Quelque quarante ans après les premières élections européennes, et peu avant le scrutin de mai 2019, on peut en définir les principaux traits (Dompnier, 2011 ; Déloye, 2005 ; Déloye, Bruter, 2007 ; Cassen, Weber, 2009 ; Cassen, Michel, Weber, 2014 ; Viola, 2016), en esquisser l’histoire et présenter à leur sujet un premier bilan, non seulement en fonction des résultats correspondant aux échéances successives, mais de l’attitude d’un très vaste « public », composé d’électrices et d’électeurs, voire de celui, nettement plus restreint, des élus et de leurs entourages politiques. Entre 1979 et 2019, l’Europe politique a connu un important accroissement de son espace, puisque le nombre des pays de l’Union européenne (UE), selon la présente dénomination, est passé de 9 à 28. On ne peut donc comparer trait pour trait les élections de 1979 et de 2014, mais on peut mettre en évidence les permanences et les évolutions de la représentation parlementaire de l’Europe, et surtout tenter d’étudier les attitudes des électeurs, entre diversité des préoccupations, caractéristiques des choix électoraux et enjeux européens, la question du vote n’étant d’ailleurs pas dissociable de celle de l’abstention, souvent présentée comme massive lorsqu’il s’agit de ce type de scrutin, que nombre de politistes qualifient de « second rang » (Nielsen, Franklin, 2017). L’est-il intrinsèquement ou en raison de l’attitude des milieux politiques et du public des électeurs ? Les questions et les paramètres sont nombreux et sont d’autant plus évoqués qu’il existe d’abondants commentaires, dans la presse et les ouvrages portant sur tel ou tel scrutin, ou encore de portée très générale. Dans le cadre de cette brève synthèse, on abordera successivement la situation originelle, les permanences et les mutations et les tensions actuelles, la période pré-électorale s’inscrivant dans un contexte souvent considéré comme imprégné de populisme, voire d’illibéralisme (c’est-à-dire une mutation autoritaire d’un pouvoir issu d’une consultation démocratique), dans un certain nombre des pays membres de l’UE.
La situation originelle
Si l’année 1979 constitue le point de départ le plus évident, il faut rappeler qu’est apparu bien auparavant, selon des modalités complexes (Cohen, 2009), un Parlement composé des députés désignés des pays membres de la Communauté économique européenne (CEE) et que, à plusieurs reprises, ont été exprimés des vœux en faveur de l’élection directe d’un Parlement spécifique, la décision ayant été entérinée en septembre 1976 par les neuf ministres des Affaires étrangères de l’Europe d’alors (Grosbois, 2009). Le premier scrutin s’est déroulé en juin 1979, dans un contexte quelque peu difficile économiquement, mais sous le signe de la nouveauté, voire d’une curiosité que traduit la participation moyenne, de près des 2/3 des quelque 111 millions d’électeurs appelés aux urnes (Deloy, 2008). De ce scrutin initial, on retient surtout – en France en tout cas – l’arrivée en tête de la liste à dominante libérale conduite par Simone Veil (1927-2017) et l’échec de celle, eurosceptique avant la lettre, à la tête de laquelle se trouvait Jacques Chirac (Pozzi, 2009). La première allait devenir la première présidente du Parlement européen, alors composé pour une large part de représentants de la social-démocratie (le groupe socialiste est de peu le plus nombreux) et d’un pôle démocrate chrétien (le Parti populaire européen – PPE), les conservateurs, les communistes et les libéraux complétant l’effectif. Les pouvoirs du Parlement européen étaient modérés, et les élus qui y siégeaient effectivement n’avaient pas pour la plupart – Simone Veil étant l’une des exceptions, et par la suite Pierre Pflimlin (1907-2000) – une grande visibilité européenne ; ils étaient souvent considérés comme de second rang, voire « recasés » après des échecs nationaux au Parlement européen. Le public, quoi qu’il en soit, était celui des neuf pays concernés, chacun conservant ses spécificités.
Permanences et mutations
Moins qu’au détail et à la chronique des scrutins, pour lesquels on dispose de nombreux ouvrages (par exemple Lodge, 1990 ; Perrineau, Ysmal, 1995 ; Grunberg, Perrineau, Ysmal, 2000 ; Lodge, 2001 et 2005 ; Deloy, Reynié, 2005 ; Delwit, Poirier, 2005 ; Nielsen, Franklin, 2017) on s’intéresse ici aux tendances apparues depuis la fin des années 1970. Même si les pouvoirs du Parlement ont été dans une certaine mesure accrus (Kahn, 2011 : 238 et 250), les permanences renvoient au poids des exécutifs européens et à la réputation qui n’est pas toujours flatteuse d’élus peu connus et dont l’assiduité est inégale. Elles tiennent aussi à un mode d’élection qui est minoritairement régionalisé. Dans la plupart des cas, les électeurs s’expriment dans le cadre d’une circonscription unique, celle que constitue leur pays, et à la suite d’une campagne nationale, en rapport avec la conjoncture du moment, mais sans ou avec peu de réunions de proximité, les partis constituant leurs listes en ayant le souci de trouver un point de chute pour certaines personnalités, voire de les maintenir éloignées de la scène nationale. Cet état d’esprit, qui n’a guère changé, est souvent mentionné en France, notamment pour les forces traditionnelles.
Si de grandes tendances perdurent (encore que les socialistes aient été dépassés par le PPE), les communistes ont été en partie effacés du paysage du Parlement européen, alors que les Verts ont connu des succès et que les eurosceptiques populistes ont gagné en influence, tout en restant nettement minoritaires. En dehors des cercles spécialisés, les évolutions des groupes retiennent à certains égards moins l’attention que la montée de l’abstention, même si celle-ci a toujours été très présente, sauf dans les pays où le vote obligatoire est en vigueur et si sa signification est parfois relativisée (Costa, Saint-Martin, 2009 : 187-191). L’intérêt pour ce type de scrutin, assez peu mobilisateur en tant que tel et qui se prête au « vote-sanction », varie selon les pays, mais il est considéré en général comme faible. La montée de l’abstention, passée au-dessus de la barre de 50 % en 1999, avive la perception de « rendez-vous manqués ». La France est en-dessous de la moyenne de participation européenne, mais elle en était proche en 2014 : 42-43 % contre 42,54 % (Manigand, 2015 : 17).
Même si l’on peut penser qu’il n’a pas fondamentalement modifié la répartition des groupes, le principal changement est lié au passage de 9 à 28 du nombre des pays dans lesquels on vote ; ce qui a élargi considérablement le public des électeurs et la diversité de leurs cultures et de leurs aspirations politiques. Les attentes relatives à des élus peu visibles et lointains, lorsqu’elles existent encore, sont limitées à l’échelle des électeurs. Elles s’inscrivent plutôt dans le cadre de situations de médiation (Costa, Saint-Martin, 2009 : 182-186), se rapportant, à travers des discussions ou des jeux d’influence, aux intérêts nationaux et aux aides qu’il est possible d’obtenir, pour les pays ou les régions qui en ont le plus besoin. Ces aides sont considérées avec méfiance, dans bien des cas, là où l’on n’en tire pas de bénéfice direct.
Tensions
Si, ordinairement, les prévisions ne font pas partie de la démarche de l’historien et relèvent plutôt de la profession d’enquêteur ou de sondeur, il est possible de considérer le scrutin de mai 2019 comme le point d’aboutissement des différents aspects que l’on vient de signaler. Les attaques contre la construction européenne se sont multipliées et ont souvent été instrumentalisées à des fins de politique intérieure. Cette tendance s’est accentuée depuis 2014. Cela dit, le vote de 2016 en faveur du Brexit conduit à la fin de la présence de parlementaires européens britanniques (parmi lesquels des élus fort eurosceptiques de l’UK Independence Party – UKIP) et à une redistribution partielle de sièges qu’il est prévu de réduire de 751 à 705. En outre, il est si souvent dit que les élections européennes permettent aux électeurs d’exprimer un mécontentement sans grande conséquence que la portée de tel ou tel scrutin ne doit pas être surestimée. La mise en place des listes est assez coûteuse et suppose que l’on tienne compte d’équilibres délicats, si bien que les forces traditionnelles – notamment le PPE – ne sont pas aussi menacées que l’on pourrait l’imaginer. C’est ce qu’indiquent des projections (Chatignoux, 2019). Les tenants d’un renforcement des structures européennes sont sans doute moins audibles ou du moins évoqués par les médias que les eurosceptiques. Il reste que l’euro n’est que minoritairement remis en cause, y compris par le public potentiel des électeurs, que l’on considère souvent non seulement d’après leur expression électorale, mais en fonction d’enquêtes de type « Eurobaromètre » et de sondages. Toujours est-il que le risque d’élections certes pluralistes, mais aussi cacophoniques, voire marquées par des « fake news » (Faye, Lemarié, 2019), est loin d’être éloigné. La caisse de résonance médiatique n’en existe pas moins, surtout lorsque, comme cela sera le cas en France, le scrutin européen est considéré comme une sorte de test entre des élections tenues pour majeures.
Depuis 1979, les élections européennes sont des marqueurs politiques, à l’échelle d’un corps électoral de plus en plus nombreux et diversifié, au sein duquel l’abstention ou l’indifférence sont telles que l’on s’interroge parfois sur la représentativité du Parlement européen. Mais, outre le fait que ces considérations concernent aussi d’autres scrutins nationaux ou locaux, ces élections fournissent quoi qu’il en soit une représentation de courants divers et se sont ancrées dans la durée. Il est vrai que les procédures de la délibération sont souvent mal connues, et que les parlementaires européens sont parfois tenus pour l’une des composantes d’élites lointaines. Il reste qu’ils sont élus – contrairement à d’autres catégories élitaires – et qu’ils sont amenés à s’exprimer et à coopérer au sein de groupes transnationaux, ce qui, à vrai dire, intéresse peut-être davantage les observateurs attentifs et les spécialistes qu’un public d’électeurs qui n’est sollicité que tous les cinq ans pour la désignation de ces parlementaires.
Cassen B., Michel H., Weber L., 2014, Le Parlement européen, pour faire quoi ?, Bellecombe-en-Bauges, Éd. Le Croquant.
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Chatignoux, C., 2019, « La droite eurosceptique pèsera plus au Conseil européen qu’au Parlement », Les Échos, 19 févr. p. 6.
Cohen A., 2009, « Construction des espaces de pouvoir transnationaux en Europe », pp. 611-624, in : Cohen A., Lacroix B., Riutort P., dirs, Nouveau manuel de science politique, Paris, Éd. La Découverte.
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Deloy C., 2008, « Élections européennes », pp. 139-141, in : Bertoncini Y. et al., dirs, Dictionnaire critique de l’Union européenne, Paris, A. Colin.
Deloy C., Reynié D., 2005, Les Élections européennes de juin 2004, Paris, Presses universitaires de France.
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Viola D., ed., 2016, Routledge Handbook of European Elections, London/New York, Routledge.
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