L’individu contre la foule
« Le même homme qui peut être raffiné, cultivé, intelligent, devient un imbécile quand il est pris dans un mouvement de masse ; Heidegger et le nazisme, Sartre et le communisme stalinien. » (Ellul, 1987 : 87). Jacques Ellul (1912-1994) aimait trop la liberté pour ne pas se méfier des foules en général et de l’aveuglement idéologique en particulier. De Karl Marx (1818-1883), dont il réfute le matérialisme, il conserve la dialectique mais fait du phénomène technique l’élément déterminant. Au XXe siècle, selon lui, la clé de notre modernité est à chercher non plus dans l’instance économique mais dans le facteur technique. S’il dénonce les dérives de l’État libéral (ibid., 1937 ; 1945 ; 1946), s’il tient la technique moderne pour « l’enjeu du siècle » (ibid., 1954) et si, par suite, la propagande retient son attention, c’est avant tout parce qu’il voit dans leur imbrication une menace pour la démocratie (ibid., 1965 ; 1977), la liberté, et jusqu’à la possibilité même d’avoir une quelconque vie intérieure (ibid., 1948 ; 1970 ; 1972 ; 1975 ; 1981 ; 1988a).
Jacques Ellul dans sa maison à Pessac en 1990. Photographie prise lors du tournage du documentaire The Betrayal by Technology/La Trahison de la technologie par ReRun Productions (Amsterdam, Pays-Bas). Source : Jan van Boeckel, Wikimedia (CC BY-SA 4.0).
Résistant à l’occupant nazi comme à toutes les formes de conformisme (ibid., 1966a ;1967a), J. Ellul se plait à pourfendre les lieux communs et, toujours à contre-courant, c’est en chrétien et en proche de l’anarchisme qu’il en appelle à la « révolution nécessaire » afin d’instaurer un « socialisme de la liberté » (ibid., 1982 ; 1988b). Animant, dans les années 1930 avec son ami Bernard Charbonneau (1910-1996 ; Charbonneau, Ellul, 1935), une branche « gasconne » – déjà sensible à la question écologique – du mouvement personnaliste, il est nommé chargé de cours à la Faculté de droit de Strasbourg en 1938. Strasbourg étant déclarée zone militaire en septembre 1939, le personnel de la Faculté se replie à Clermont-Ferrand. Après la signature de l’armistice, J. Ellul est dénoncé à la police française par l’un de ses élèves alsaciens pour avoir critiqué le maréchal Pétain (1856-1951). Il est ensuite révoqué en qualité de fils d’étranger, en vertu de loi du 30 juillet 1940 dite de francisation de l’administration et son père arrêté en tant que citoyen britannique. Il s’installe alors dans un petit village de Gironde où il s’improvise agriculteur, renseigne trois maquis, cache des prisonniers évadés et des Juifs, leur procure des faux papiers et les aide à passer en zone libre. Fin 1943, il est recruté comme professeur de droit romain à la Faculté de droit de Bordeaux où il enseignera jusqu’à sa retraite en 1980.
D’octobre 1944 au 29 avril 1945, J. Ellul participe à la délégation spéciale mise en place pour remplacer la municipalité collaborationniste. À l’exception d’une candidature aux législatives d’octobre 1945, il se tient à l’écart de la politique politicienne sans renoncer pour autant à changer la société. « Intellectuel actif », selon ses propres mots, il préfère s’engager sur le terrain associatif (objection de conscience, prévention de la délinquance juvénile, mouvement anti-nucléaire, défense de la côte aquitaine) tout en se consacrant à ses étudiants de la Faculté de droit et de l’Institut d’études politiques, à la rédaction d’une œuvre comptant plus de mille articles et une soixantaine de livres traduits en une douzaine de langues, ainsi qu’à l’expression de sa foi. Outre l’histoire du droit et la poésie, son œuvre se divise en deux registres – sociologique et théologique – séparés, mais en correspondance étroite et dialectique. Par exemple, Politique de Dieu, politiques de l’homme (Ellul, 1966b) répond à L’Illusion politique (Ellul, 1965). Pour autant, le lecteur n’y trouvera pas de recettes morales ou de solutions chrétiennes car, pour J. Ellul, la Bible n’est pas un livre de réponses mais de questions posées à l’homme par Dieu (Chastenet, 1994). Si le premier volet de sa trilogie consacré à la critique de la société technicienne peine à trouver un éditeur et ne rencontre qu’un succès d’estime en France, il n’en est pas de même aux États-Unis où le livre est traduit sur le conseil d’Aldous Huxley (1894-1963).
The Technological Society (Ellul, 1964), édité par Alfred A. Knopf (1892-1984) en personne et préfacé par le sociologue Robert K. Merton (1910-2003), fait l’objet de nombreuses réimpressions en poche (Chastenet, 2019 : 17). Ce livre devient d’ailleurs la « bible » du terroriste et activiste néo-luddite Théodore Kaczynski (1942-2023), plus connu sous le nom d’Unabomber. L’œuvre de J. Ellul attire à Sciences Po Bordeaux des cohortes d’étudiants californiens et coloradiens désireux de suivre ses cours sur la société technicienne, la propagande, la pensée de K. Marx ou celle de ses successeurs. The Ellul Studies – qui prendra vite le nom de The Ellul Forum (for the Critique of Technological Civilization) – voit le jour à l’université de Tampa, en Floride. La pensée de J. Ellul se répand en Amérique du Nord via les départements d’études religieuses, de communication et de journalisme, de sociologie et science politique, et même de sciences appliquées et ingénierie.
En France, son manuel en cinq tomes Histoire des institutions accompagne plusieurs générations d’étudiants en droit. Il est du reste l’un des rares auteurs à avoir été en même temps édité par Raymond Aron (1905-1983) dans la collection « Liberté de l’esprit » chez Calmann-Lévy, et par Maurice Duverger (1917-2014) dans la collection Thémis « Sciences politiques » aux Presses universitaires de France. Avec Paul Ricœur (1913-2005), J. Ellul est l’une des principales figures du protestantisme francophone et il est connu du public protestant, notamment par ses nombreux articles dans l’hebdomadaire Réforme et dans la revue de culture protestante Foi & Vie qu’il dirige de 1969 à 1986. C’est d’ailleurs en raison de son christianisme qu’il sera tenu à l’écart de l’Internationale situationniste en dépit de ses bonnes relations avec Guy Debord (1931-1994), l’un de ses principaux fondateurs. J. Ellul est aussi bien connu du public aquitain par ses chroniques dans Sud-Ouest Dimanche où il donne la réplique à Robert Escarpit (1918-2000). Toutefois, c’est son passage en 1980 sur France Inter, au micro de Jacques Chancel (1928-2014), dans l’émission populaire Radioscopie puis, en 1981, dans Apostrophes, l’émission culte de Bernard Pivot (1935-2024) sur Antenne 2, qui le révèle aux yeux du grand public.
« Le Besoin de croire – Apostrophes (Jacques Ellul) », 1981. Source : アイソ sur YouTube.
L’empire de la technique
Si l’on relit l’œuvre de J. Ellul au prisme de la notion de public, on doit garder à l’esprit la place centrale accordée au phénomène technique qu’il définit comme « la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps, de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace » (Ellul, 1954 : 19). L’universalisme du phénomène technique signifie qu’il s’étend à la fois à toute la surface du globe, mais aussi à tous les domaines au sein de chaque pays. Au plan géographique, il observe que la technique occidentale se mondialise et, telle une division blindée, détruit tout sur son passage. Non seulement elle uniformise les sociétés mais elle provoque des dégâts écologiques et détruit les cultures traditionnelles. Via le commerce et la guerre, la technique occidentale se répand irrésistiblement et ce mouvement de technicisation du monde va en s’accélérant au rythme du développement toujours plus rapide des moyens de communication.
Dès le début des années 1950, voire au milieu des années 1930, J. Ellul pense l’accélération comme le risque d’un remplacement toujours plus rapide de l’homme par la machine. Dans le dialogue homme/machine, prévient-il, c’est le facteur humain qui est le plus fragile et c’est lui qu’il faut « améliorer ». Ce n’est plus à la machine de s’adapter à l’homme mais à l’homme de s’adapter à la machine. Tellement imparfait comparé à la machine, il faut l’amener à se plier. Si la technique est autonome, cela signifie que l’homme ne l’est plus, explique-t-il en substance dans La Technique ou l’enjeu du siècle (ibid., 1954). Cet homme nouveau sert la technique comme l’artilleur sert le canon.
Les sociétés occidentales sont construites par et pour la technique. Ce cadre de fer, selon l’expression wébérienne, s’impose à toutes les civilisations. La technique occidentale est totalisante sinon totalitaire, car elle tend au monopole dans tous les domaines y compris les plus inattendus comme l’art, la littérature, le sexe ou la vie spirituelle. Elle ne tolère aucun frein d’autant que « le système technicien sécrète sa propre puissance technique de légitimation : la publicité » (ibid., 1977 : 155). J. Ellul parle d’un renversement total car, tout au long de l’histoire, la technique appartenait à une civilisation alors que désormais c’est toute notre civilisation qui appartient à la technique. Cette idée de renversement et de « tournant injonctif de la technique » (Sadin, 2018) est aujourd’hui reprise à propos de l’intelligence artificielle et de sa prétention à énoncer « la » vérité vraie, au détriment de toute évaluation humaine jugée subjective donc imparfaite. La technique moderne est ce langage universel qui, au-delà des races et des classes, relie les humains entre eux autant qu’il érige de nouvelles barrières en raison de la spécialisation de ses formes. Elle crée de nouvelles solidarités, comme les amis Facebook, les différentes communautés de joueurs en ligne ou de détenteurs de tel ou tel smartphone mais creuse en même temps le fossé séparant « l’aristocratie technicienne » de la plèbe des usagers, à savoir la société dans son entier (Ellul, 1982 ; 1988a).
C’est dans Le Bluff technologique que J. Ellul (1988a) décrit le mieux l’ambivalence du progrès technique qui libère autant qu’il aliène (voiture). Il crée des problèmes aussitôt qu’il en résout (plastique) et s’accroît de lui-même par les solutions qu’il apporte (informatique). Pour lui, tout progrès technique se paie, ses effets néfastes sont inséparables de ses effets positifs et ce progrès comporte toujours un grand nombre d’effets imprévisibles comme, par exemple, dans le domaine du nucléaire ou de l’IA. La thèse du bon et du mauvais usage ne tient compte ni du caractère systémique du phénomène technicien, ni de la faiblesse du genre humain. Quant au progrès technique, c’est un mélange complexe d’éléments positifs et négatifs qu’il est impossible de dissocier.
Toutefois, on a pointé les risques de « technicisme inversé » (Janicaud, 1989 ; Troude-Chastenet, 1992) et souligné les stratégies paradoxales du « coryphée de la cité contemporaine » qui dénoncent et dévoilent ce qu’elles sont censées cacher (Sfez, 2005). Comme dans les grandes tragédies grecques, J. Ellul (1981) décrit un combat perdu d’avance entre une puissance autocratique et aveugle (la technologie) et un homme (moderne) faible malgré ses ruses et inventions. Mais c’est précisément parce qu’il la pense comme un destin, implacable, qu’il lui oppose la seule force du langage, et plus précisément celle de la parole avec sa dimension spirituelle émancipatrice.
« Jacques Ellul – Interview 1979 ». Source : The Solar Warrior sur YouTube.
La propagande moderne est un produit de la société technicienne
S’il en trouve des traces dans l’Égypte ancienne, en Grèce – avec en particulier le tyran d’Athènes, Pisistrate –, ou encore sous la Rome Antique, explique J. Ellul dans Histoire de la propagande (ibid., 1967b), c’est la Première Guerre mondiale – première guerre totale de l’Histoire qui en tant que telle réclame la mobilisation de tous les esprits et de toutes les forces économiques et intellectuelles de la nation – et la révolution bolchévique de 1917 qui rendent la propagande systématique et durable. Dès lors, elle change de nature. Aucun gouvernement ne peut se passer de la propagande en temps de guerre mais aussi de paix (ibid., 1953). J. Ellul analyse cette propagande « moderne » comme un produit de la société technicienne présent dans tous les régimes. Selon lui, il n’existe pas de démocratie sans information pas plus qu’il n’existe d’information sans propagande. La démocratie doit faire de la propagande pour survivre mais la propagande est, par essence, la négation de la démocratie. J. Ellul s’attaque à deux lieux communs : l’information est la clé de la démocratie ; l’information, domaine du Bien et de la Vérité, se distingue aisément de la propagande, lieu du Mal et du Mensonge. Or, en matière de propagande, il arrive que « la vérité paie » (Chastenet, 2017). Par ailleurs, une relation de complicité unit le propagandiste au « propagandé ». La victime est consentante. L’information et la propagande partagent des moyens matériels identiques : journaux, radio, cinéma, télévision (Ellul, 1957). La comparaison ne s’arrête pas là. Pour faire passer l’information, on doit renoncer à toute présentation froide et nue. Du côté du récepteur, pour s’informer il faut du temps, des connaissances, un esprit de synthèse et de la mémoire. L’homme que l’on prétend informer doit avoir toutes ces qualités. Loin de favoriser la démocratie, l’information peut engendrer une nouvelle source de clivages et d’exclusions.
Quant au gouvernement, soucieux de légitimer son action, qui fixera la limite entre l’information objective des gouvernés et le plaidoyer pro domo ? L’État ne peut pas se passer d’intervention psychologique et la simple information est déjà une (dé)formation de l’opinion publique. En outre, pour qu’une information honnête atteigne sa cible, elle doit régner seule, ce qui suppose l’élimination des propagandes pouvant la parasiter. Or, comment lutter contre la propagande sinon par la censure ou la création d’une contre-propagande ? Dans les deux cas, on sort des limites de la démocratie. Par ailleurs, l’information est la condition d’existence même de la propagande. Elle agit lorsque l’opinion est déjà émue par l’événement. Mais l’opinion publique n’existe pas (Ellul, 1952), elle est produite par l’information et sert de support à la propagande. L’information, en fournissant les faits, crée le problème, exploité à son tour par le propagandiste. L’opinion est d’autant plus sensible à la propagande qu’elle est plus informée. Il est difficile de l’admettre, mais l’opinion a besoin d’être « propagandée » car dans un monde toujours plus complexe et anxiogène, la propagande simplifie, ordonne, et rassure en désignant le camp du bien et celui du mal.
L’intellectuel n’est pas épargné : « Plus ample est la connaissance des faits politiques […] plus vulnérable le jugement. » La propagande envenime le problème mais fait miroiter l’espérance d’une solution. Non seulement l’information est une condition de la propagande mais c’est elle qui la rend nécessaire. Pris dans le kaléidoscope des nouvelles, le citoyen est étourdi par le flot incessant de catastrophes qui le dépassent. La propagande lui donne l’illusion de reprendre le contrôle. L’information crée la prise de conscience, la propagande empêche le désespoir.
Information, propagande et démocratie
Si l’on ne peut pas dissocier information et propagande, peut-on concilier propagande et démocratie ? (ibid., 1952 ;1957 ; 1962). J. Ellul rappelle que l’État totalitaire n’est pas à l’origine de la fusion entre techniques mécaniques (radio, cinéma, télévision) et techniques humaines (sciences de l’homme). Dès 1910 en Europe, la publicité commerciale s’est appuyée sur la psychologie pour provoquer des réflexes conditionnés chez les consommateurs. Du reste, J. Ellul oppose le caractère direct, délibéré et coercitif de la propagande politique au caractère plus vaste, incertain, diffus, inconscient et spontané de la « propagande sociologique » qui agit en douceur, par imprégnation. La propagande s’avère inévitable en démocratie dans la mesure où ce régime suppose la concurrence entre partis et la formation de l’opinion publique. Par ailleurs, l’État démocratique doit riposter à la propagande ennemie. Et il n’y a pas de vérité en soi finissant par s’imposer à l’Histoire. Aujourd’hui, « la vérité est impuissante sans la propagande » (ibid., 1952 ; 1962). Alors, est-il possible de pratiquer une propagande démocratique ?
Croire que le problème se situe au niveau du contenu, c’est oublier la caractéristique essentielle de la société technicienne : le primat des moyens sur les fins. J. Ellul réfute la thèse classique selon laquelle la propagande n’est qu’un simple instrument, pas plus moral ou immoral que « la manivelle de la pompe à eau ». En outre, fait-il remarquer, la démocratie ne constitue pas en soi un bon objet de propagande. Pour que celle-ci soit efficace, l’usage du mythe est nécessaire. La propagande doit créer une « image motrice à caractère émotionnel » provoquant l’adhésion sans la réflexion. C’est dans la mesure où le modèle démocratique est ravalé au rang de mythe qu’il s’avère exportable. Ce faisant, le régime démocratique joue avec l’irrationnel et manipule les forces obscures. Il ne prépare pas au comportement démocratique mais change seulement l’orientation du conditionnement. La propagande transforme l’opinion en croyance, le relatif en absolu, le multiple en unique. Faire de la démocratie un mythe, c’est en présenter son contraire. L’objet de la propagande tend à s’assimiler à sa forme, le moyen (technique) dicte sa loi car l’instrument (technique) n’est pas neutre Selon J. Ellul, la propagande est totalitaire par essence. D’ailleurs, une démocratie authentique ne se réduit pas à une idéologie et des institutions : elle suppose un certain comportement que la propagande ne peut créer ex nihilo.
J. Ellul réfute l’argumentation libérale classique selon laquelle, en démocratie, plusieurs propagandes contradictoires finissent par s’annuler au profit de la liberté de choix de l’individu. C’est confondre information (discussion rationnelle et débat d’idées) et propagande (manipulation du subconscient des foules). La propagande entraîne des phénomènes d’accoutumance et d’inhibition. Bien loin de s’annuler parce qu’elles se contredisent, les propagandes ont des effets cumulatifs. Dire que leur nombre constitue une garantie d’innocuité est aussi absurde que de dire qu’un mal chasse l’autre. Un boxeur groggy par un coup de poing reçu par la gauche ne sera pas revigoré par une nouvelle frappe venant de la droite mais encore plus sonné. Y compris dans le cadre de partis démocratiques s’exprimant dans un État de droit, la propagande s’apparente à un viol, pour reprendre la formule titre du livre de Sergueï Stepanovitch Tchakhotine (1883-1973 ; 1939), Le Viol des foules par la propagande politique. Et si l’on poursuit la métaphore, il s’agit d’un viol effectué dix fois de suite par dix partis différents… Pour se prémunir contre ce danger, il existe deux attitudes symétriques : l’apathie politique ou l’engagement partisan. Dans le premier cas, nous dit J. Ellul, cette exclusion volontaire du champ politique équivaut à une démission. Dans le second, l’individu troque sa liberté personnelle contre une prétendue vérité collective. La propagande de son parti le protège de celle des autres. Il s’agit donc là de deux réactions antidémocratiques par excellence.
« Jacques ELLUL – L’illusion de notre liberté », 1996. Source : Polis sur YouTube.
L’illusion politique dans le monde des images
J. Ellul considère que dans la société technicienne le politique est du domaine du nécessaire et de l’éphémère. La politique est devenue une illusion (Ellul, 1965). Les leaders politiques occupent le devant de la scène, font du spectacle et font de la politique un spectacle, alors que la réalité de la décision revient à des techniciens qui agissent et décident dans l’ombre des cabinets. J. Ellul est conscient d’arriver à deux résultats apparemment contradictoires : d’une part, le responsable politique n’a qu’une sphère d’action superficielle et d’autre part, le domaine politique s’étant affranchi de la morale, le gouvernant a gagné en autonomie. Or, ce dernier doit tenir compte de l’émergence d’un nouveau personnage : l’opinion publique. La politique n’est plus le jeu des Princes. Même le dictateur s’en réclame, en voulant donner l’impression d’agir sous la contrainte de l’opinion. Inversement, un gouvernement démocratique est paralysé s’il ne maîtrise pas, par la propagande, l’opinion dont il dépend. Il doit la former, l’orienter, l’unifier, de telle façon que cette opinion ne bouleverse pas sans cesse son action. Il est devenu impossible de rejeter les masses ni de gouverner contre l’opinion publique. D’où le rôle de l’information propagande, car un fait n’a désormais d’importance que lorsque l’on oblige l’opinion à lui donner de l’importance par l’usage des médias de masse. Des études ont montré que les sujets mémorisaient mieux les informations, même issues d’une source non fiable, quand ils étaient initialement d’accord avec ce qu’elle affirmait (Hovland, Weiss, 1951). Quand le doute sur l’information est introduit par des propagandistes, il n’y a plus de possibilité d’information. On croit ou on ne croit pas telle ou telle information. Est-ce que ce régime torture ses prisonniers ? Doit-on quitter l’Union européenne ? Ce vaccin est-il sans danger ? Faut-il croire les « médias mainstream» ou la blogosphère ? La connaissance d’un fait se ramène à une question de foi dès lors que le doute plane sur les sources habituelles d’information.
J. Ellul décrit alors la création d’un univers politique ni réel, ni mensonger. Un univers psychologique fictif mais composant aussi une nouvelle réalité superposée à l’autre, et relativement indépendante, faite de slogans, d’images en noir et blanc, et faisant vivre l’individu dans un monde singulier ayant sa propre logique. Il y voit une rupture avec l’époque où seule la publication d’un événement le rendait durable comme avec l’exemple classique de la découverte de l’Amérique. Aujourd’hui, le caractère global du fait a tout changé. Tout est traduit en images. Par l’entremise des médias de masse, ces images verbales ou visuelles composent le monde total où vit l’individu qui n’a plus de relation directe avec aucun fait.
« Nous avons l’habitude de penser que le problème existe en soi, et que l’information se borne à le soumettre à l’opinion publique. La réalité ne correspond en rien à ce schéma. Il n’y a pas d’opinion publique en soi. […] c’est à l’occasion de tel événement universalisé que l’opinion publique se crée » (Ellul, 1965 : 164).
J. Ellul constate une double détermination, en apparence réciproque. Le leader politique agit dans l’univers d’images de l’opinion, mais il peut aussi créer ces images et les modifier avec l’aide de ses communicants. « Inversement l’opinion publique se formant dans cet univers détermine le politique qui ne peut gouverner qu’en fonction d’elle (Ellul, 1965 : 185). Mais si tout se situe dans un univers d’images, les déterminations ne sont ni automatiques, ni rigoureuses. Le gouvernement ne « fait » pas l’opinion publique car ses stéréotypes et préjugés sont difficiles à combattre. Et l’opinion n’a pas les moyens d’empêcher le gouvernement. Ellul pointe alors une double paralysie : du gouvernement par le poids de cette opinion incohérente, de l’opinion qui ne peut pas s’exprimer véritablement. En réalité, chacun n’a qu’un pouvoir factice car le véritable détenteur des moyens d’actions est le troisième partenaire : l’informateur-propagandiste. Soumis en apparence aux ordres du politicien, il se comporte en technicien représentant des intérêts politiques ou économiques, en fonction desquels il formera l’opinion.
Tombée dans un relatif oubli, la Guerre du Golfe (1990-1991), plus spécialement les opérations Bouclier du désert et Tempête du désert, ainsi que les attentats islamistes du 11 septembre 2001, ont contribué à la redécouverte de l’analyse ellulienne de la propagande (Troude-Chastenet, 2003 ; 2006). La lutte antiterroriste et plus généralement les impératifs de sécurité publique ayant renforcé le fichage et le traçage numérique des populations ont engendré des travaux se réclamant peu ou prou de son œuvre (Mattelart, Vitalis, 2014 ; Tesquet, 2020). Un peu plus tard, la multiplication et la banalisation des fake news sous l’ère de la post-vérité ont suscité des travaux sur les techniques de persuasion des masses s’inscrivant dans cette filiation (Chastenet, 2018 ; Colon, 2019). Le projet transhumaniste a été qualifié de leurre et d’illusion dans un essai publié par un philosophe se réclamant de J. Ellul et d’Ivan Illich (1926-2002), son disciple le plus célèbre (Rey, 2018). Creusant le sillon ellulien de la veine technocritique, chercheurs confirmés (Cérézuelle, 2021) et jeunes chercheurs (Jarrige, 2014 ; Guerber, 2022) ont actualisé la critique du « bluff technologique » entreprise par le fondateur au milieu des années 1930 et systématisée au début des années 1950. Les avancées spectaculaires de l’I.A. et ses menaces potentielles ont inspiré un essai dont le titre se référait directement au maitre-livre de J. Ellul sur la technique (Sadin, 2018). La critique des alternatives à la numérisation du monde a été entreprise explicitement à travers la grille de lecture de J. Ellul (Alep et Laïnae, 2020) tout comme celle de la « croissance verte » (Tordjman, 2021).
De gauche à droite : Efraïn Jonckheer, la reine Juliana (Pays-Bas), Martin Luther King, le prince Bernhard (prince consort des Pays-Pas) et Jacques Ellul. Photographie par Eric Koch pour l’Algemeen Nederlandsch Fotobureau (Anefo, agence de presse des Pays-Bas), lors du Concertgebouw à Amsterdam en 1965. Source : Archive nationale des Pays-Bas (CC0, domaine public).
La revue décroissantiste Entropia (arrêtée en 2014) et la revue de l’écologie intégrale Limite (arrêtée en 2022) se réclamaient elles aussi du Bordelais, comme le journal La Décroissance sans compter des leaders politiques tels José Bové, Noël Mamère, Pierre Hurmic, etc. En outre, depuis 2000, l’Association internationale Jacques Ellul jumelée avec l’anglophone International Jacques Ellul Society se donnent pour mission de faire connaitre et de prolonger sa pensée. Fondé à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de sa mort, le Prix Jacques Ellul récompense chaque année un ouvrage illustrant ou prolongeant l’œuvre foisonnante de J. Ellul dont la question du « public » constitue une dimension importante mais secondaire. Sans doute, est-ce un commentaire non signé, paru en 1963, dans la revue Internationale situationniste – qui résume le mieux son apport en la matière :
« C’est le mérite de Jacques Ellul dans son livre Propagandes (A. Colin, 1962), qui décrit l’unité des diverses formes de conditionnement, de montrer que cette publicité-propagande n’est pas une simple excroissance maladive que l’on pourrait prohiber, mais en même temps un remède dans une société globalement malade, remède qui permet de supporter le mal en l’aggravant. Les gens sont dans une large mesure complices de la propagande, du spectacle régnant, parce qu’ils ne pourraient le rejeter qu’en contestant la société entièrement. » (Bernstein et al., 1963)
Alep N., Laïnae J., 2020, Contre l’alternumérisme, Paris, Éd. La Lenteur.
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Chastenet P., 1994, Entretiens avec Jacques Ellul, Paris, Éd. La Table ronde, 2023.
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Œuvres de Jacques Ellul
Ellul J., 1937, « Le fascisme, fils du libéralisme », pp. 113-137, in : Troude-Chastenet P., dir., Cahiers Jacques Ellul, 1. Les Années personnalistes, Bordeaux, Association Internationale Jacques Ellul, 2003.
Ellul J., 1945, « Victoire d’Hitler ? », Réforme, 23 juin. En ligne : https://maurice-darmon.blogspot.com/2009/07/jacques-ellul-victoire-dhitler-23-juin.html.
Ellul J., 1946, « Dictature et démocratie », Réforme, 10 août, 17 août, 31 août.
Ellul J., 1948, Présence au monde moderne, Lausanne, Presses bibliques universitaires, 1988.
Ellul J., 1952, « Propagande et démocratie », Revue française de science politique, 2-3, pp. 474-504. Accès : https://doi.org/10.3406/rfsp.1952.392151.
Ellul J., 1953, « Responsabilités de la propagande », pp. 149-159, in : Troude-Chastenet P., dir., La Propagande. Communication et propagande, éd. établie par l’Association internationale Jacques Ellul, Le Bouscat, Éd. L’Esprit du temps, 2006.
Ellul J., 1954, La Technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Éd. Economica, 1990.
Ellul J., 1957, « Information et propagande », Diogène, 18, avr., pp. 3-24. Accès : https://www.jacques-ellul.org/les-grands-themes/propagande-communication-information.
Ellul J., 1962, Propagandes, Paris, Éd. Economica, 1990.
Ellul J., 1964, The Technological Society, trad. du français par J. Wilkinson, New York, Vintage Books Ed.
Ellul J., 1965, L’Illusion politique, Paris, Éd. La Table Ronde, 2018.
Ellul J., 1966a, Exégèse des nouveaux lieux communs, Paris, Éd. La Table Ronde, 2004.
Ellul J., 1966b, Politique de Dieu, politiques de l’homme, Paris, Éd. La Table Ronde, 2025.
Ellul J., 1967a, Métamorphose du bourgeois, Paris, Éd. La Table ronde, 1998.
Ellul J., 1967b, Histoire de la propagande, Paris, Presses universitaires de France, 1976.
Ellul J., 1970, L’Impossible prière, Paris, Éd. Le Centurion.
Ellul J., 1972, L’Espérance oubliée, Paris, Éd. La Table Ronde, 2023.
Ellul J., 1975, Éthique de la liberté, Genève, Éd. Labor & Fides.
Ellul J., 1977, Le Système technicien, Paris, Éd. Le Cherche Midi, 2012.
Ellul J., 1981, La Parole humiliée, Paris, Éd. La Table Ronde, 2014.
Ellul J., 1982, Changer de révolution, Paris, Éd. La Table Ronde, 2015.
Ellul J., 1988a, Le Bluff technologique, Paris, Éd. Pluriel, 2012.
Ellul J., 1988b, Anarchie et christianisme, Paris, Éd. La Table Ronde, 2001.
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