Les emojis sont devenus, au fil des années, des composants essentiels des conversations qui se tiennent dans les communications en ligne. Ils matérialisent parfois des enjeux sociétaux : représentation des minorités, batailles marketing autour de l’aspect que doivent prendre les objets qui sont représentés, etc. La plupart du temps, ils servent à montrer les états affectifs du locuteur, et contribuent donc à construire, pour les autres, une représentation de soi. Ils participent aussi globalement à des stratégies conversationnelles parfois complexes, impliquant par exemple la manifestation d’empathie ou permettant d’atténuer des propos considérés comme trop « durs ». À ces titres, les emojis rejoignent la notion de public.
Définition et histoire
Les emojis, tout comme les émoticônes qui seront évoqués dans cette partie historique, sont des pictogrammes utilisés en majorité dans les genres de discours numériques – pour la plupart caractérisés par des formes de communication brèves. Ce sont des signes graphiques, iconiques (qui ressemblent à des objets), qui s’insèrent dans un système d’écriture : ils se placent sur l’axe syntagmatique (à des endroits bien précis – voir Magué, Rossi-Gensane, Halté, 2020), et peuvent commuter sur l’axe paradigmatique (Vaillant, 2013 : 14). En général, ils servent à indiquer l’émotion ou l’attitude du locuteur, ou à illustrer ce qui a été exprimé verbalement. Ils peuvent également remplacer des mots. Dans ce qui suit, nous retraçons l’histoire de ces signes, des pictogrammes employés dans les premières formes d’écriture aux emojis tels qu’ils sont apparus dans les années 2000 au sein de l’entreprise japonaise SoftBank. À l’issue de ce petit parcours historique, nous tenterons aussi de clarifier quelques points terminologiques (notamment concernant la différence entre emojis et émoticônes).
Les pictogrammes sont les signes utilisés dans les premières formes d’écriture connues, apparues environ quatre millénaires avant l’ère commune. Il n’y a donc rien de nouveau dans le fait d’utiliser des pictogrammes pour s’exprimer à l’écrit ; néanmoins, l’utilisation conjointe des pictogrammes et des systèmes d’écriture alphabétique, afin d’indiquer l’émotion du locuteur et de la faire porter sur le texte écrit qu’ils accompagnent, est beaucoup plus récente. En effet, il faut attendre l’apparition des premiers ordinateurs et leur mise en réseau, dans les années 1970, pour observer l’emploi de pictogrammes intégrés directement à la chaîne syntaxique des énoncés verbaux écrits dans notre système alphabétique actuel.
En 1963, Harvey Ball (1921-2001), publicitaire, crée le smiley : une petite figure jaune, souriante, destinée à remonter le moral des employés de son entreprise. Cette image aura une influence considérable sur la création des pictogrammes utilisés dans les conversations numériques.
Au même moment, aux alentours des années 1960, au sein de l’Université de l’Illinois, aux États-Unis, le système PLATO (Programmed Logic for Teaching Operations) apparaît : il s’agit du premier système d’exploitation informatique. Au sein de ce système, qui se développera durant deux décennies, sont créés les ancêtres des forums, des courriels, des salons de t’chat, etc. Dès le début des années 1970, on observe l’apparition des ancêtres des emojis dans les corpus de t’chat issus de PLATO.
Ces pictogrammes accompagnent des séquences verbales pour indiquer l’émotion ou l’attitude du locuteur. Ils sont formés en superposant des caractères : les premières interfaces de saisie de texte proposaient un curseur qui, lorsque l’on pressait la combinaison « majuscule + flèche gauche », permettait de revenir sur le caractère précédent. Il était donc possible de superposer les caractères. Ainsi le pictogramme représentant un sourire, en haut à gauche, était-il obtenu en superposant les caractères « WOBTAX » les uns sur les autres. Durant toutes les années 1970, ces pictogrammes se développent et sont utilisés par toute la communauté universitaire de l’Illinois (Dear, s. d.).
La mise en réseau des ordinateurs se démocratisant, d’autres pictogrammes émergent peu à peu, remplissant les mêmes fonctions. Dans les années 1980, les émoticônes apparaissent. Ce sont des pictogrammes fabriqués à l’aide des signes issus du code ASCII (American Standardized Code for Information Interchange), un des premiers systèmes de codage stable des caractères d’écriture : lettres, signes de ponctuation, etc. Les émoticônes sont des signes qu’il faut lire en penchant la tête vers la gauche ; ainsi, « 🙂 » ressemble à un sourire. Traditionnellement, on considère que leur apparition date d’un courriel de Scott Fahlman, universitaire américain, qui adresse en 1982 le message suivant à ses collègues :
Avec l’essor de l’internet et notamment d’IRC (Internet Relay Chat), interface de conversation numérique à grande échelle, l’usage de ces pictogrammes croît de façon exponentielle depuis la fin des années 1980. En Asie, des nouvelles formes d’émoticônes se développent : elles se lisent non pas en penchant la tête vers la gauche, mais de face, et plutôt que de faire varier les bouches, comme le font les émoticônes « occidentales », elles font varier les yeux. Ainsi, au sourire « :-)», dont l’interprétation est construite sur la reconnaissance de la forme de la bouche, correspond une version japonaise : « ^_^ », à lire de face, dont l’interprétation est construite sur la reconnaissance de la forme des yeux. Cette différence est liée notamment aux usages culturels dans les interactions en face à face : il a été montré (Yuki, Maddux, Masuda, 2007) que les Japonais interprètent les émotions de leur interlocuteur en regardant les yeux, là où les occidentaux regardent les bouches.
Il faut noter que les émoticônes sont spécifiquement destinés à représenter des mimiques faciales ; même s’il est tout à fait possible de représenter d’autres objets grâce aux signes de l’ASCII, cet usage dans les conversations est très rare.
D’autres logiciels de communication numérique apparaissent peu à peu au cours des années 1990 (ICQ, Messenger, etc.) et proposent des pictogrammes dessinés, voire parfois animés, au sein de leurs interfaces, mais aussi au sein des conversations. Ces pictogrammes s’inspirent beaucoup du smiley de H. Ball, et sont nommés « emoticons » au sein des interfaces.
Enfin, en 1997 apparaît au Japon la première banque d’emojis, constituée pour une entreprise nommée SoftBank. Le mot « emoji » est une contraction de « e », qui signifie « image », et de « moji », qui signifie « lettre » ou « caractère d’écriture ». Le terme correspond parfaitement à l’étymologie de « pictogramme », qui provient de « pictus », l’image, et de « gramma », l’écrit. Depuis 1997, les emojis se sont imposés dans tous les médias numériques et ont subi de multiples évolutions.
La démocratisation des emojis correspond aussi à un changement de codage des caractères informatiques. En 1991 apparaît l’Unicode, un système de codage qui remplacera peu à peu l’ASCII afin d’assurer une meilleure compatibilité entre les différents codages des langues des internautes, toujours plus nombreux. Ce système permet facilement d’encoder des milliers de caractères. En 2023, il existe un consortium Unicode, constitué en grande partie de représentants des grandes entreprises du numérique, qui décide régulièrement des emojis qui sont ajoutés ou enlevés de la banque de signes. Au moment de l’écriture de ces lignes, la banque comporte 3 664 pictogrammes qui représentent des visages, des parties de corps, des objets divers, des drapeaux, des animaux, etc. À chaque caractère correspond un codage Unicode, qui assure la transférabilité du signe dans divers systèmes d’exploitation et interfaces. La liste complète des emojis est accessible en ligne : https://unicode.org/emoji/charts/full-emoji-list.html.
De nos jours, le terme « émoticône » est utilisé pour désigner les pictogrammes constitués de signes de ponctuation et de lettres, comme par exemple « 🙂 » ou « 😀 » ; le terme « emoji » est utilisé pour désigner les pictogrammes, codés en unicode, appartenant à la banque des emojis, comme par exemple ? ou ?. Nous utiliserons donc les termes d’ « emoji » et « émoticône » en suivant ce critère formel. Le terme de « pictogramme » nous servira d’hyperonyme par rapport à ces deux sous-catégories.
Il est important de noter que les emojis n’ont pas fait disparaître les émoticônes, qui sont encore très utilisées dans les corpus numériques (voir par exemple Magué, Rossi-Gensane, Halté, 2020, pour une idée des proportions d’usage sur Twitter), même si certains enchaînements de caractères sont automatiquement remplacés par les emojis correspondantes dans la plupart des interfaces de conversation numériques. Ainsi, dans la plupart des interfaces numériques, la séquence « 🙂 » est-elle systématiquement remplacée par ?. Les logiciels de communication vont jusqu’à proposer le remplacement automatique des mots : ainsi, le mot « bière » ou le mot « canard » peuvent être remplacés par les emojis correspondants.
Notons enfin qu’il existe d’autres outils de représentation de soi dans les conversations numériques : stickers (images de grande taille qui s’insère dans les conversations numériques), gifs (petites vidéos bouclées qui elles aussi peuvent s’insérer dans les conversations). Il est aussi possible de créer des avatars entièrement personnalisés (grâce, par exemple, au logiciel Bitmoji), qui sont ensuite transformés en stickers utilisables dans la plupart des applications de communication numérique. Nous ne traiterons pas de ces objets dans cette notice, même s’ils présentent des similitudes avec les émoticônes et les emojis. Les exemples qui suivent sont, pour la plupart, issus du corpus du projet ANR SoSweet (pour plus d’informations : https://anr.fr/Projet-ANR-15-CE38-0011).
Fonctions des emojis
Les emojis remplissent trois fonctions, présentées ici par ordre croissant de fréquence d’usage. D’abord, Ils peuvent remplacer des mots. Cet usage reste très limité : les remplacements possibles concernent seulement les noms communs et quelques verbes comme par exemple dans : « J’❤ les ? », ou dans le tweet suivant où le verbe « souffrir » est remplacé par l’emoji ? :
« Okay je me lève malade, un mal de crâne pas possible, je bosse jusqu’à 18h (au lieu de 20h mdr) et j’organise une soirée chez moi. Je ?. » (Tweet, 2018)
Placés en séquence à la fin d’un énoncé, ils peuvent ensuite servir à illustrer une partie verbale de l’énoncé dont ils font partie, en reprenant de manière iconique un contenu sémantique signifié par la séquence syntaxique qui précède, et relèvent alors d’une forme particulière de reformulation (voir Halté, à paraître). Leur sens est alors mis en relation avec celui du texte selon les règles habituelles ayant cours dans le cadre des relations sémantiques entre « texte / image », bien décrites par Jean-Marie Klinkenberg (2020, § 74) :
Enfin, et c’est leur fonction principale, qu’ils partagent avec les émoticônes, les emojis servent de modalisateurs. Ils indiquent des modalités (c’est-à-dire des jugements du locuteur, qu’ils soient affectifs, volitifs, déontiques, etc.) qui portent sur des propositions exprimées par la partie verbale de l’énoncé :
« Donc c’est ça la culture “geek” fin 2016?? ???? mais c’est désolant. » (Tweet du 11 déc. 2016)
Les emojis qui montrent des modalités peuvent être répétés en séquence, comme ci-dessus, le plus souvent pour indiquer la forte intensité de la modalité exprimée, portant sur la proposition énoncée précédemment.
Un peu de sémiotique
D’un point de vue sémiotique, les emojis (et les émoticônes) sont des icônes : des signes qui ressemblent à des objets. Ils sont constitués d’iconèmes, c’est-à-dire d’unités minimales de signification iconique qui, lorsqu’on les fait varier, font varier le sens de l’emoji (Halté, 2020). Ainsi est-il possible de faire varier uniquement la forme de la bouche d’un emoji représentant un visage pour en faire changer le sens. Les iconèmes qui constituent les emojis et les émoticônes sont de trois grandes catégories :
Lorsqu’ils sont employés comme modalisateurs, ces signes iconiques se chargent d’indexicalité : ils deviennent des index, c’est-à-dire des signes qui rendent perceptible, au moment de (et par) leur énonciation, un objet qui ne l’était pas avant. Ainsi, produire un emoji de sourire, c’est produire l’icône d’un sourire qui indique l’émotion du locuteur.
Certains emojis sont aussi des symboles, c’est-à-dire des signes qui renvoient à un objet en vertu d’une loi ou d’une convention installée au sein d’une communauté de locuteurs. C’est le cas du cœur, ou de la flamme (voir tweet ci-dessous) :
« @nekfeu on était pas prêt pour cet album #cyborg ! ??? Trop Génial l’album ! On va faire tourner l’album en boucle ! ??? » (Tweet, 2018)
Ils peuvent alors rentrer dans une sémiose complexe, reposant sur les trois relations sémiotiques possibles entre signe et objet. L’emoji « flamme », dans l’exemple ci-dessus, est l’icône d’un objet physique (le feu), qui symbolise la passion, qui peut donc in fine servir à indiquer la passion que le locuteur fait porter sur un élément décrit par une proposition verbale – ici le fait de ne pas être prêt pour la sortie de l’album de Nekfeu, parce qu’il est tellement excellent qu’il devient difficile de se contenir.
Par leur nature sémiotique, certains emojis, icônes de visages ou de parties du corps, servent donc à indiquer à l’écrit ce que ces mimiques et ces gestes indiquent à l’oral, dans les interactions en face à face. Les emojis contribuent donc à la construction d’un simulacre d’oralité dans les communications numériques écrites. Elles contribuent au calcul du sens dans les interactions écrites, de la même façon que les gestes et les mimiques le font dans les interactions en face à face. Lorsqu’elles sont employées comme des modalisateurs, elles sont dépourvues de contenu propositionnel : elles relèvent de la monstration, et fonctionnent à un niveau suprasegmental, tout comme les gestes, l’intonation, et autres indices susceptibles d’indiquer une modalité à l’oral.
En effet, les emojis sont très proches des gestes coverbaux, tant d’un point de vue sémiotique que fonctionnel, à tel point que l’on peut parler de « gestes à l’écrit ». Les typologies sémiotiques des gestes (comme par exemple celle de McNeill, 2005) sont transposables, quasiment à l’identique, aux emojis. Les gestes coverbaux iconiques, indexicaux, ou relevant de la gesticulation mimétique trouvent leurs exacts équivalents dans l’emploi des emojis à l’écrit (voir Halté, 2019).
Impacts syntaxiques
Les pictogrammes intégrés aux conversations en contexte numérique s’intègrent à la chaîne syntaxique selon des conditions bien spécifiques. S’ils ont bien une portée sémantique, en tant que modalisateurs (ils viennent faire porter une modalité sur un contenu sémantique présenté par une proposition syntaxique), ils n’ont pas d’incidence syntaxique à proprement parler. Néanmoins, ils ont tout de même un effet sur la syntaxe de l’écrit, de par leurs caractéristiques spatiales. En effet, ils ne peuvent apparaître qu’à des endroits précis de la chaîne syntaxique, souvent en lieu et place des marques traditionnelles de segmentation, qu’il s’agisse de la ponctuation ou de connecteurs (voir Magué, Rossi-Gensane, Halté, 2020). Ils peuvent être postposés à la partie verbale de l’énoncé (c’est le cas le plus fréquent) :
« [13:42] <MeeYung> quand je vois des gens s’étirer ça me donne envie de les chatouiller 🙂 » (t’chat enregistrés sur la plate forme IRC, 2009)
ou alors, plus rarement, antéposés :
« ? bisous ma biche » (ibid.)
ou, enfin, ils peuvent apparaître en incise, au sein d’un même tour de parole, mais toujours entre deux propositions syntaxiques complètes :
« J’ai trop mangé chez ma pote, encore plus qu’hier ??…et elle m’a fait deux tuperware blindés pour chez moi » (ibid.)
Leur principal impact syntaxique concerne les marques de ponctuations, et ce pour deux raisons :
L’apparition des pictogrammes en séquences est très fréquente ; la place occupée sur la chaîne syntaxique est alors plus importante, mais les fonctions restent globalement les mêmes : illustrer ce qui vient d’être dit (par une séquence de pictogrammes qui peut être narrative), modaliser ce qui vient d’être dit (soit en exprimant plusieurs modalités par une séquence d’emojis, soit en intensifiant la modalité en « répétant » l’emoji).
Les combinaisons entre les marques de segmentation traditionnelles et les pictogrammes sont toutes possibles et visibles dans les corpus (voir Magué, Rossi-Gensane, Halté, 2020) : remplacement pur et simple de la ponctuation par un ou plusieurs pictogrammes, ponctuation avant le pictogramme, ponctuation après, etc. Notons qu’il est plus rare que les émoticônes cohabitent avec la ponctuation traditionnelle : étant elles-mêmes souvent constituées de signes de ponctuation, leur association est difficilement lisible.
Fonctions énonciatives et stratégies conversationnelles
Parce qu’ils sont souvent utilisés comme modalisateurs, les pictogrammes ont des fonctions énonciatives variées. La première est fondamentale : tout comme les interjections, ils participent à construire et ancrer le locuteur (au sens de Ducrot, 1980) dans le discours. Il est impossible de produire des emojis ou émoticônes au discours rapporté (voir Halté, 2018a ; 2018b) : ils sont nécessairement attachés au locuteur premier, celui à qui est attribué la responsabilité de la production du discours citant, dont, souvent, ils indiquent l’émotion et représentent le corps. Ils jouent donc un rôle direct dans la construction de cette instance énonciative.
Les emojis et les émoticônes participent aussi à la construction de positionnements énonciatifs variés, voire à celle de véritables stratégies conversationnelles. En effet, ils peuvent porter non seulement sur l’énoncé produit par le locuteur (ils sont alors monologiques, au sens de Bres et Novakowska, 2006), mais aussi sur l’énoncé produit par l’interlocuteur (ils sont alors dialogiques). Dans ce deuxième cas de figure, ils peuvent donc moduler de façon assez fine la réaction du locuteur face à un énoncé produit par autrui, ce qui conditionne bien évidemment les interventions qui suivront.
Utilisés de façon dialogique, les emojis et émoticônes peuvent avoir pour fonction de manifester l’empathie du locuteur pour son interlocuteur. Par exemple, il est possible de produire un emoji indiquant une modalité appréciative négative (comme la tristesse), en réaction à un énoncé présentant la même modalité, produit par l’interlocuteur. Cette modalisation dialogique indique alors que le locuteur reconnaît, et partage, la modalité exprimée par l’interlocuteur.
« [ 19:38:29 ] E1 : Bon je pense que pour les mathématiques, il faut maitriser les contenus. ^^
[ 19:38:40 ] E2 : 😀 » (t’chat enregistrés sur la plate forme IRC, 2009)
Autre exemple : la manifestation d’une modalité épistémique (concernant par exemple le savoir ou la reconnaissance de l’ignorance concernant un sujet évoqué dans la partie verbale de l’énoncé) peut conduire à une explicitation. C’est le cas dans l’exemple ci-dessous, où l’utilisateur <MeeYung> (les pseudonymes des utilisateurs apparaissent entre chevrons) produit une émoticône, « Oo », indiquant la surprise, ce qui constitue une demande d’explicitation (d’ailleurs suivie d’effet, puisque <%ondes-vituelles> y répond) :
« [15:16] <%ondes-virtuelles> fais comme moio
[15:16] <%ondes-virtuelles> moi
[15:16] <MeeYung> gni ?
[15:16] <MeeYung> c’est à dire ?
[15:16] <%ondes-virtuelles> j ai pris un medecin referent gratuit
[15:16] <%ondes-virtuelles> et j y ss jms retournée
[15:16] <MeeYung> Oo
[15:16] <Tetsuoo> ?
[15:16] <MeeYung> ok
[15:16] <%ondes-virtuelles> mais comme ça je suis bien remboursée
[15:16] <%ondes-virtuelles> 🙂 » (ibid.)
Enfin, les émoticônes et les emojis permettent de calculer le degré de prise en charge énonciative (voir Rabatel, 2009 et Laurendeau, 2009) d’un contenu énoncé par le locuteur. En d’autres termes, ils permettent de juger si un locuteur s’engage fortement, ou pas, par rapport à la vérité de ce qu’il énonce. Par exemple, les pictogrammes de sourire employés de façon monologique servent beaucoup d’atténuateurs ou d’adoucisseurs (voir Maingueneau, 2016) ; ils montrent que le locuteur ne prend en charge que partiellement ce qu’il énonce, voire ne le prend pas en charge du tout, permettant ainsi de comprendre que ce qu’il dit est une plaisanterie, de l’ironie, ou, tout du moins, qu’il a conscience que l’assertion produite est difficilement défendable :
« [14:21] <Marcovanbouten> moi ça m’a toujours epaté de trouver des femmes intelligentes
[14:21] <Marcovanbouten> 🙂 » (t’chat enregistrés sur la plate forme IRC, 2009)
Les emojis et les émoticônes jouent donc un rôle important dans la dynamique des conversations en ligne, puisqu’ils permettent d’indiquer le positionnement du locuteur par rapport à ce qui est dit, que ce soit par lui-même ou l’interlocuteur. Ils ont donc une influence considérable sur l’enchaînement des tours de parole.
Emoji et sociolinguistique ?
Enfin, les emojis et les émoticônes posent des questions d’ordre sociologique, et ce, à plusieurs titres. D’abord, parce que les usages diffèrent selon les critères sociologiques pris en compte : les classes sociales, la langue, l’appartenance nationale, etc. Certaines études montrent ainsi que les emojis produites sur Twitter à l’occasion de certains événements marquants ne sont pas les mêmes selon le pays d’origine (Kejriwal et al., 2021). L’âge et le genre sont aussi des facteurs qui influencent la production d’emojis (Herring, Dainas, 2020), et notamment leur usage en séquences, qui est plus prononcé chez les jeunes générations. Les relations hiérarchiques, notamment dans le monde du travail, ont aussi un effet sur l’usage des emojis et ses conséquences : les emojis permettent de produire des messages au ton plus ou moins « officiel », et selon que l’on soit un dirigeant d’entreprise voulant rendre ses messages plus sympathiques, ou un salarié échangeant avec ses collègues de même niveau, les choix ne seront pas les mêmes, ni les effets produits. L’usages des emojis n’est donc pas socialement stabilisé et dépend de facteurs sociologiques et sociétaux multiples.
La constitution de la banque des emojis reflète d’ailleurs des questions sociétales et des grandes tendances idéologiques de notre temps : la déclinaison des différentes couleurs de peau (au lieu de l’uniforme jaune qui était employé pour tous), récente, montre la volonté d’affirmation des différences individuelles et de la représentation de minorités s’estimant sous-représentées. Certains ajouts provoquent d’ailleurs des remous sociaux et de nombreux débats, comme l’emoji représentant un homme enceint. D’un point de vue plus pragmatique, l’introduction de certains emojis dans la banque fait l’objet de véritables batailles économiques et marketing, certaines entreprises essayant d’y placer des images de leur produit (à quoi, par exemple, doit ressembler un emoji de burger ?).
Des propositions de prototypes d’emojis peuvent être faites par n’importe quel utilisateur. Néanmoins, le choix final des pictogrammes qui entrent ou qui sortent de la banque des emojis est réalisé par une petite équipe dédiée (le « Unicode Emoji Subcommitee », dont les membres sont des employés d’Apple) du consortium Unicode. Tous les membres du consortium Unicode peuvent participer aux décisions ; ce consortium est constitué en grande majorité de représentants des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft…). Cela signifie concrètement que les pictogrammes qui servent, dans les communications numériques du monde entier, à représenter les émotions et les corps humains, ainsi que les objets du quotidien, sont déterminés par une poignée d’entrepreneurs de la Silicon Valley, ce qui, en matière de diversité culturelle et idéologique, est pour le moins questionnant…
Bres J. et al., dirs, 2005, Dialogisme et polyphonie, Bruxelles, De Boeck.
Burge J., 2019, « Correcting the Record on the First Emoji Set », emojipedia. Mis en ligne le 8 mars. Accès : https://blog.emojipedia.org/correcting-the-record-on-the-first-emoji-set/.
Dear B. L., s. d., « PLATO Emoticons », Plato People. Accès : http://www.platopeople.com/emoticons.html.
Ducrot O., dir., 1980, Les Mots du discours, Paris, Éd. de Minuit.
Halté P., 2018a, « Émoticône et modalisation : ancrage énonciatif du locuteur dans un corpus de t’chat », pp. 185-201 , in : Nit, R., Valetopoulos F., dirs, L’Expression des sentiments : de l’analyse linguistique aux applications, Rennes, Éd. Rivages linguistiques. Accès : https://www.researchgate.net/publication/325483277_Emoticone_et_modalisation_ancrage_enonciatif_du_locuteur_dans_un_corpus_de_t’chat#fullTextFileContent.
Halté P., 2018b, Les Émoticônes et les interjections dans le tchat, Limoges, Lambert Lucas.
Halté P., 2019, « Les gestes à l’écrit dans les interactions numériques : description et fonctions », Pratiques. Linguistique, littérature, didactique, 183-184. Accès : https://doi.org/10.4000/pratiques.7123.
Halté P. (à paraître), « Reformuler le texte par l’image ? Le cas des émoticônes et emojis dans quelques conversations numériques », in : Anquetil S., Lefebvre-Scodeller C., dirs, Dire et redire, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Herring S. C., Dainas A. R., 2020, « Gender and Age Influences on Interpretation of Emoji Functions », ACM Transactions on Social Computing, 3 (2), pp. 1-26. https://doi.org/10.1145/3375629
Kejriwal M. et al., 2021, « An empirical study of emoji usage on Twitter in linguistic and national contexts », Online Social Networks and Media, 24. Accès : https://doi.org/10.1016/j.osnem.2021.100149.
Klinkenberg J.-M., 2020, « Pour une grammaire générale de la relation texte-image », Pratiques. Linguistique, littérature, didactique, 185-186. Accès : https://doi.org/10.4000/pratiques.8436.
Laurendeau P., 2009, « Préassertion, réassertion, désassertion : construction et déconstruction de l’opération de prise en charge », Langue française, 162 (2), pp. 55-70. Accès : https://doi.org/10.3917/lf.162.0055.
Magué J.-P., Rossi-Gensane N., Halté P., 2020, « De la segmentation dans les tweets : signes de ponctuation, connecteurs, émoticônes et emojis », Corpus, 20. Accès : https://doi.org/10.4000/corpus.4619.
Mcneill D., 2005, Gesture and Thought, Chicago, University of Chicago Press.
Rabatel A., 2009, « Prise en charge et imputation, ou la prise en charge à responsabilité limitée… », Langue française, 162 (2), pp. 71-87. Accès : https://doi.org/10.3917/lf.162.0071.
Vaillant P., 2013, « Sémiologie des pictogrammes », Texto ! Textes & cultures, 18 (4). Accès : http://www.revue-texto.net/index.php?id=3336.
Yuki M., Maddux W. W., Masuda T., 2007, « Are the windows to the soul the same in the East and West? Cultural differences in using the eyes and mouth as cues to recognize emotions in Japan and the United States », Journal of Experimental Social Psychology, 43 (2), pp. 303-311. Accès : https://doi.org/10.1016/j.jesp.2006.02.004.
Copyright © 2024 Publictionnaire - Tous droits réservés - ISSN 2609-6404