Où sommes-nous lorsque nous sommes à l’école ? Hannah Arendt (1906-1975) répond à cette question en montrant que ce lieu original enferme quatre caractéristiques (Prairat, 2022) : philosophique (l’école est le lieu où l’on présente le monde), institutionnelle (c’est un conservatoire culturel), anthropologique (c’est un espace « prépolitique ») et politique (l’école est une institution publique). Mais si l’école est une institution publique, et nous verrons en quel sens il faut entendre l’adjectif publique, elle n’est pas pour autant un « lieu » public. Tant s’en faut, car « l’enfant doit être tout particulièrement protégé et soigné » (Arendt, 1961 : 238-239). Le terme public revêt, comme nous le développerons dans la dernière section de cette notice, deux sens différents. Cette lecture de l’école arendtienne permet de dessiner en creux le portrait du professeur, c’est-à-dire de celui qui a précisément pour tâche de faire connaître le monde à ceux qui arrivent. Mais, afin de cerner la singularité du positionnement de la philosophe sur l’école, on ne peut faire l’économie d’une contextualisation de sa trajectoire biographique et intellectuelle. Qui était H. Arendt et qu’a-t-elle écrit ? Comment appréhender cette pensée parfois déroutante ?
Couverture de La Crise de la culture (Arendt, 1961).
Une vie, une œuvre
Née en 1906 à Hanovre, après une enfance passée à Königsberg, H. Arendt poursuit des études en philosophie, théologie et philologie. Elle fréquente les universités de Marburg, Freiburg et Heidelberg où elle rencontre Martin Heidegger (1889-1976), Edmund Husserl (1859-1938) et, à l’université de Heidelberg au terme de son cursus, Karl Jaspers (1883-1969), avec lequel elle correspond pendant plus de quarante ans. C’est sous sa direction qu’elle rédige sa thèse de doctorat en philosophie (1928) sur le concept d’amour chez Augustin (354-430). Comme beaucoup de juifs, H. Arendt quitte l’Allemagne en 1933 pour la France, où elle organise le transfert d’enfants juifs vers la Palestine. En 1941, elle gagne les États-Unis et devient en 1951, après une longue période d’apatridie, citoyenne américaine.
C’est là qu’elle devient l’éminente professeure et philosophe que l’on sait. Après un séjour à Princeton comme visiting professor en 1959 (première femme professeure invitée), elle enseigne la science politique à l’université de Chicago (1963) puis à la New School for Social Research de New York (1967-1975). H. Arendt ne s’est jamais définie comme une philosophe, mais comme une political theorist. Universitaire reconnue, elle est aussi une intellectuelle publique engagée dans les débats de son temps. Rien de surprenant donc qu’elle parle de l’école. Elle est l’auteure d’une œuvre importante : elle a publié une vingtaine d’ouvrages sans compter ses correspondances avec des personnalités. Seuls douze ouvrages ont été publiés de son vivant, une grande partie de son œuvre est donc posthume.
Au cœur de son œuvre exigeante et stimulante, elle pose la question du politique qui, dira-t-elle, n’est pas seulement le fait de vivre ensemble, mais aussi et surtout d’agir ensemble. Pas de politique, pas de liberté, sans un espace public. Le totalitarisme est précisément la négation de toute politique parce qu’il travaille à dissoudre cet espace qui rassemble les hommes et leur permet d’exercer leur liberté. Penser ce qui est ravage l’Europe en ce milieu de XXe siècle est son plus ardent désir intellectuel. Dès 1944, elle entreprend un travail sur le totalitarisme. Le nazisme vient à peine d’être vaincu ; l’épisode stalinien est encore loin de se clore. Elle publie ce travail en 1951 sous le titre Les Origines du totalitarisme. Il s’agit d’une trilogie aujourd’hui réunie en un seul volume ; ces trois parties, ces trois moments sont : L’Antisémitisme, L’Impérialisme et Le Système totalitaire. Longtemps, H. Arendt a pensé titrer ce travail non pas Les Origines du totalitarisme, mais Le Fardeau de notre temps. Titre qui s’avère plus pertinent car cette question du totalitarisme est bel et bien le fardeau de notre temps.
Le totalitarisme n’est pas une super-tyrannie, un despotisme de grande ampleur : entre totalitarisme et tyrannie, totalitarisme et despotisme, ne se pose pas une question de degré, mais de nature. Il transforme les peuples en masses, en des « collections d’individus isolés » (Eslin, 1996 : 61). Les hommes sont dé-liés les uns des autres, « dés-intér-essés » au sens propre du mot, c’est-à-dire sans intérêt partagé. Le totalitarisme éclipse le commun. Mais ce qu’il importe de comprendre, nous dit encore H. Arendt, c’est que l’homme, dans un univers totalitaire, fait l’expérience de la « désolation ». H. Arendt s’inspire de la notion heideggérienne de Verwüstung (la dévastation). Pour elle, la désolation correspond à l’expérience d’une incapacité radicale. C’est le sentiment d’être inutile, abandonné, intellectuellement perdu, et par là même, incapable d’agir : « Tandis que l’isolement intéresse uniquement le domaine politique de la vie, la désolation (loneliness) intéresse la vie humaine dans son ensemble. » (ibid. : 230)
Une pensée complexe et courageuse
Pour H. Arendt, penser revient à penser l’événement. C’est « penser ce qui nous arrive ». Ce n’est pas chercher une improbable position de surplomb à partir de laquelle nous pourrions énoncer des vérités intemporelles. C’est encore moins se retirer, s’éclipser loin du tumulte de la vie comme le préconisait René Descartes (1596-1650). Au contraire, c’est être en prise avec l’événement, l’ici et maintenant. Le raconter pour le saisir, l’expliciter pour le comprendre. Penser, c’est penser le présent. Tâche périlleuse, parce qu’il y a comme une évidence du présent. Il nous enveloppe de part en part. « Seul celui qui perçoit dans les choses les plus modernes et les plus récentes les indices ou la signature de l’archaïsme peut être un contemporain », écrit fort justement le philosophe Giorgio Agamben (2008 : 33). Penser le présent exige donc une déprise, d’ouvrir une « brèche », « un non espace-temps au cœur même du temps » (Arendt, 1961 : 24).
Mais la pensée arendtienne est d’abord et avant tout une pensée courageuse. L’épisode d’Eichmann à Jérusalem illustre on ne peut mieux cet aspect. L’ouvrage est publié en 1963 avec un sous-titre pour le moins étonnant : Rapport sur la banalité du mal. Il relate le procès du nazi Adolf Eichmann (1906-1962), un des auteurs majeurs de « la solution finale », entre avril 1961 et mai 1962, à Jérusalem. H. Arendt en relate la teneur pour le compte de l’hebdomadaire The New Yorker. Elle voulait voir « ces gens-là en chair et en os ». Cet épisode journalistique et philosophique vaudra à H. Arendt une pluie de critiques et elle se brouillera avec ses amis Hans Jonas (1903-1993) et Gershom Scholem (1897-1982). On lui reproche, par exemple, de mettre en cause les « conseils juifs », des organisations mises en place par les nazis qui ont parfois accepté de collaborer pour sauver des vies. On l’accuse aussi de manquer d’empathie à l’égard de sa communauté.
Ainsi la pensée de H. Arendt est-elle difficile à appréhender. Parfois, la philosophe en appelle même à la parole poétique qui, pour elle, permet d’énoncer des vérités. La poésie serait ce qui est le plus proche de la pensée, comme si poésie et philosophie devaient se compléter. Mais on lui a également reproché de ne pas assez argumenter certaines de ses thèses, telle la banalité du mal, par exemple. En outre, sa pensée est considérée comme féministe pour certains, antiféministe pour d’autres, H. Arendt ayant dit « qu’il y avait des activités déterminées qui ne convenaient pas aux femmes » (entretien avec le journaliste Günter Gauss [1929-2004] en 1964). Enfin, sa pensée est revendiquée par la gauche radicale, la philosophe ayant fait l’éloge de la commune de Paris, des conseils ouvriers des révolutions socialistes ou encore écrit un texte à la gloire de Rosa Luxembourg (1871-1919). En d’autres circonstances, ce sont les conservateurs qui l’applaudiront, cette dernière critiquant les pédagogies se déployant dans les écoles américaines de l’après-guerre. Mais qu’a vraiment dit H. Arendt sur l’école et l’art d’enseigner ?
La philosophe s’intéresse à l’école dans les années 1950, à un moment où fleurissent aux États-Unis, de manière désordonnée, une série d’initiatives et d’innovations pédagogiques qu’elle juge des plus douteuses. D’où son inquiétude :
« La réponse à la question pourquoi le petit John ne sait pas lire, ou la question plus large de savoir pourquoi le niveau scolaire de l’école américaine moyenne reste tellement en dessous du niveau actuel de tous les pays d’Europe, cette réponse n’est malheureusement pas que ce pays est jeune et n’a pas encore rattrapé le Vieux Monde, mais tout au contraire que dans ce domaine, ce pays est le plus “avancé” et le plus moderne du monde. » (ibid. : 55)
L’école, une institution en crise
Pour H. Arendt, l’école américaine est en crise. Cette notion a un sens particulier pour elle et n’est pas un simple dysfonctionnement. Pour définir cette idée de crise, la philosophe s’inspire de l’antiquité grecque, plus précisément de la pensée médicale d’Hippocrate (460 av. J.-C.-377 av. J.-C.). Selon Hippocrate, la crise est ce moment dans l’évolution de la maladie où les choses peuvent soit empirer, soit s’améliorer et conduire à la guérison. Krisis, le moment critique, celui où les choses peuvent changer, positivement comme négativement. L’école américaine est en crise, au sens où elle est à un moment de bascule. Et cette crise ne regarde pas seulement l’école américaine mais toutes les démocraties modernes, puisque :
« On peut […] poser comme règle générale de notre époque que tout ce qui peut arriver dans un pays, peut aussi, dans un avenir prévisible, arriver dans presque tous les autres pays » (Arendt, 1961 : 224).
La crise de l’école dépasse donc la seule société américaine.
Nous ferions fausse route par rapport à la question scolaire pour trois raisons. La première est de croire qu’il existe un monde des enfants et que l’on devrait autant que possible le laisser se gouverner. Laisser les enfants se gouverner. Quelle folie ! Car : « Affranchi de l’autorité des adultes, l’enfant [n’est] pas libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité » (ibid. : 233).
L’autorité de l’adulte le préserve de la tyrannie des pairs, toujours prompts à imposer des normes, des modes ou des manières de faire. « Quant à l’enfant pris dans ce groupe, il est bien entendu dans une situation pire qu’avant, car l’autorité d’un groupe, fût-ce un groupe d’enfants, est toujours beaucoup plus forte et beaucoup plus tyrannique que celle d’un individu si sévère soit-il » (ibid. : 233). Arrêtons de penser l’enfance comme un groupe, une classe. Il n’y a pas de classe des enfants minorée ou opprimée par une classe des adultes, comme si grandir n’était finalement rien d’autre que se libérer de la tutelle aliénante et oppressante des adultes.
Arrêtons de projeter le modèle marxiste de la lutte des classes sur le rapport adulte/enfant.
« Les enfants ne peuvent pas rejeter l’autorité des éducateurs comme s’ils se trouvaient opprimés par une majorité d’adultes – même si les méthodes modernes d’éducation ont effectivement essayé de mettre en pratique cette absurdité qui consiste à traiter les enfants comme une minorité opprimée qui a besoin de se libérer » (ibid. : 244).
À penser l’enfance en termes de communauté, distincte et opposable à celle des adultes, les modernes ne voient plus les conditions et le sens du travail éducatif qui est toujours attention à un sujet singulier inscrit dans un devenir singulier et qu’il faut accompagner pour qu’il prenne sa place dans le monde. Ce que reproche H. Arendt à ses contemporains, c’est précisément de ne pas comprendre ce qu’éduquer veut dire, de ne pas percevoir la double dimension qui la constitue. Bien sûr, il y a le développement psychologique. Pas besoin d’autorité. On peut suivre, accompagner, guider l’enfant sur le chemin de son développement psychologique et physiologique, mais on ne peut réduire l’éducation à cette dimension vitaliste.
Une autre dimension est d’introduire l’enfant dans cet artifice humain qu’est le monde, monde qui a une histoire et qui enferme des œuvres matérielles et spirituelles. Dans toute éducation, on constate un travail de transmission qui est la tâche privilégiée de l’école et qui en appelle à l’exercice d’une forme d’autorité. Car on ne s’autorise jamais seul à être contemporain du monde : « Dans l’éducation, on a toujours affaire à des gens qui ne peuvent encore être admis à la politique et à l’égalité parce qu’ils sont en train d’y être préparés » (ibid. : 157). Ni contrainte, ni persuasion, l’autorité est influence. Elle est
« Incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. Là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté. Face à l’ordre égalitaire de la persuasion se tient l’ordre autoritaire, qui est toujours hiérarchique. S’il faut vraiment définir l’autorité, alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments » (ibid. : 123).
Ce que H. Arendt dit encore en reprenant la belle formule de l’historien allemand Theodore Mommsen (1817-1903) : l’autorité est « plus qu’un conseil et moins qu’un ordre » (ibid. : 162).
Avant de réformer
La deuxième raison est que nous allons trop vite en besogne, fascinés par tout ce qui est nouveau : « Sous l’influence de la psychologie moderne et des doctrines pragmatiques, la pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner » (ibid. : 234). Primauté de la forme sur le fond, des modalités sur les contenus… du jeu sur le travail. « On s’est surtout efforcé », ajoute-t-elle, « de supprimer autant que possible la distinction entre le travail et le jeu, au profit de ce dernier » (ibid. : 235).
« Le pathos de la nouveauté » a permis à « cet assemblage de théories modernes de l’éducation qui viennent du centre de l’Europe et consistent en un salmigondis de choses sensées et d’absurdités, de révolutionner de fond en comble tout le système de l’éducation, sous la bannière du progrès de l’éducation » (ibid. : 229). H. Arendt n’est pas une amie des pédagogies nouvelles, qu’elle connaissait, puisque son premier mari, Günther Anders (né Stern ; 1902-1992), était le fils d’un couple de célèbres psychologues allemands impliqués dans l’élaboration de ces nouvelles pratiques pédagogiques (Roman, 1990 : 212). H. Arendt regrette que ces pratiques aient été acceptées « de façon si servile et si peu critique » puisqu’en quelques décennies, les méthodes traditionnelles ont été pratiquement congédiées sans la moindre forme de procès.
À bien les examiner, les nouvelles méthodes enferment un déni de l’étude, telle est la troisième et dernière raison.
« La troisième idée de base […] est que l’on ne peut savoir et comprendre que ce qu’on a fait soi-même, et sa mise en pratique dans l’éducation est aussi élémentaire qu’évidente : substituer autant que possible, le faire à l’apprendre » (Arendt, 1961 : 234-235).
C’est la figure du pragmatiste américain John Dewey (1859-1952), promoteur du fameux « learning by doing », qui est ici la cible. L’étude consisterait à manipuler, à fabriquer, à bricoler… Étudier serait tout simplement faire. Pour H. Arendt, il y a dans la posture des novateurs, qui ne cessent de sacraliser la motivation première et la non-directivité, une condamnation de l’effort, pire, une de profession de foi anti-intellectualiste quand ils entendent notamment réduire l’étude à une activité immédiatement désirée. L’école est en crise pour ces trois raisons. Et H. Arendt de nous alerter : une crise devient une catastrophe si nous y répondons par des idées toutes faites, c’est-à-dire par des préjugés. « Non seulement une telle attitude rend la crise plus aigüe, mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion qu’elle fournit » (ibid. : 225). Avant d’envisager des réformes ou des aménagements, il faut déjà, et d’abord, méditer sur le sens de cette institution originale qu’est l’école.
Le lieu où l’on présente le monde
C’est la première caractéristique. Dans la mesure où les « nouveaux venus », les néoï comme disent les Grecs, sont comme des étrangers puisqu’ils arrivent dans un monde qu’ils ne connaissent pas, il faut les y introduire. Il ne s’agit pas d’ouvrir l’école sur la vie, mais sur le monde car « le rôle de l’école est d’apprendre aux enfants ce qu’est le monde, et non pas leur inculquer l’art de vivre » (ibid. : 250). Rappelons qu’un monde est un ensemble de productions, d’objets et de créations humaines ; ce sont aussi les discours et les pensées qui se nouent autour de ces créations et de ces objets « fabriqués de main d’homme ». Le monde est entre les hommes, il les sépare et les relie. Là où il y a communauté humaine, il y a monde, et là où il y a monde, il y a communauté humaine (Arendt, 1993 : 154). Un monde sans hommes est tout simplement une contradiction dans les termes. L’école, lieu où l’on présente et explique le monde aux « nouveaux venus », ne peut donc être qu’un espace intermédiaire, c’est ce qu’avait déjà souligné Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) dans son discours du 2 septembre 1811, prononcé lors d’une remise de prix au Gymnase de Nuremberg.
L’école, dit G. W. F Hegel (1811 : 111), est « une sphère médiane » : « elle se situe […] entre la famille et le monde effectif, et constitue le moyen terme assurant la liaison […] de celle-là à celui-ci ».
Ce thème de l’intermédiarité est central dans la pensée hégélienne ; l’école est un pont qui sépare et relie. Elle « est la sphère médiane qui fait passer l’homme du cercle de la famille dans le monde, du rapport naturel du sentiment et du penchant dans l’élément de la chose », c’est-à-dire dans le monde objectivé des règles et des institutions (ibid. : 108). L’école est entre le monde affectif et le monde effectif. « Normalement », écrit H. Arendt en écho,
« C’est à l’école que l’enfant fait sa première entrée dans le monde. Or, l’école n’est en aucune façon le monde, et ne doit pas se donner pour tel, c’est plutôt l’institution qui s’intercale entre le monde et le domaine privé qui constitue le foyer » (Arendt, 1961 : 242).
Qui s’intercale, qui se cale entre. L’école est entre l’oïkos (la maisonnée), l’agora (la grande place du marché) et l’ecclésia (l’assemblée du peuple citoyen) et, précisément, parce qu’elle sépare et articule ces trois espaces – domestique, économique et politique –, elle ne saurait être réduite ou assimilée à aucun des trois. Espace intermédiaire, elle organise le passage de la domus (la maison) vers le monde.
En ce sens, le professeur est un médiateur entre le monde et le nouveau venu, entre les anciennes et les nouvelles générations, entre le passé et le futur. D’où le titre original de son ouvrage publié aux États-Unis en 1961, Between Past and Future, étonnement rebaptisé La Crise de la culture. Medius : qui est entre, qui rapproche et relie. Nous sommes sous le signe du lien, de ce qui articule ce qui se donne comme disjoint ou indépendant. La médiation n’est pas un résultat, mais un procès, mieux, une activité. Professer, c’est ménager des voies d’accès et de passage, c’est tracer des chemins et des itinéraires. C’est travailler à rendre le monde plus proche, plus familier. Pour le dire d’une tout autre manière, c’est œuvrer à rendre les savoirs plus proches.
Un conservatoire culturel
Conservatoire est le bon mot car il exprime deux lignes de sens : sauvegarder et promouvoir. L’école est bel et bien un conservatoire : « Il me semble », écrit H. Arendt, « que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation » (ibid. : 246). Pour bien comprendre cette affirmation, il faut expliciter deux idées intrinsèquement liées. La première est que l’on enseigne toujours un monde déjà passé :
« Au fond, écrit H. Arendt, on n’éduque jamais que pour un monde déjà hors de ses gonds ou sur le point d’en sortir, car c’est là le propre de la condition humaine que le monde soit créé par des mortels afin de leur servir de demeure pour un temps limité » (ibid. : 246-247).
Pour un temps limité, car le monde que l’on enseigne ne sera pas tout à fait celui que les nouveaux venus vont habiter. Mais par bonheur, et c’est la seconde idée, les nouveaux venus qui naissent dans un monde toujours déjà-là ont l’extraordinaire capacité à introduire de la nouveauté. Et cette capacité n’est autre que la liberté.
En ce sens, les hommes « ne sont pas nés pour mourir mais pour innover », comme H. Arendt (1958 : 313) le dit fortement, prenant ses distances avec son maître, M. Heidegger (1889-1976). Les nouveaux venus ne peuvent innover que parce qu’ils héritent d’un monde plus vieux qu’eux ; H. Arendt (1961 : 247) écrit :
« C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaire que puissent être ses actes est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine. »
Seconde caractéristique, les professeurs doivent être des représentants du monde : « Qui refuse d’assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d’enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation. » (ibid. : 242-243)
Rien que cela. Finalement, il n’y a rien de pire que de se servir de la jeunesse pour faire advenir le monde que l’on est incapable de faire advenir soi-même. Rien de pire que d’instrumentaliser la jeunesse à nos propres fins. Ce sont les adultes qui doivent répondre de l’ordre du monde, et eux seuls, c’est ce que H. Arendt explique dans un article fameux, « Réflexions sur Little Rock », publié en 1959 dans la revue Dissent, qui déclenchera un véritable tollé.
Rappelons l’épisode : nous sommes en 1957 à la rentrée des classes, le lycée blanc de Little Rock refuse d’accueillir des enfants noirs alors même que les États-Unis viennent de s’engager au niveau fédéral dans un processus de déségrégation, suite à deux arrêts de la Cour suprême l’Executive Order 8808 et l’Executive Order 9981).
Et il y a une photo qui va traverser tous les États-Unis, cristallisant cette haine antinoire qui ronge le pays. Prise par le journaliste Will Counts, on y voit une jeune lycéenne noire âgée de 15 ans, Elizabeth Eckford, entrer dans l’établissement de Little Rock sous les huées et les insultes de personnes blanches. Bien sûr, H. Arendt qui, elle aussi, a connu la ségrégation en tant que juive, ne souhaite pas, comme on a pu le dire, un retour à la ségrégation raciale ; mais déplore de voir cette jeune fille « utilisée » pour défendre une cause qui n’est pas d’abord la sienne mais celle de ses parents, des adultes. Philippe Raynaud dit (Golliau, Raynaud, 2021 : 85) :
« Pour elle […] on ne peut pas demander aux enfants de résoudre ce que les parents ne réussissent pas à résoudre eux-mêmes. Donc si l’on veut forcer la porte d’un lycée blanc, on n’envoie pas en première ligne ses enfants, même protégés par la police. »
Un espace prépolitique
« Prépolitique » est une notion abordée à plusieurs reprises dans La Crise de la culture ; elle l’est également au chapitre II de l’ouvrage que H. Arendt a fait paraître quelques années auparavant, Condition de l’homme moderne (1958). « Prépolitique » signifie qu’il s’agit d’un lieu de préparation et d’initiation, un lieu en amont, qui précède et s’ouvre sur d’autres espaces. En ce sens, l’école est un espace propédeutique, une notion qui implique aussi que les relations sont toujours, dans ce type de lieu, dissymétriques. Ne disons pas « inégalitaires », parce que ce dénivelé n’est pas de nature sociale ou économique, mais anthropologique. Par essence, l’école et la famille sont des lieux prépolitiques. Aussi, dire de l’école qu’elle est une petite démocratie est tout aussi abusif que de dire de l’hôpital qu’il est un empire ou de la famille qu’elle est une monarchie, parce que c’est appliquer des catégories politiques à des espaces qui ne sont pas de nature politique. Dire de l’école qu’elle prépare à la démocratie est raconter une chose, dire qu’elle est une démocratie est assurément un autre sujet.
Donc, la notion de prépolitique enferme deux caractéristiques : l’antécédence et la dissymétrie. Le professeur n’est pas à proprement parler au-dessus, il est en avance. Il est toujours déjà là, il accueille, c’est sa troisième caractéristique. La relation éducative appelle donc de manière légitime l’exercice d’une forme d’autorité. Mais, notons bien que ce qui fonde l’autorité du professeur – nous le comprenons maintenant – n’est pas seulement son savoir et son expertise, mais aussi le fait qu’il est un témoin de ce monde :
« L’autorité de l’éducateur et les compétences du professeur ne sont pas la même chose. Quoiqu’il n’y ait pas d’autorité sans une certaine compétence, celle-ci, si élevée soit-elle, ne saurait jamais engendrer d’elle-même l’autorité. La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l’enfant, c’est un peu comme s’il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en lui disant “voici notre monde”. » (Arendt, 1961 : 243)
Fruit de l’antécédence, la dissymétrie marque la nécessité de l’autorité. L’abandonner serait s’en remettre à la coercition ou à la manipulation. Le problème dans nos sociétés, sociétés gagnées par « la passion de l’égalité » pour reprendre une belle formule tocquevillienne, est que l’autorité est contestée dans son principe. Même dans les lieux où elle semblait naturelle, elle ne va plus de soi.
« Le symptôme le plus significatif de la crise, et qui indique sa profondeur et son sérieux, est qu’elle a gagné des sphères prépolitiques, comme l’éducation et l’instruction des enfants, où l’autorité, au sens le plus large a toujours été acceptée comme une nécessité naturelle, manifestement requise par des besoins naturels, la dépendance de l’enfant » (ibid. : 122).
Quelle forme d’autorité à l’école à l’heure de la démocratie et du triomphe de l’égalité ? Voilà une question que le lecteur de H. Arendt ne peut manquer de se poser.
Bien sûr, la dissymétrie éducative est passagère puisque toute éducation a une fin. Cela étant, la nécessaire fin de l’éducation ne signifie pas celle de l’apprentissage : « On peut continuer à apprendre jusqu’à la fin de ses jours » (ibid. : 251). Et si l’enseignement, à la différence de l’éducation, peut continuer tout au long de la vie c’est parce qu’il ne vise pas, à la différence de l’éducation, à nous inculquer un art de vivre, mais qu’il entend plus modestement nous expliquer ce qu’est le monde. De sorte que l’expression la plus malheureuse qu’on ait pu inventer est bien celle d’éducation tout au long de la vie, il serait préférable de parler de formation, d’apprentissage ou encore d’enseignement tout au long de la vie.
Une institution publique
Dire de l’école qu’elle est une institution publique sous-tend deux choses : qu’elle est ouverte à toutes et à tous et qu’elle n’est pas une institution réservée ; elle n’est pas sous tutelle privée, mais sous la responsabilité de la puissance publique. Cependant, elle n’est pas non plus un lieu public. Le terme public, employé dans l’expression « lieu public », signifie ce qui est commun, partageable : « Le mot “public” désigne le monde lui-même en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement » (ibid. : 92).
Parce que le domaine public n’est la propriété de personne, tout le monde peut en jouir. Mais, « public » signifie aussi ce qui peut être vu et entendu de toutes et de tous. Ce qui jouit « de la plus grande publicité possible » (Arendt, 1958 : 92). De ce point de vue, ce qui caractérise la sphère publique est la mise en lumière ; un lieu public est un lieu exposé qui nous invite à répondre sans cesse de nous-mêmes et de nos actes.
L’école publique n’est pas un lieu public en raison précisément de cette seconde caractéristique, parce qu’il faut protéger l’enfant contre « la lumière impitoyable du domaine public » (Arendt, 1959 : 239). Le nouveau venu est donc non seulement un être nouvellement arrivé, étranger au monde qu’il découvre, mais il est aussi un sujet fragile en devenir. H. Arendt ne manque pas de soulever la contradiction des modernes qui, d’un côté, déclinent toujours plus finement la spécificité de l’enfance et qui, de l’autre côté, ne cessent de vouloir ouvrir l’école sur la vie des adultes.
« Comment a-t-on pu exposer l’enfant à ce qui, plus que tout autre chose, caractérise le monde adulte, c’est-à-dire à la vie publique, alors que l’on venait de s’apercevoir que l’erreur de toutes les anciennes méthodes avait été de considérer l’enfant comme un petit adulte ? » (ibid. : 240).
L’école a pour tâche de protéger l’enfant de la vie publique, toujours encline au cynisme et à la brutalité. L’enfant a besoin « d’un abri sûr pour grandir sans être dérangé » (ibid. : 241). Mais l’école ne protège pas seulement l’enfant de la dureté de la vie publique, elle protège aussi le monde contre la sauvagerie native des nouveaux venus qui ne connaissent pas encore la valeur des œuvres qui peuplent ce monde. Car, qui n’est pas passé à l’école, qui n’a pas découvert et compris la valeur des créations qui peuplent le monde, peut détruire les Bouddhas de Bâmiyân, brûler les tableaux de Vincent Van Gogh et Pablo Picasso ou encore détruire à coup de mortier la sublime cité de Palmyre.
Qui n’est pas passé à l’école peut se comporter comme ces sauvages de Louisiane dont parle Montesquieu (1689-1755 ; 1748 : chapitre XIII) : « Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre au pied, et cueillent le fruit ». « Malus est puer robustus », disait déjà Thomas Hobbes (1588-1679). Le mal, c’est l’enfant ignorant devenu robuste. « L’enfant a besoin d’être tout particulièrement protégé et soigné pour éviter que le monde puisse le détruire. Mais ce monde a aussi besoin d’une protection qui l’empêche d’être dévasté et détruit par la vague des nouveaux venus qui déferle sur lui à chaque nouvelle génération » (Arendt, 1961 : 238-239). Protéger, on le voit, n’est pas un vain mot dans la pensée arendtienne.
Agamben G., 2008, Qu’est-ce que le contemporain ?, trad. de l’italien par M. Rovere, Paris, Payot & Rivages.
Arendt H., 1958, Condition de l’homme moderne, trad. de l’anglais par G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1994.
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