Permettre à ses publics de se forger une culture
Joffre Dumazedier (1915-2002) est un sociologue français issu d’un milieu populaire dont il parvient à s’extirper grâce à son instituteur, un de ceux qu’on appelait alors « les hussards de la République ». Parvenant ainsi à quitter le Val-d’Oise pour Paris, il poursuit des études littéraires au lycée Voltaire, puis à la Sorbonne où il complète son parcours par des cours en linguistique et en sciences sociales. Malgré cela, il n’abandonne jamais ses anciens camarades de jeunesse, devenus maçons ou plombiers, qui deviennent son public du soir, auquel il donne des cours durant les années 1930. Le point de départ de sa méthode repose sur un constat : les gens ordinaires utilisent des mots ordinaires et la première difficulté qu’ils rencontrent pour accéder au savoir, mais également en produire, est le plus généralement d’ordre sémantique. Pour contourner cette difficulté, il faut d’abord sortir d’un schéma éducatif consistant à transmettre des connaissances théoriques de manière descendante au profit d’activités pratiques et d’échanges prenant appui sur l’expérience de son public. Il faut ensuite favoriser la domestication du savoir, ce qui nécessite de l’entraînement et des répétitions, à la manière d’un sportif qui se prépare pour une compétition. Il faut enfin aider son public à se fixer des objectifs et à s’interroger sur la manière dont il va les atteindre.
Joffre Dumazedier perfectionne sa méthode à l’occasion d’un tour d’Europe qu’il réalise à vélo pour prendre la mesure de ce qui se passe au Royaume-Uni, en Pologne, en Tchécoslovaquie et même en Allemagne où il fait l’expérience des camps de jeunesse hitlérienne qui vont forger son esprit de résistant. « J’avais acquis la conviction que le choix n’était pas entre la guerre et la paix mais entre l’esclavage et la résistance » confiera-t-il à l’occasion d’un entretien biographique pour un mélange qui lui a été consacré (Pronovost, Attias-Donfut, Samuel, 1993 : 7). Dès lors, il lui apparaît que les individus doivent nécessairement déployer un esprit critique et des compétences rhétoriques mais aussi se montrer déterminés dans ce qu’ils réalisent.
Après la débâcle de 1940, il anime pendant une courte période un camp pédagogique à Saint-Étienne, puis il rejoint l’École nationale des cadres d’Uriage près de Grenoble, où il est recruté comme formateur aux côtés de Benigno Cacérès (1916-1991), Hubert Beuve-Méry (1902-1989) ou Pierre Dunoyer de Segonzac (1906-1968). Ce projet éducatif, porté par le maréchal Pétain, repose sur un souhait : réformer le fonctionnement du pouvoir qui est entre les seules mains d’élites et de lignages en offrant l’opportunité à d’autres d’accéder à des fonctions politiques. Mais aussi de lutter contre certaines formes de conservatisme en soutenant les évolutions techniques et leurs bienfaits (pour faciliter le travail ou réduire les maladies).
Mais de nombreux instructeurs dénoncent le régime et rejoignent la Résistance. En 1943, Joffre Dumazedier prend le maquis et affine sa méthode qui prendra bientôt le nom de « méthode d’entraînement mental » devant permettre de « s’entraîner à saisir la complexité de situations sociales vécues, pour pouvoir agir en collectif sur les insatisfactions repérées, et les transformer » (http://www.peuple-et-culture.org/spip.php?mot20). Largement négligée par les intellectuels français travaillant sur la question des publics (qui ont souvent préféré se tourner vers les théories bourdieusiennes de l’habitus et de reproduction), la proposition de Joffre Dumazedier retient pourtant l’attention. Elle nous montre, très tôt, que les publics ont des capacités interprétatives et que la culture est plurielle. Intellectuellement très proche des théories anglo-saxonnes issues du courant des cultural studies (place donnée au langage, refus de légitimité…), on s’étonnera qu’aucun rapprochement n’est jamais été fait et que ses travaux n’aient pas été davantage investis.
Des publics en apprentissage continu et une culture omniprésente
En 1945, Joffre Dumazedier est nommé responsable de la commission « éducation » du Comité national de libération en vue de la refonte du gouvernement français. Sans jamais remettre en cause la nécessité d’une école obligatoire et son caractère intégrateur, il en formule toutefois une critique. Pour lui, l’école reconduit des inégalités sociales et elle ne peut plus être le seul espace d’apprentissage. Influencé par Condorcet (1743-1794) – révolutionnaire girondin qui croyait aux vertus de la formation tout au long de la vie – et Karl Mannheim (1893-1947) – sociologue qui soutient l’idée que le savoir s’acquière nécessairement dans une coopération intergénérationnelle (voir Le Problème des générations, 1928) – il porte l’idée d’un droit à l’éducation extrascolaire et permanente au sein de cette commission. Il ajoute que cette mission doit être remplie par des mouvements qui œuvrent pour un changement de société indépendamment des syndicats et des partis politiques qui sont trop étroitement liés au fonctionnement de nos institutions.
Pour soutenir ce modèle et le mettre en application, Joffre Dumazedier crée le réseau d’éducation populaire Peuple & Culture, porté par le slogan : « Rendre la culture au peuple et le peuple à la culture ». Il restera à sa tête pendant 22 ans, jusqu’en 1967. Véritable réseau militant, le sociologue y prend position contre la notion de « culture populaire » qu’il trouve équivoque (car elle laisse entendre qu’il y a une culture haute et une culture au rabais) et il invite les intellectuels à se mêler au peuple pour favoriser les expériences communes, accéder collectivement à la culture. On peut lire dans le manifeste fondateur du mouvement : « La culture populaire ne saurait être qu’une culture commune à tout un peuple : commune aux intellectuels, aux cadres, aux masses. Elle n’est pas à distribuer. Il faut la vivre ensemble pour la créer » (http://www.peuple-et-culture.org/spip.php?article48).
Avec Peuple & Culture, Joffre Dumazedier met sur pied un projet humaniste, en réaction au caractère aliénant des institutions. Il théorisera cette expérience dans ses travaux et notamment dans Vers une civilisation du loisir ? où il rappelle la difficulté qu’il y a de transmettre et d’apprendre, mais aussi l’urgence qu’il y a de prendre en considération le temps du loisir comme un temps où on se cultive et on se forge une identité :
« Les créateurs, les éducateurs, les militants qui se proposent d’orienter les idées et les actes connaissent bien les difficultés nouvelles qu’ils rencontrent pour qu’une idée s’empare des masses afin de devenir une force… Les soirées, les week-ends, les vacances ont eux aussi un contenu d’idées-forces. Ce n’est pas seulement le manque d’enthousiasme ou de compétence des animateurs sociaux ou culturels qui expliquent les phénomènes très graves d’indifférence civique ou politique […]. [Les] transformations profondes et ambiguës s’élaborent dans le cœur des hommes de toutes classes à partir de ces futilités nommées loisirs » (Dumazedier, 1962 : 56-57).
Dans les pages de sa civilisation du loisir, Joffre Dumazedier décline cinq manières d’appréhender ce loisir :
Peuple et loisir ou public et culture ?
En 1947, Joffre Dumazedier s’engage dans la voie de la recherche en intégrant le Centre d’études sociologiques du CNRS. Il fait ses armes et développe son projet intellectuel dans le cadre du séminaire de Georges Friedmann (1902-1977) sur la sociologie du travail et du loisir auquel il participe avec d’autres comme Roland Barthes (1915-1980) ou Alain Touraine (1925-). En 1953, il crée une équipe de sociologie du loisir et des modèles culturels qu’il dirigera jusqu’à sa retraite en 1984. Cette équipe fonctionnera grâce à des financements provenant d’enquêtes qui sont conduites à grande échelle sur les représentations du loisir dans les milieux d’ouvriers, la vie associative ou la vie culturelle. La plus célèbre d’entre elles est réalisée dans la ville d’Annecy en 1956. Ces travaux révèlent que les individus sont en situation d’apprentissage continu bien au-delà de leur seule fréquentation des institutions scolaires, et que la culture ne prend pas seulement forme au sein des institutions consacrées, mais aussi dans la multitude des gestes du quotidien. Une vision très proche de celle de Raymond Williams (1921-1988) qui montrait la cohabitation d’une culture corpus d’œuvres et d’une culture anthropologique dans la formation culturelle des individus (voir Culture et matérialisme, 2009).
En 1962, paraît Vers une civilisation du loisir ? Ce livre, sans doute le plus important de l’auteur, rencontre un succès immédiat. Il y discute de la relation entre travail et loisir dans un contexte où les progrès techniques sont en train de rendre du temps libre aux femmes et aux hommes, après que le temps contraint de la société industrielle les ait étouffés pendant près de 150 ans. Ce temps libre permet d’accéder à la connaissance et de se forger une culture dans la rencontre avec les textes de la littérature, les films, les pièces de théâtre ou les émissions de radio et de télévision. Mais Joffre Dumazedier montre que la culture se joue aussi ailleurs : dans les activités manuelles, dans le jeu, avec la télévision, en lisant la presse, au café ou dans l’engagement des individus auprès d’associations.
Vers une civilisation du loisir ? propose une vision de la société largement adossée aux résultats d’enquêtes collectés par son équipe de sociologie du loisir du CNRS. Joffre Dumazedier y démontre d’abord que la vie des individus n’est pas réductible à une seule recherche d’accumulation du capital (contrairement à ce que nous laisseraient entendre les thèses dominantes). Il précise ensuite que le loisir est une réalité complexe qui ne s’oppose pas frontalement au travail, mais avant tout aux nécessités et aux obligations de la vie quotidienne. Il nous dit ensuite que le loisir n’est pas synonyme d’oisiveté, mais bien de délassement (se délivrer de la fatigue et du surmenage), de divertissement (jouer, faire du sport, lire, organiser des sorties…) ou de développement personnel (participer à la vie associative, se former, apprendre…). Sa réflexion porte enfin sur une notion complexe : celle du temps et la manière dont il est vécu. Car là où le travail correspond à un temps contraint, le loisir correspond à du temps choisi.
Le bureau des études du ministère de la Culture installera un principe d’enquêtes décennales sur les pratiques culturelles des Français, afin d’en saisir les tendances, en s’inspirant de ce travail pionnier et d’autres (comme L’Esprit du temps d’Edgar Morin paru la même année – 1962). La première d’entre elles sera mise en place en 1973 à l’initiative du prospectiviste Augustin Girard (1926-2009) ; le modèle sera reconduit en 1981, 1988, 1997 et 2008 (une dernière enquête qui mettra notamment en lumière la montée des technologies numériques). Durant cette époque, le sociologue court les scènes internationales, particulièrement sur le continent américain (Brésil, Canada, États-Unis) et en Europe de l’Est (Pologne, ex-Tchécoslovaquie, ex-URSS, ex-Yougoslavie) pour présenter le fruit de ses recherches. Il multiplie les terrains en Allemagne, en Finlande ou au Danemark pour conduire des études comparées.
Après le grand chambardement intellectuel et social de 1968, Joffre Dumazedier quitte son poste de maître de recherches au CNRS et rejoint l’équipe en sciences de l’éducation de l’université Paris-V-René-Descartes que Maurice Debesse (1903-1998) – introducteur de la discipline au sein de l’université française – vient de monter. Ses enseignements et ses recherches continuent de porter sur l’éducation permanente et tout au long de la vie. Il y développe notamment le concept de « société éducative » (Dumazedier, 1978), dialogue avec Ivan Illich (1926-2002, voir Une société sans école, 1970) et continue de prendre ses distances avec les thèses dominantes d’Émile Durkheim (1858-1917, voir Éducation et sociologie, 1922) ou Pierre Bourdieu (1930-2002) et Jean-Claude Passeron (1930-) (voir La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement [Bourdieu, Passeron, 1970]) autour de l’attachement de classes et de la reproduction sociale. Il consacrera la fin de sa carrière à la question de l’autoformation qu’il définit de la manière suivante : « L’autoformation apparaît […] comme un mode d’auto-développement des connaissances et des compétences par le sujet social lui-même, selon son rythme, avec l’aide de ressources éducatives et de médiation sociale les plus choisies possibles » (Dumazedier, 1995 : 246).
On voit donc que Joffre Dumazedier a forgé une approche atypique de la notion de culture, à laquelle il a préféré celle de loisir (pour englober à la fois la connaissance de la création artistique et les savoir-faire du quotidien), et une approche atypique de la notion de public, à laquelle il a préféré celle de citoyens, de sujets sociaux ou de peuple. Des choix sémantiques qui s’expliquent par son positionnement intellectuel : Joffre Dumazedier n’est pas du côté de la sociologie de la culture, mais bien de celui de la sociologie du temps libre. Pour autant, sa théorie n’en est pas moins pertinente et tout à fait essentielle pour approcher la question des publics de la culture. Elle permet de prendre ses distances vis-à-vis des visions déterministes et de repositionner le débat autour de la question de la formation culturelle des publics.
Bourdieu P., Passeron J.-C., 1970, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éd. de Minuit.
Bourgatte M., 2018, « Joffre Dumazedier, une vie », pp. 18-24, in : Dumazedier J., Vers une civilisation du loisir ? Paris, MkF.
Dumazedier J., 1962, Vers une civilisation du loisir ?, Paris, MkF, 2018.
Dumazedier J., 1978, « La société éducative et ses incertitudes », Éducation permanente, 44, pp. 3-14.
Dumazedier J., 1995, « Aides à l’autoformation : un fait social d’aujourd’hui », Éducation permanente, 122, pp. 243-252.
Durkheim É., 1922, Éducation et sociologie. Accès : classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/education_socio/education_socio.html.
Illich I., 1970, Une société sans école, trad. de l’anglais par G. Durand, Paris, Éd. Le Seuil, 1971.
Mannheim K., 1928, Le Problème des générations, trad. de l’allemand par G. Mauger et N. Perivolaropoulou, Paris, A. Colin, 2011.
Morin E., 1962, L’Esprit du temps, Paris, A. Colin, 2008.
Pronovost G., Attias-Donfut C., Samuel N., dirs, 1993, Temps libre et modernité. Mélanges en l’honneur de Joffre Dumazedier, Paris/Québec, Éd. L’Harmattan/Presses de l’université du Québec.
Williams R., 2009, Culture et matérialisme, trad. de l’anglais par N. Calvé et É. Dobenesque, Paris, Éd. Les Prairies ordinaires.
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