Quel médium pour l’intellectuel public ?
Poète, essayiste, critique littéraire, chroniqueur, traducteur, éditeur, Hans Magnus Enzensberger (1929-2022) a occupé toute sa vie une position centrale dans les débats politiques, littéraires et culturels de la République fédérale allemande (RFA), puis de l’Allemagne réunifiée et a toujours été très présent dans les médias que ce soit dans la presse écrite ou à la télévision. À côté de Jürgen Habermas (né en 1929 comme lui) et Alexander Kluge (2021), il est très certainement l’un des derniers grands « intellectuels publics » qu’a connus son pays mais aussi l’Europe occidentale. Sa pensée évolutive s’est notamment constituée dans un dialogue – direct ou indirect – avec plusieurs philosophes et théoriciens français tel que Jean-Paul Sartre (1905-1980), Albert Camus (1913-1960), Roland Barthes (1915-1980), Michel Foucault (1926-1984), ou encore Claude Lévi-Strauss (1908-2009) ou Frantz Fanon (1925-1961) ; si bien qu’il a pu être qualifié de penseur « francodoxe » (Hammers, Letawe, 2021 : 84), même si la réception qu’il fait des différents courants de pensée contemporains en France se fait toujours dans l’écart, en particulier dans un décalage temporel assumé. Si, au cours de sa vie, l’écrivain encyclopédique qu’était H. M. Enzensberger a pu aborder des thèmes aussi variés que l’évolution de la figure du gangster, le Fonds monétaire international (FMI), la poésie de Pablo Neruda (1904-1973), les nouvelles technologies, le terrorisme ou l’industrie de la mode, pour ne citer que quelques objets d’étude que l’on trouve dans ses essais, un des axes principaux autour desquels tournent ses nombreux ouvrages est l’analyse des sociétés appréhendées au premier chef comme espace public dans lequel s’articulent les luttes politiques et sociales, la culture, la violence et les mass médias, analyse diachronique qui met au jour de multiples contradictions, lesquelles rejaillissent à leur tour sur l’auteur.
Hans Magnus Enzensberger à Warsaw (Pologne) en 2006. Source : Mariusz Kubik, Kmarius, Wikimedia (CC BY-SA 3.0).
La position critique, mais paradoxale ou pour le moins dialectique que H. M. Enzensberger adopte en particulier vis-à-vis des mass médias est une caractéristique de ses réflexions. Ceux-ci, depuis la forme ancienne de la presse papier jusqu’à l’ère de l’Internet et de l’interconnexion des différentes technologiques, sont au cœur de lignes de force contradictoires – manipulation/émancipation, mobilisation/anesthésie des masses – qui concernent au premier chef l’observateur (dés) engagé de la sphère publique qu’a été H. M. Enzensberger. Si l’on voulait résumer ses diverses approches, on pourrait dire qu’il a cherché toute sa vie à analyser les conditions de possibilité d’une position critique et à délimiter un espace public où déployer cette critique au sein des sociétés industrielles occidentales déterminées par ce qu’il a appelé, élargissant le concept de « Kulturindustrie » forgé par Theodor W. Adorno (1903-1969), la « Bewußtseinsindustrie », « l’industrie du façonnement de la conscience » dont les mass médias sont précisément un des vecteurs principaux. La pensée de H. M. Enzensberger a été – malgré les apparences, jusqu’au bout – portée par un principe éminemment dialectique qui l’a conduit à réviser sans cesse ses propres positions, à modifier voire renverser les perspectives en fonction d’expériences concrètes, ce qui a pu être interprété comme une évolution vers une résignation, voire un fatalisme « postmoderne », en tout cas comme un abandon de l’ambition critique si fortement affirmée dès ses débuts dans les années 1950. Formé par le marxisme et l’École de Francfort, marqué par la pensée de Bertolt Brecht (1998-1956) et de Walter Benjamin (1892-1940), ses positionnements ont sensiblement évolué au cours des quelque 70 ans de publications et d’activité éditoriales, mais aussi en réaction aux profondes mutations sociales, technologiques, politiques, culturelles qu’ont connues les sociétés occidentales depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la révolution numérique, en passant par les guerres de décolonisation, la Guerre froide, les mouvements de contestation des années 1960/1970, l’effondrement du bloc soviétique, l’apparition de différentes formes mondialisées de terrorisme, et l’avènement de l’anthropocène au début du XXIe siècle. C’est précisément cette volonté de ne jamais s’arrêter sur une conclusion qui viendrait figer le mouvement de la pensée, ce besoin d’interroger tant une position que le point de vue inverse ou adverse qui peut surprendre et qui lui a valu à plusieurs reprises des procès en reniement ou en résignation.
Ainsi le virulent contempteur de la langue du Spiegel (Enzensberger, 1954 : 71-98) a-t-il été aussi un chroniqueur régulier de cet hebdomadaire ; l’admirateur de la révolution cubaine et des utopies socialistes en a rapidement décrit les naufrages dans sa vaste allégorie du Naufrage du Titanic (Enzensberger, 1978) ; le prophète de la « mort de la littérature » et partisan de son élargissement à des formes documentaires qu’a été H. M. Enzensberger est resté jusqu’à son décès écrivain et poète ; l’inspirateur des mouvements vidéastes militants des années 1970 a fourni 20 ans plus tard une critique radicale de la télévision et de la vidéo vilipendée comme étant « Nullmedium », « degré zéro des médias » (Enzensberger, 1988 : 98-111) : la liste de ces paradoxes, voire retournements pourrait être prolongée.
Ce qui constitue, malgré tous ces méandres, la cohérence ou la continuité de la pensée de H. M. Enzensberger, c’est le désir de maintenir, quel que soit le rétrécissement de l’espace public critique, la volonté de démasquer, à travers à la fois des œuvres de création et des analyses critiques, la « fausse conscience » induite par « l’industrie du façonnement de la conscience », tout en considérant que la critique fait partie intégrante de l’objet qu’elle vise et que le critique ne saurait trouver un point d’Archimède extérieur à cette industrie, parce que, selon la métaphore qu’utilise H. M. Enzensberger, celle-ci, se diffusant partout dans l’espace social, dans l’infrastructure comme dans la superstructure, se dissout telle un cachet d’Alka-Seltzer dans un verre d’eau, ce qui contraint précisément le critique à s’en faire le complice. Mais elle le conduit également à s’engager dans un « jeu dangereux » avec elle car, pour reprendre jusqu’au bout la métaphore de l’auteur, le cachet d’Alka-Seltzer laisse toujours un résidu, réfractaire à toute dissolution complète (Enzensberger, 1988 : 54-63). C’est à ce titre que poèmes et essais, mais aussi traductions et publications de revues, travail éditorial et théâtral se complètent pour, à partir de ce résidu, maintenir un potentiel critique, si modeste soit-il, et exploiter les moindres failles et contradictions de l’industrie du façonnement de la conscience qui, comme le capitalisme tardif dont elle est issue, semble aux yeux de H. M. Enzensberger constituer un phénomène irréversible.
Une vie consacrée au débat public
Né en 1929 à Kaufbeuren en Bavière, H. M. Enzensberger fait partie de cette génération qui a pu encore vivre consciemment la réalité du régime nazi et qui a été enrôlée dans le « Volksturm », la levée de troupes ultime et désespérée de très jeunes soldats organisée par le pouvoir nazi dans les derniers mois de la guerre. Après quelques petits emplois précaires notamment comme interprète auprès de la Royal Air Force, il fait des études de lettres à Erlangen, Fribourg-en-Brisgau, Hambourg et à la Sorbonne. Il soutient en 1955 une thèse consacrée au poète romantique Clemens Brentano (1778-1842) et travaille comme journaliste à la radio de Stuttgart jusqu’en 1957. Il est intéressant de noter que cette activité liée à un des mass médias les plus importants à l’époque précède ses premières publications ; jusqu’à la fin de sa vie, la réflexion sur les technologies de la communication et leur impact sur la sphère publique ne le quittera pas. Après un séjour aux États-Unis et au Mexique, il publie en 1957 son premier recueil de poèmes au titre volontairement ironique et provocateur, Défense des loups, qui, selon une formule d’Alfred Andersch (1914-1980) devenue célèbre, consacre son auteur comme « un jeune homme en colère » (Schickel, 1970 : 12-13) qui a su relancer en Allemagne la tradition du grand poème politique interrompue depuis B. Brecht. H. M. Enzensberger participe aux sessions du Gruppe 47 (important groupe d’écrivains d’après-guerre qui, réunis lors de lectures et de la remise du prix littéraire du même nom a apporté une contribution décisive au renouveau des lettres allemandes après la période nazie : Heinrich Böll (1917-1985), Günter Grass (1927-2015), Peter Weiss (1916-1982), Ingeborg Bachmann 1926-1973), Paul Celan (1920-1970), entre autres écrivains, ont participé à ces rencontres). Il reçoit en 1963, à 34 ans, le prix littéraire le plus prestigieux d’Allemagne, le Georg-Büchner-Preis. S’ensuivent un premier séjour en Union soviétique et un premier voyage en Amérique du sud en 1965. De retour en Allemagne, H. M. Enzensberger édite une revue qui s’avèrera très importante dans le débat intellectuel allemand, Kursbuch, d’abord publiée par Suhrkamp puis par une maison d’édition créée à cet effet, le Kursbuch Verlag. Cette revue, qui a été un organe important de l’intelligentsia de gauche, acte l’échec d’un projet de revue internationale qui devait, sous la houlette de Günter Grass (1927-2015), Maurice Blanchot (1907-2003), R. Barthes et Italo Calvino (1923-1985), synchroniser les espaces intellectuels français, allemand et italien, et elle assume le décalage des débats entre ces différents pays (Cormann, 2017). Refusant une bourse de l’université américaine de Wesleyan, H. M. Enzensberger, qui avait publié dans le Kursbuch (no 2/1965) un discours de Fidel Castro (1926-2016), séjourne à Cuba deux fois en 1968/1969, un voyage décisif quant à sa perception du régime cubain et du socialisme réellement existant, qui débouche sur la rédaction du Naufrage du Titanic (1970). En 1971, H. M. Enzensberger produit pour le West-Deutscher Rundfunk un film sur le leader anarchiste espagnol Buenaventura Durruti (1896-1936) et utilise la documentation qu’il a réunie sur ce personnage pour écrire Le Bref été de l’anarchie (Enzensberger, 1972), un collage d’extraits de documents historiques, tracts, brochures, témoignages, montés en un « roman » qui maintient ouvertes les tensions entre fiction littéraire et vérité documentaire.
À la fin des années 1960 et au début des années 1970, H. M. Enzensberger est proche des mouvements d’extrême-gauche, sans adhérer ou militer de façon systématique et dogmatique dans une organisation particulière. Il est en contact avec des militants radicaux à qui il prête son appartement, mais, trop souvent absent d’Allemagne et tout aussi sceptique vis-à-vis des avant-gardes politiques que littéraires, il adopte une attitude qu’avec recul et auto-ironie il qualifie de « mauvaise foi » sartrienne ou d’« observation participative » dans le sens de l’ethnologie (Enzensberger, 2018 : 154).
Grand voyageur, il arpente le monde dans les années 1970, séjourne à New York, au Japon, en Norvège, en Suède ou encore à Rome, reçoit de nombreuses invitations de la part d’institutions étrangères. Il quitte la revue Kursbuch en 1965 et se met à l’écriture du livret de l’opéra La Cubana ou une vie pour l’art sur une musique de Hans Werner Henze (1926-2012). En 1979, il s’installe à Munich et multiplie les projets comme la mise en scène de sa pièce Le Naufrage du Titanic ou la fondation de la revue Transatlantik au programme ambitieux, ouvert et éloigné des joutes idéologiques des années 1960 et 1970, ce qui alimenta le procès en trahison qui lui fut fait dans les années 1980. H. M. Enzensberger s’est adressé autant à un jeune public, par exemple avec Le Démon des maths (Enzensberger, 1997a), livre destiné à rendre ludique l’apprentissage des mathématiques et vendu à plus de 3 millions d’exemplaires dans le monde, qu’à un public adulte bibliophile : il crée en 1985 la collection Die Andere Bibliothek (L’Autre bibliothèque), pour laquelle il choisit et publie chaque mois un ouvrage – du moins jusqu’à fin 2005, date de sa démission – édité de façon très soignée (les exemplaires de tête sont tirés sur papier de cuve avec fleurs intégrées). L’Autre bibliothèque a pour vocation de publier des classiques oubliés ou méconnus en Allemagne ainsi que des textes originaux : c’est ainsi que H. M. Enzensberger a fait paraître à côté des Essais de Michel de Montaigne (1533-1592) des textes de Denis Diderot (1713-1784), Alexander von Humboldt (1769-1859), Gilbert K. Chesterton (1874-1936), mais aussi de V.S. Naipaul (1932-2018) ou Emmanuel Berl (1892-1976).
Outre le Georg-Büchner-Preis, de nombreux prix ont récompensé l’inépuisable activité théâtrale, poétique, romanesque, essayistique de H.M. Enzensberger, entre autres le prix Heinrich-Böll (1985), le Prix de la Paix Erich-Maria Remarque (1993), le prix Heinrich Heine (1998) et le Prix du Prince des Asturies (2002). H.M. Enzensberger est mort le 24 novembre 2022 à Munich.
De l’usage des médias
En 1970, H. M. Enzensberger publie Jeu de construction pour une théorie des médias (Baukasten zu einer Theorie der Medien), un essai important qui a suscité diverses répliques en Allemagne et qui, s’il n’a été traduit en France qu’en 2021 (Hammers, Letawe, 2021 : 21-55), a entraîné une réplique de Jean Baudrillard (1929-2007) dès 1972 (ibid. : 57-79).
Couverture de Baukasten zu einer Theorie der Medien
Kritische Diskurse zur Pressefreiheit [Jeu de construction pour une théorie des médias].
Dans cet essai, H. M. Enzensberger, s’appuyant sur les réflexions de B. Brecht sur la radio, entend proposer des « éléments de construction » afin de permettre à la gauche de sortir de ce qui est pour lui une forme d’aveuglement quant aux possibilités d’émancipation qu’offrent les mass médias, à l’époque la télévision. Rejetant la position classique qui ne voit dans la télévision qu’un instrument de manipulation, H. M. Enzensberger applique aux nouveautés technologiques qui se développent à la fin des années 1960 la conception de B. Brecht qui voyait dans la radio non seulement un appareil de réception mais aussi un outil de production dont les masses devaient se saisir. De même, pour Enzensberger, les masses doivent se saisir des possibilités qu’offre la vidéo qui se développe depuis l’apparition en 1967 du Portapak de Sony, le premier enregistreur vidéo grand public. De fait, son analyse va servir de référence aux groupes de vidéastes militants qui se développent au début des années 1970 pour contrecarrer l’hégémonie des grandes chaînes de télévision. La critique part du constat que les mass médias tels qu’ils existent ne servent pas la communication, qu’ils dépolitisent en ce qu’ils érigent une barrière entre le récepteur et le producteur et sont donc source de passivité. À partir du moment où les individus s’organisent en masses politiquement actives et s’emparent de ces nouvelles technologies, celles-ci cessent d’être de simples outils de manipulation, elles sont à leur tour « manipulées » en vue d’une possible émancipation. On trouve dans cet essai une idée fondamentale qui est au cœur de la réflexion de H. M. Enzensberger sur les médias, à savoir que « la critique des médias est indissociable d’un usage des médias » (ibid. : 8), que la critique ne peut se réduire à une posture d’opposition frontale formulée de l’extérieur et qu’elle doit donc se penser comme partie intégrante de son objet.
Outre l’essai que lui a consacré J. Baudrillard, le « Jeu de construction » va être en partie réfuté par H. M. Enzensberger lui-même. L’observation permanente des techniques de communication de masse fait comprendre à H. M. Enzensberger que la structure même des médias – le principe d’accumulation et de juxtaposition d’informations hétéroclites et de plus en plus brèves – vident ces médias de tout contenu idéologique, si bien qu’il va jusqu’à dire du tabloïd Bild Zeitung, bête noire des activistes de gauche en RFA, qu’« il n’est pas fasciste parce qu’il n’a pas été créé pour mobiliser les masses, mais au contraire pour les déshabituer de tout mouvement. » (Enzensberger, 1988 : 91). Dans le texte de 1959 intitulé « Un monde en petits morceaux. Dissection d’actualités filmées », H. M. Enzensberger soulignait déjà l’absurdité des actualités qui sont composées de ce que les producteurs appelaient des « stories », terme impropre pour lui car « ces éléments interchangeables » n’ont aucun rôle narratif : « Le caractère politique de ces actualités, c’est que précisément elles rendent le contenu politique des informations le moins perceptible possible », ou qu’elles « paralysent la conscience politique du public » (Enzensberger, 1954 : 118). Mais le texte s’achève sur une série de mesures qui permettraient de créer des « actualités défendables » (ibid. : 120), par exemple en limitant le nombre de séances, en les contextualisant, en indiquant les sources, en refusant de jouer sur les émotions, etc. Trente plus tard, devant l’évolution de la télévision, de la vidéo et surtout l’apparition de l’Internet, H. M. Enzensberger fait le même constat d’un monde éclaté abreuvé d’« informations », mais il tire des conclusions sensiblement différentes en ce qui concerne l’usage des nouvelles technologies. Dans l’essai « L’évangile digital » qui a été publié en 2000 dans le Spiegel (Hammers, Letawe, 2021 : 261-281), H. M. Enzensberger se livre à une critique de ses positions passées telles qu’il les a formulées dans le « Jeu de construction » : distinguant d’une part entre les évangélistes optimistes des médias qui voient dans l’avènement d’Internet un formidable moyen d’harmonisation du village global, d’abolition des hiérarchies dans la communication et la mise en réseau généralisée, d’autre part les prophètes apocalyptiques qui annoncent la disparition du monde, l’impossibilité de distinguer entre réel et simulacre, prémices d’une mutation de l’Homme, H. M. Enzensberger adopte un point de vue médian pessimiste quant à la possibilité de battre les médias sur leur propre terrain (dans « Règles pour le monde digital », il appelle même le lecteur à déserter ce terrain et à se déconnecter des nouvelles technologies), tout en conservant l’espoir de sauvegarder le potentiel critique de « l’effet Alka-Seltzer », de faire prendre conscience par le montage et le collage, par d’infimes « différences évanouissantes » (ibid. : 209), les modes de (non-) pensée et de (non-) perception que nous impose l’industrie de la culture.
De l’usage de la poésie
On constate chez H. M. Enzensberger la permanence du paradigme « poétique », de Défense des loups (1957) jusqu’à L’Histoire des nuages publié en 2003 et Blauwärts. Ein Ausflug zu dritt (Enzensberger, Tripp, Landat, 2013), dernier recueil et livre d’artiste réalisé en collaboration avec le peintre Jan Peter Tripp et la graphiste Justine Landat. Même lors du tournant des années 1960/1970, alors que H. M. Enzensberger s’éloigne du concept de littérature dont il annonce la « mort » dans Kursbuch et se tourne vers le reportage et le document (par exemple, dans Le Bref été de l’anarchie ou dans L’Interrogatoire de la Havane, montage de documents du procès des participants anticastristes au débarquement dans la Baie des cochons à Cuba en 1961), il continue à écrire et à publier des poèmes (regroupés sous le titre Gedichte 1955-1970). La poésie a toujours été pour H. M. Enzensberger un mode de création et d’intervention dans l’espace public, comme en témoignent non seulement ses nombreuses publications et traductions, notamment la vaste anthologie Musée de la poésie moderne (1960), mais aussi sa participation à ces « trop nombreux festivals littéraires » (Enzensberger, 2018 : 147) partout dans le monde, un mode d’intervention dont, avec le temps, il mettra avec beaucoup d’ironie en doute l’efficacité et l’intérêt : à Adelaïde en Australie, « des poètes se sont produits, déclamant des vers dans des langues peu compréhensibles, et après l’heure des autographes, ils se sont rendus à une party bien arrosée » (ibid.).
H. M. Enzensberger est considéré dans l’histoire de la littérature allemande contemporaine comme le premier grand poète qui, dans les années d’après-guerre, a renoué avec la tradition du poème politique. Après la dictature nationale-socialiste régnait en Allemagne une méfiance généralisée envers toute forme d’idéologie, ce qui a favorisé une littérature dénuée de toute réflexion politique, comme la littérature de terroir (« Heimatliteratur »), ou une poésie centrée sur les débats formels d’avant-guerre (Stefan George [1868-1933], Rainer Maria Rilke [1875-1926], Gottfried Benn [1886-1956]). Les auteurs de la « poésie des décombres » (« Trümmerlyrik ») ont bien essayé immédiatement après l’effondrement du régime nazi de rendre compte de la ruine des villes bombardées comme des ruines de l’idéologie nazie. Mais le traditionalisme formel de ces jeunes auteurs entrait en contradiction avec la prétention de trouver un nouveau départ. Des poètes de tendance communiste eux aussi avaient recours à la tradition de la satire politique afin de dénoncer les tendances restauratrices de l’Allemagne de l’ouest post-nazie ; mais avec l’exacerbation de la Guerre froide et l’interdiction en 1950 du Parti communiste ouest-allemand, cette littérature ne put se développer. La poésie critique, même sans revendication expressément politique, n’était pas de mise au début des années 1950 en RFA. L’histoire de la publication des premiers recueils de Nelly Sachs (1891-1970) montre le peu d’intérêt que manifestaient les éditeurs allemands et le public pour une littérature qui entendait témoigner. N. Sachs dut attendre jusqu’en 1959 que ses poèmes soient publiés par Suhrkamp, et ce après qu’A. Andersch et H. M. Enzensberger eurent attiré l’attention sur elle : ses deux premiers recueils ont paru à Amsterdam et à Berlin-Est.
Lorsque H. M. Enzensberger commence à écrire au milieu des années 1950, la tradition de la poésie politique, telle qu’elle avait été incarnée autrefois par Heinrich Heine (1797-1856), Ferdinand Freiligrath (1810-1876) ou au XXe siècle par Kurt Tucholsky (1890-1935), avait été largement refoulée. Elle avait été sauvegardée d’abord en exil puis en RDA par B. Brecht (dans la partie occidentale de l’Allemagne, les poèmes de B. Brecht n’ont trouvé un écho qu’au début des années 1960, au moment de la politisation croissante du débat littéraire). Que H. M. Enzensberger ait été familier de la poésie de B. Brecht est manifeste. Ses deux premiers recueils, Défense des loups et Parler allemand (Enzensberger, 1957a ; 1957b), sont placés sous le signe de la conception brechtienne de la poésie. Défense des loups, paru en 1957, était accompagné d’une feuille volante sur laquelle l’auteur précisait son intention :
« Hans Magnus Enzensberger comprend ses poèmes comme des inscriptions, des affiches, des tracts, griffonnés sur un mur, collés sur un mur, distribués devant un mur : […], ils doivent avoir le même effet que la petite annonce dans le journal, l’affiche sur la colonne Morris, l’écriture dans le ciel. Ils doivent être des messages, ici et maintenant, adressés à nous et à tous. »
Un tel programme souligne la dimension exotérique de la poésie : la feuille volante qui évoque un tract signifie que la poésie doit être reçue par le plus grand nombre possible. Cependant, ce ne sont pas les poèmes eux-mêmes qui se trouvent sur la feuille volante, mais les indications qui guident la lecture. H. M. Enzensberger ne remet pas en cause le livre, il ne le démantèle pas pour en faire un tract ou une affiche.
Dans le deuxième recueil, Parler allemand, l’auteur formule également son intention et, là encore, l’influence de B. Brecht est évidente :
« 1. Ces poèmes sont des objets utilitaires, pas des articles que l’on offre dans le sens étroit. […]
5. Les gens intéressés politiquement font bien de commencer au début et de terminer à la fin […]
6. Les exergues sont là pour indiquer que l’auteur n’a rien de nouveau à dire et pour dissuader les lecteurs d’avant-garde. »
H. M. Enzensberger a emprunté à B. Brecht le principe de faire précéder les poèmes de notices qui expliquent comment il faut les comprendre et les utiliser. L’influence du dramaturge se mesure aussi également au « ton » de certains passages. C’est surtout le cas dans Rémouleurs et poètes (Enzensberger, 1961). Au début de cet essai, le poème est défini comme « un artéfact, un produit artificiel, une réalisation technique au sens grec […], par conséquent un objet utilitaire. » Pour H. M. Enzensberger, il est dans la nature du poème de vieillir et de s’user, les poèmes ne sont pas faits pour être placés dans des vitrines et « consommés » esthétiquement : ils doivent permettre de comprendre la réalité et, partant, de la transformer.
Actualisant la notion de « valeur d’usage » de la poésie telle qu’elle avait été développée dans les années 1930 par B. Brecht et les auteurs de la Nouvelle objectivité (mouvement artistique qui en réaction à l’expressionnisme, vise une représentation froide de la réalité sociale), H. M. Enzensberger attend du poète qu’il produise quelque chose d’utilisable, qui modifie la conscience de son lecteur. Telle est la dimension politique de son œuvre.
Toutefois, H. M. Enzensberger n’est pas seulement un épigone de B. Brecht, et le parallèle avec son aîné ne peut être conduit que jusqu’à un certain point. Le style de son écriture poétique, la combinaison inhabituelle de termes, l’utilisation de langues étrangères, le ton sarcastique et lapidaire font incontestablement penser à l’autre grande figure de la poésie allemande qui domine dans les années 1950, G. Benn. Poétiquement et idéologiquement aux antipodes de B. Brecht, G. Benn défend une conception post-nietzschéenne qui voit dans l’art la seule justification d’un monde dépourvu de toute transcendance et le seul moyen pour l’homme de dépasser le nihilisme, de trouver une justification à son existence. La parole poétique n’a aucune « utilité », ne s’adresse à aucun lecteur, elle est pur monologue, loin de toute prétention de s’adresser à la sphère publique, encore moins de l’influencer. Si H. M. Enzensberger a entrepris une critique radicale de la position « monologique » et ahistorique de G. Benn, notamment dans Rémouleurs et poètes, il lui adresse malgré tout in fine un hommage en reconnaissant que ce « dernier grand poète de la droite » n’était pas un opportuniste et qu’il méritait aussi de l’estime.
On peut considérer en un certain sens que H. M. Enzensberger n’est jamais sorti de cette tension entre B. Brecht et G. Benn qui caractérise ses débuts poétiques : comme G. Benn, il met l’accent sur la dimension « technique » de l’écriture, le poème étant un artéfact « froid », apollinien, qu’il met toutefois au service de l’expression d’un contenu social et politique « chaud », dionysiaque, la fonction du poème consistant à éclairer le lecteur, à démasquer les mécanismes de pouvoir et d’oppression sans tomber dans l’optimisme mystificateur d’une vision téléologique de l’Histoire. H. M. Enzensberger partage le pessimisme historique de Benn, mais conserve la dimension utopique d’un art chargé de faire apparaître des possibilités, de formuler un potentiel critique et d’avoir ainsi un effet sur le monde.
Cette tension permet de mieux saisir la proximité des positions d’Enzensberger avec celles de T. W. Adorno. Dans le long essai qui accompagne le Musée de la poésie moderne, H. M. Enzensberger reprend les thèses de T. W. Adorno sur l’autonomie de l’art comme seul moyen de le préserver de la récupération par le marché : après la Shoah, l’art ne peut plus formuler le positif par la négation de la négation, la seule marge de manœuvre qui lui reste est d’affirmer son absence de fonction dans un monde de pure fonctionnalité, d’assumer son statut d’« anti-marchandise ». H. M. Enzensberger cherche avec T. W. Adorno à sortir de l’opposition en apparence irréductible entre tour d’ivoire et agit-prop, entre formalisme vide et médiocre poésie militante.
Même si, avec le mouvement de radicalisation du débat politique à la fin des années 1960, H. M. Enzensberger s’éloignera de T. W. Adorno, il ne faut pas négliger l’influence du philosophe de l’École de Francfort sur lui. Certes, s’il ne partage pas l’admiration que professait T. W. Adorno pour la poésie radicale de Paul Celan (1920-1970), H. M. Enzensberger reste tributaire de la notion brechtienne de valeur d’usage de la poésie et consacrera des pages très caustiques à l’égard de toute forme d’avant-garde artistique. Mais le fait que H. M. Enzensberger n’ait jamais écrit de poésie engagée militante s’explique par la conception adornienne de l’art conçu comme un « objet » radicalement hétérogène qui échappe à l’idéologie fonctionnaliste de la simple communication.
La poésie de H. M. Enzensberger évolue entre une virtuosité formelle, un plaisir à jouer avec et sur les mots et les significations, d’une part, et, d’autre part, une volonté, toujours plus affirmée au fil du temps, de démasquer et de déconstruire mythes et positions trompeuses. Ces deux aspects ne peuvent être séparés que pour des raisons heuristiques et n’apparaissent jamais à l’état pur. Ils délimitent un champ dans lequel se produisent selon les périodes des déplacements d’accent. D’où la difficulté d’avoir une vue d’ensemble de son œuvre. Après ses débuts placés sous le signe de la « Kulturkritik » adornienne et se situant quelque part entre G. Benn et B. Brecht, H. M. Enzensberger doute de plus en plus des pouvoirs de la littérature quant à son efficacité immédiate et son utilisation possible dans une perspective émancipatrice. Dans les années 1970, après avoir constaté l’obsolescence de la « Kulturkritik », il mise sur une littérature documentaire telle qu’elle est pratiquée notamment par le journaliste d’investigation Günter Wallraff pour ensuite, dans un nouveau revirement, réaffirmer la force de la fiction face à l’impossibilité de définir exactement le statut de vérité du document. Document et fiction, vérité et imagination parviennent à une synthèse dans Mausolée (Enzensberger, 1957b ; 1957c) et Le Naufrage du Titanic (ibid., 1978), sans que H. M. Enzensberger ne renie totalement la valeur du document comme en témoigne la publication qu’il a assurée d’un Journal anonyme d’une Allemande à la fin de la guerre (Anonyme, 1954).
Couvertures de Mausoleum [Mausolée] et Le Naufrage du Titanic.
Les nombreuses facettes de l’œuvre de H. M. Enzensberger, les variations et contradictions qui jalonnent son inlassable interrogation quant aux pouvoirs et limites des œuvres de création et des ouvrages de pensée critique dans l’espace public ne constituent pas des palinodies : elles témoignent de sons sens aigu de la dialectique, ce « travail difficile » tel qu’il le décrit dans un poème dédié à T. W. Adorno : « Au nom de ceux qui ne veulent pas en entendre parler/patiemment/maintenir la douleur de la négation […] patiemment/retourner chaque pensée qui cache son revers. »
À ces vers écrits en 1960 dans Écriture braille font écho, 43 ans plus tard, les « Remarques définitives sur la question de la certitude » :
« Il y a des énoncés./Il y a des énoncés qui sont vrais./Il y a des énoncés qui ne sont pas vrais./Il y a des énoncés au sujet desquels il est impossible de décider s’ils sont vrais ou non./Il y a des énoncés au sujet desquels il est impossible de décider/si l’énoncé affirmant qu’il est impossible de décider s’ils sont vrais ou non/est vrai, ou non,/etc. » (Enzensberger, 2017 : 171)
Anonyme, 1954, Une femme à Berlin. Journal 20 avril-22 juin 1945, préface de H. M. Enzensberger, trad. de l’allemand par F. Wuilmart, Gallimard, 2006.
Cormann G., 2017, « Enzensberger/Kursbuch : chronique française d’un anachronisme. À propos de Kursbuch no 1, juin 1965 », Cahiers du groupe de recherches matérialistes. Accès : https://doi.org/10.4000/grm.1074.
Enzensberger H. M., 1954, Culture ou mise en condition ?, trad. de l’allemand par B. Lortholary, Paris, Julliard, 1965.
Enzensberger H. M., 1957a, Défense des loups, trad. de l’allemand par R. Pillaudin, Paris, Gallimard, 1966.
Enzensberger H. M., 1957b, Mausolée, précédé de Défense des loups, Écriture Braille et de Parler allemand, Paris, Gallimard, 2007.
Enzensberger H. M., 1957c, Mausolée. Trente-sept ballades tirées de l’histoire du progrès, trad. de l’allemand par M. Regnaut, Aix-en-Provence, Éd. Alinéa, 1987.
Enzensberger H. M., 1972, Le Bref été de l’anarchie, trad. de l’allemand par L. Jumel, Paris, Gallimard, 1975.
Enzensberger H. M., 1978, Le Naufrage du Titanic. Une comédie, trad. de l’allemand par R. Simon, Paris, Gallimard, 1981.
Enzensberger H. M., 1988, Médiocrité et folie. Recueil de textes épars, trad. de l’allemand par P. Gallissaires et R. Simon, Paris, Gallimard, 1991.
Enzensberger H. M., 1997, Le Démon des maths. Le livre de chevet pour tous ceux qui ont peur des mathématiques, trad. de l’allemand par J.-L. Schlegel, Paris, Éd. Le Seuil/Éd. Métaillé, 1998.
Enzensberger H. M., 2003, L’Histoire des nuages. 99 méditations, trad. de l’allemand par F. Joly et P. Charbonneau, Sénouillac, Éd. Vagabonde, 2017.
Enzensberger H. M., 2014, Tumulte, trad. de l’allemand par B. Lortholary, Paris, Gallimard, 2018.
Enzensberger H. M., Tripp, J., Landat J., 2013, Blauwärts. Ein Ausflug zu dritt, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp.
Enzensberger H. M.,1961, « Scherenschleifer und Poeten », pp. 144-148, in : Bender H., dir., Mein Gedicht ist mein Messer. Lyriker zu ihren Gedichten, München, List.
Hammers J., Letawe C., dirs, 2021, Hans Magnus Enzensberger. Jeu de construction pour une théorie des médias, suivi de Usages d’une théorie marxiste des médias, Dijon, Les Presses du réel.
Kluge A., 2021, Auf des Messers Schneide : Das Jahr 1929. Hans Magnus Enzensberger gewidmet. Accès : https://www.suhrkamp.de/video/alexander-kluge-auf-messers-schneide-das-jahr-1929-b-3842.
Schickel J., dir., 1970, Über Hans Magnus Enzensberger, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp.
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