tous attendent la réaction du ministère de l’Intérieur. Ce dernier, dans une circulaire du 25 mai 1917, rappelle l’intangibilité du drapeau national : « Le gouvernement est résolu à maintenir au drapeau de la France son caractère national et séculaire [les préfets] doivent appliquer strictement l’arrêté interdisant l’adjonction de tout emblème sur le drapeau tricolore » (De Fougerolles, 2017).

Drapeau marqué du Sacré-Cœur et accompagné de médailles religieuses que portait le combattant Francis Frémond au cours des combats de la Grande Guerre. Source : wikimedia, Europeana (CC BY-SA 3.0).

 

Un conflit plus tard, c’est au contraire par l’inscription sur le drapeau d’un symbole particulier que ceux qui désirent défendre la France se reconnaissent. Ceux qui veulent en effet poursuivre le combat en juin 1940 ont en effet besoin d’un signe distinctif pour se distinguer des forces françaises de Vichy. Le 1er juillet 1940 à Londres, sur proposition du vice-amiral Muselier (1882-1965), la croix de Lorraine est adoptée comme emblème de la France libre. Le lendemain, les navires de la France libre peuvent aborder un pavillon tricolore sur lequel figure le nouvel emblème.

Miroir des hommes, peut-être davantage en temps de guerre qu’en temps de paix, l’utilisation des drapeaux se révèle plurielle. Objet public par excellence, témoin du patriotisme de ceux qui l’arborent, le drapeau en guerre reste vulnérable à toutes les utilisations et appropriations. Sa dimension allégorique s’accroissant particulièrement en temps de guerre, il constitue une source inépuisable d’inspiration dans les discours, les arts et les objets en tout genre produits en temps de guerre. Au cours de la Première Guerre mondiale, plusieurs « Journées » sont organisées afin de lever des fonds pour des causes particulières. La « Journée du petit drapeau belge » en décembre 1914, rapporte ainsi plus de trois millions de francs pour venir en aide aux réfugiés belges. Quant à la « Journée de l’Orphelinat des Armées », le seul département des Basses-Alpes reçoit 4 900 drapeaux à vendre pour récolter des fonds. Ainsi, derrière le drapeau, c’est tout un public, toute une société, avec ses représentations et ses espoirs qui apparaît. La diversité des rapports entre le public et le drapeau en temps de guerre révèle également l’importance de l’emblème dans des sociétés en situation de crise.


Bibliographie

Barbat V., 2014, « Bannières et drapeaux, sur quelques manières de les lever et de les représenter : l’exemple du Reichstag, mai 1945 », 1895. Revue d’histoire du cinéma, 74, pp. 71-95.

Benoit C., 2005, « Napoléon invente le drapeau national », Revue de la société des amis du Musée de l’Armée, 130, pp. 23-32.

Cabanes B., 2004, La Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français 1918-1920, Paris, Éd. Le Seuil.

De Fougerolle C., 2017, « Le drapeau français frappé du Sacré-Cœur : se reconnaître dans le tricolore sans partager la République », pp. 27-35, in : Gauvard C., dir., Appartenances et pratiques des réseaux, Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques. Accès : https://books.openedition.org/cths/2408.

Frerejean A., L’Hoër C., 2019, Libération. La joie et les larmes. Acteurs et témoins racontent 1944-1945, Paris, Éd. l’Archipel.

Hillel M., 1983, L’Occupation française en Allemagne. 1945-1949, Paris, Balland.

Hollander O., 1913, Les Drapeaux des demibrigades d’infanterie de 1794 à 1804, Paris. J. Leroy.

Institut national de l’audiovisuel, 1945, Le 2 avril 1945 à Paris, Musée de la Résistance 1940-1945. Accès : http://museedelaresistanceenligne.org/media5887-Le-2-avril-1945-A. Consulté le 25 avril 2020.

Ministère des Armées, 2016, Le Drapeau. Accès : https://www.defense.gouv.fr/ema/chef-d-etat-major-des-armees/actualite/le-drapeau

Pastoureau M., 1993, « Genèse du drapeau. États, couleurs et acculturation emblématique autour de la Méditerranée », pp. 97-108, in : Genèse de l’État moderne en Méditerranée. Approches historique et anthropologique des pratiques et des représentations, Actes des tables rondes internationales tenues à Paris les 24-26 septembre 1987 et 18-19 mars 1988, Rome, École française de Rome.

Richard B., 2017, Petite histoire du drapeau français, Paris, CNRS Éd.

Schmauch J., 2015, « Marseillaise, paradis tricolore et drapeaux par milliers », Revue d’Alsace, 141, pp. 297-320.

Auteur·e·s

Buzzi Pierre-Louis

Collège Forlen Saint-Louis

Citer la notice

Buzzi Pierre-Louis, « Drapeaux en guerre (Europe, XIXe-XXe siècles) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 04 mai 2020. Dernière modification le 23 septembre 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/drapeaux-en-guerre-europe-xixe-xxe-siecles.

footer

Copyright © 2024 Publictionnaire - Tous droits réservés - ISSN 2609-6404