Dans le champ des procédés rhétoriques, le terme euphémisme est largement connu du public, recouvrant de nombreux aspects de la vie sociale et bénéficiant d’une ample diffusion médiatique. De plus, il offre une grande stabilité définitoire de l’Antiquité à nos jours, dans le prolongement de son étymologie grecque (eu : « bien, de bonne augure » ; phêmê : « parole »). En effet, on l’envisage invariablement comme un procédé d’adoucissement du discours en face de réalités dérangeantes ou choquantes. Pourtant, son statut est relativement flou dans l’histoire de la rhétorique et son fonctionnement linguistique soulève un certain nombre de questions. Après avoir mentionné plusieurs problèmes liés à l’analyse de l’euphémisme, on explicitera ses caractéristiques communicationnelles. L’accent sera ensuite mis sur son exploitation discursive dans le cadre de la thématique des publics.
Exemples de publicités durant la semaine de la sécurité routière (2007) faisant appel à l’euphémisme pour impacter. Source : Securite-routiere.gouv.
L’euphémisme et ses problèmes
Le premier problème posé par l’euphémisme est celui de son classement fluctuant parmi les ressources de la langue. Tantôt, il est perçu comme un fait de style général, associé à la pondération de l’expression (Jaubert, 2012). Tantôt, on le considère comme un simple procédé lexical dans la désignation de référents sensibles (Sablayrolles, 2016). Le plus souvent, on voit en lui une figure du discours, qu’elle soit de « mise en valeur » (Suhamy, 1981 : 103), de « pensée » (Fromilhague, 1995 : 115) ou d’« intensité » (Beth, Marpeau, 2005 : 74). Par ailleurs, l’euphémisme met en jeu des réalisations langagières hétérogènes, reposant sur des périphrases (technique spéciale pour « torture »), des hyperonymes (opération pour « guerre »), des dérivations métonymiques (poser culotte pour « faire ses besoins ») ou métaphoriques (rhume ecclésiastique pour « maladie sexuelle »). Il mobilise aussi des procédés morphologiques, comme l’apocope (La P. respectueuse de Jean-Paul Sartre [1905-1980]) ou l’épenthèse (mautadi pour « maudit » dans un juron québécois). De la sorte, l’homogénéité de l’euphémisme ne réside pas dans ses manifestations formelles, mais dans ses effets discursifs d’estompage à l’attention de publics divers. D’où la difficulté de le repérer clairement, laquelle est compensée par des indices qui signalent sa présence et par ses structures conventionnelles à travers les énoncés. En outre, la notion d’euphémisme pâtit l’extension extrême de ses domaines d’application qui en affaiblit la portée conceptuelle. Ceux-ci concernent aussi bien la décence dans la désignation des parties intimes du corps (Nyrop, 1925) que les tabous religieux (Benveniste, 1963) ou la bienséance requise devant la maladie et la mort (López Díaz, 2014), sans parler des comportements de civilité exigés dans les interactions quotidiennes.
Par-delà son aspect polymorphe, l’euphémisme trouve une cohérence profonde si l’on l’aborde selon une approche communicationnelle, attentive à ses conditions de production et de réception. Sous cet angle, à travers ses formations sous-déterminées qui renforcent le rendement des énoncés, il apparaît comme une figure discursive, à la fois énonciative, en ce qu’il exprime des points de vue édulcorés, et référentielle, en ce que ces points de vue portent sur les représentations du monde. Au niveau de sa production, il combine deux actes de langage dans la désignation de réalités problématiques : un acte d’atténuation qui l’intègre dans le vaste domaine de la mitigation et un acte d’amélioration qui lui confère une dimension valorisante intrinsèque.
Plus globalement, même s’il lui arrive d’être l’expression d’un sujet isolé et d’émaner d’un discours individualisé, l’euphémisme constitue avant tout « une figure sociodiscursive » (Bonhomme, 2005 : 240), du fait qu’il naît généralement dans l’énonciation d’une communauté langagière (voir négocier pour « corrompre » dans le français de Côte d’Ivoire), d’un groupe (comme juridiction favorable pour « paradis fiscal » dans le sociolecte des financiers) ou de participants à une interaction. En effet, on euphémise sous la pression d’autrui et à l’intention d’autrui, la voix de l’Autre étant omniprésente lors de la production d’un euphémisme. L’euphémisme est aussi une figure interdiscursive, dans la mesure où il est indissociable de la circulation des discours et de leurs reprises au sein d’occurrences particulières. En cela, il présente une certaine affinité avec le discours rapporté. À travers ces caractéristiques, l’euphémisme remplit deux grandes fonctions dans la communication envers des publics, mises en évidence par les médias : celles d’intégration et de manipulation.
Les euphémismes d’intégration
L’euphémisme établit une communication consensuelle pour peu que sa production permette d’atténuer discursivement les situations d’exclusion. Ce faisant, il réduit les hiérarchies et les clivages provoqués par ces situations dans le sens d’une plus grande proximité et d’une meilleure intégration sociale. On est alors en présence de l’euphémisme dit « policé » qui participe de plain-pied à la politesse. Les relations entre euphémisme et politesse ont été repérées depuis longtemps, notamment par le philologue et homme politique belge Albert Carnoy (1878-1961 ; 1927) et du linguiste hongrois Stephen Ullmann (1914-1976 ; 1952). Les théories du courant pragmatique leur donnent un nouvel éclairage. Ainsi, pour Catherine Kerbrat-Orecchioni (1994) ou pour Keith Allan et Kate Burridge (2006), l’euphémisme contribue-t-il à la politesse « négative », définie par le souci de ne pas choquer son ou ses publics en évitant les menaces à leur encontre. De plus, il a partie liée avec les stratégies correctives inhérentes à la politesse selon Penelope Brown et Stephen Levinson (1987 : 137 et 195) : « Recourez à l’indirection conversationnelle » ; « Manifestez de la déférence envers A »… De même, il entretient des rapports étroits avec les maximes conversationnelles de Geoffrey Leech (1936-2014 ; 1983), comme celles de tact et d’agrément.
Plus précisément, l’euphémisme met en scène les deux stratégies de figuration théorisées par Erving Goffman (1922-1982 ; 1967) : celles par évitement et par réparation. On le constate avec le traitement des handicaps physiques :
« Les écoles britanniques avertiront désormais par lettre les parents d’élèves jugés trop gros. Mais pas question de parler d’obésité. Soucieux de n’offenser personne, le gouvernement parle de “surcharge pondérale”. » (20 minutes, 6 août 2018).
Fondé sur une périphrase, l’euphémisme surcharge pondérale suscite une figuration par évitement à travers sa procédure de dé-nomination de l’obésité. De ce fait, dans la terminologie de P. Brown et S. Levinson, il amoindrit les menaces éventuelles envers les faces négative (territoire) et positive (image) des personnes désignées. Simultanément, un tel euphémisme produit une figuration par réparation vis-à-vis du public concerné. Celle-ci s’effectue au moyen d’une procédure de renomination qui consiste à inverser le discours d’exclusion à leur encontre en un discours d’intégration sociale associé à l’euphémisme utilisé. En effet, parler de gros ou d’obèses, c’est identifier les personnes nommées comme différentes ou anormales. En revanche, grâce à l’euphémisme employé, on les place dans la même catégorie que les individus à charge pondérale normale, avec seulement une différence de degré.
Conjointement à ses stratégies de figuration, l’euphémisme se distingue par son traitement détensif et mélioratif des référents potentiellement conflictuels, comme l’illustre le cas des groupes minorisés :
« Des représentants de la diversité figurent en bonne position sur la liste du Parti Socialiste en vue des prochaines élections à Paris. » (Le Temps, 17 juill. 2018).
Issue du monde nord-américain et clairement prise en charge par le journaliste du Temps, la formulation euphémique diversité instaure une dilution référentielle à propos des immigrés. En privilégiant cet hyperonyme vague et dépourvu de traits sémantiques pouvant contrarier au détriment de la dénomination attendue (des représentants issus de l’immigration), l’énonciateur opte pour une référence générique parfaitement lisse. En découle un affaiblissement de la fonction informative de l’énoncé. Mais l’identification du référent n’est pas vraiment entravée, vu que la dénomination euphémique reste dans la sphère de la réalité décrite, tout en la désignant en creux, par une saisie minimale : les immigrés forment pour le moins un groupe composite. En même temps, l’euphémisme diversité met en place un point de vue mélioratif sur la question controversée de l’immigration en Europe. Celui-ci opère selon un transfert axiologique allant de la dépréciation à la positivation, le terme diversité évoquant la conception d’une richesse multiculturelle au sein de la société, même s’il conserve encore l’idée d’altérité. Parallèlement, une telle formulation euphémique engendre un blocage de la fonction émotive du langage (Jakobson, 1962). Autant un vocable comme immigré ne manque pas, dans de nombreux contextes, de déclencher des réactions de xénophobie, autant un désignateur indéterminé comme diversité donne un frein au pathos en remplaçant ce vocable à forte charge affective par un marqueur apparemment impartial. S’ensuit un effet d’objectivation grâce auquel les émotions négatives sont inhibées.
Sur le plan énonciatif, le discours estompé émanant des euphémismes d’intégration fonctionne sous le régime de la « polyphonie convergente » (Bonhomme, 2020 : 28), suivant laquelle le je-dis de leurs producteurs fait écho au on-dit de la doxa la plus actuelle qui cherche à refréner les représentations discriminatoires. De ce point de vue, l’euphémisme diversité n’est qu’une reformulation, assumée dans un nouveau contexte, du discours de pondération qui tend socialement à s’imposer pour la désignation de la population d’origine étrangère, notamment chez les responsables politiques, les journalistes ou les éducateurs. De surcroît, la vulgarisation de ce terme euphémique dans les médias favorise sa prise en charge par le plus grand nombre et/ou par une pluralité de publics. Par ailleurs, les euphémismes d’intégration permettent à leurs auteurs d’afficher un éthos de modération, tout en épargnant au public la rudesse de certaines dénominations. Dès lors, ces euphémismes assurent une fonction de régulation, en ce qu’ils renforcent l’équilibre rituel de la communication et en ce qu’ils préservent la solidarité interindividuelle.
Euphémismes et politiquement correct
Se pose cependant la question des relations entre les euphémismes et le politiquement correct, grand utilisateur de tournures édulcorées. Comme le remarque Christian Delporte (2009 : 299), le politiquement correct constitue à ses débuts, principalement aux États-Unis dans les années 1980, « un mode de pensée qui, visant à reconnaître l’identité des minorités, s’applique à rayer du vocabulaire tout ce qui pouvait les désigner de manière méprisante […] et tout ce qui était de nature à stigmatiser les origines, le physique ou la situation sociale des individus ». Sur le fond, tout comme les euphémismes d’intégration, le politiquement correct répond à des objectifs qu’on ne peut que partager, dans la mesure où il se propose de faire reculer le racisme, le sexisme, l’homophobie et toute forme d’exclusion. Toutefois, et particulièrement en France, il a vite alimenté des critiques en raison de ses positions normatives et de son « hygiène verbale radicale » (Cameron, 1995 : 8). On lui a reproché son « totalitarisme » (Volkoff, 2001 : 11), son « hégémonisme culturel » (Allan, Burridge, 2006 : 17), ainsi que ses effets contre-productifs, à l’opposé de ses objectifs consensuels : « On égare le citoyen vers des attitudes d’autocensure, d’inhibition, on verrouille le blocus social » (Mercury, 2001 : 134).
Ces critiques ne manquent pas de déteindre sur de nombreux euphémismes d’intégration sociale qui forment précisément l’une des ressources du politiquement correct. D’un côté, ces euphémismes aboutissent couramment à des tournures sclérosées, fondées sur des matrices langagières à extension virtuellement indéfinie. C’est le cas pour le paradigme agent de x qui permet de voiler la désignation directe des corps professionnels les plus variés, les ouvriers devenant des agents de fabrication ou les employés de nettoyage des agents d’entretien. C’est également le cas pour le paradigme [être] en situation de x, régulièrement exploité de nos jours pour transformer discursivement des conditions de vie ou des états négatifs affectant les individus en faits conjoncturels susceptibles d’améliorations : « En 2022, le nombre des personnes en situation de pauvreté représentait 15 % de la population à Genève » (Le Temps, 18 fév. 2023) ; « Le Conseil Fédéral a pris plusieurs mesures pour les personnes en situation de chômage » (L’Hebdo, 30 avr. 2023) ; « Si vous êtes en situation d’obésité, […] » (publicité pour les régimes amaigrissants Comme j’aime, dans Femme actuelle, 10 juill. 2023)… Le recyclage réitéré de ces expressions euphémiques leur confère une rigidité formelle, les convertissant en stéréotypes langagiers et en formules plus ou moins figées (Bonhomme, 2023). Elles acquièrent à ce moment une dimension mécanique et artificielle qui traduit une routinisation mentale et qui peut faire douter de leur sincérité.
D’un autre côté, les euphémismes d’intégration sont facilement étendus à des catégories sociales et professionnelles dont le statut discriminé est discutable ou peu évident. Ainsi en est-il pour la matrice euphémique professionnel de x qui estompe le mépris affectant les prostituées en tant qu’elles exercent une activité réprouvée : « La nouvelle application Ohlala permet aux professionnelles du sexe de travailler de manière plus autonome » (Le Matin, 30 août 2019). Or, une telle matrice finit par s’appliquer à n’importe quelle profession, à l’image des agriculteurs, perdant de ce fait sa pertinence par rapport aux catégories réellement discriminées : « La baisse du prix du lait a conduit de nombreux professionnels de l’agriculture à vendre leurs troupeaux » (Le Monde, 9 juill. 2022). De la sorte, par leur souci d’édulcorer la moindre aspérité langagière ou sociale, une partie importante des euphémismes d’intégration s’inscrit dans une pensée conformiste qui conduit à leur banalisation et qui pose le problème d’une duplicité collective en vertu de laquelle on préfère intervenir sur les mots plutôt que sur les maux. Dans cette perspective, il paraît plus aisé de rebaptiser les gitans et les forains en gens du voyage, ou les personnes souffrant d’un handicap physique en personnes à mobilité réduite que de régler en profondeur leur situation. Cessant d’être seulement un procédé atténuatif, l’euphémisme revêt alors une dimension déceptive à travers laquelle « on déguise des idées désagréables », selon la définition de César Dumarsais (1676-1756 ; 1730 : 142).
Les euphémismes manipulatoires
Aux euphémismes d’intégration sociale s’opposent des euphémismes plus contestables qu’on peut qualifier de manipulatoires. Recourant aux mêmes procédés que les formulations euphémiques précédentes, ceux-ci s’en distinguent par leur contextualisation et leur visée. Mettant en œuvre des relations verticales de pouvoir, ils exercent une contrainte persuasive sur le public, tout en lui présentant des jugements faussement rassurants comme allant de soi à propos de situations conflictuelles, qu’elles soient d’ordre politique, économique ou militaire. En résulte une communication biaisée qui tire parti de certaines propriétés de la figure euphémique : son orientation positivante ; son sémantisme flou induisant une interprétation opaque (voir insécurité alimentaire qui désigne des situations de famine, comme de malnutrition) ; sa tendance à la nominalisation et à l’abstraction, sources de déresponsabilisation énonciative (ainsi quand une mise au chômage devient un plan de modernisation). Souvent dénoncés comme relevant de la désinformation (Breton, 1997) ou du double langage (Crespo Fernándes, 2007), ces euphémismes s’intègrent dans la langue de bois qui consiste en un langage contraint servant « à dissimuler sa pensée et à prendre plus ou moins le contrôle de celle ou celui à qui on s’adresse » (Guilleron, 2010 : 20).
De tels euphémismes manipulatoires ont une dimension implicitement coercitive, surtout lorsqu’ils sont le fait de gouvernements totalitaires. Dans LTI, la langue du IIIe Reich, Victor Klemperer (1881-1960 ; 1947) a magistralement établi comment des euphémismes nazis, du genre « transfert de population » ou « solution finale » pour désigner respectivement la déportation et l’extermination de catégories entières de personnes, ont fini par banaliser l’idée de l’élimination des Juifs auprès d’une majorité d’Allemands. Pareillement, mais sous une forme romancée dans 1984 (paru en 1949), George Orwell (1903-1950 ; 1949 : 402) a mis en lumière la force de conviction feutrée exercée sur la population d’Océania par des euphémismes antiphrastiques propres à la Novlangue du régime de Big Brother :
« Il n’y avait pas de mot, dans le vocabulaire B, qui fût idéologiquement neutre. Un grand nombre d’entre eux étaient des euphémismes. Des mots comme par exemple : joiecamp (camp de travaux forcés) ou minipax (ministère de la Guerre) signifiaient exactement le contraire de ce qu’ils paraissaient dire. »
Du point de vue de leur producteur institutionnel, l’intérêt de ces euphémismes est d’avoir un potentiel persuasif aseptisé et de receler une pétition de principe, à savoir une proposition discutable énoncée comme déjà admise, sans qu’il soit besoin d’argumenter. Mais comme l’ont relevé plusieurs observateurs, dont Alice Krieg-Planque (2003) et Jean-Paul Courtéoux (2005), ces euphémismes manipulatoires assurent aussi un formatage de l’opinion auprès des sociétés démocratiques, en particulier dans le domaine militaire. En témoigne l’euphémisation de la guerre d’Algérie sous la IVe République française, recatégorisée en opération de maintien de l’ordre et en pacification par les autorités de l’époque, soucieuses de ne pas effrayer la population et d’éviter une condamnation de l’ONU. De même, dans les années 2000, la reconceptualisation euphémique de la guerre en Ex-Yougoslavie, considérée comme propre par l’OTAN, a rencontré un indéniable succès médiatique, qu’elle concerne ses bombardements ciblés, rebaptisés en frappes chirurgicales, ou ses bavures militaires, redéfinies en dommages collatéraux. Dans d’autres contextes, l’euphémisme ne se borne plus à masquer la gravité d’un fait ou d’une situation, mais il constitue un véritable acte de négation d’un référent perçu comme tabou, à l’exemple de la question kurde en Turquie :
« Pour le gouvernement turc, il est interdit de recourir aux mentions “kurde d’origine” ou “citoyen kurde” dans tout document administratif. Celles-ci doivent être remplacées par la formulation “citoyen turc”. » (Le Temps, 21 mai 2020).
L’estompage euphémique de la dénomination ethnique citoyen kurde sous un terme englobant moins controversé permet ici une double manipulation de l’opinion. Il prétend régler linguistiquement l’épineux problème du séparatisme kurde et il impose la conception d’une nation turque homogène, même si elle est démentie par les faits. En dehors des contextes politiques et militaires, les euphémismes manipulatoires touchent divers aspects de notre vie quotidienne, comme le montre un article de presse :
« Suite à une décision du conseil communal approuvée à la majorité, à Lausanne, la vidéosurveillance s’appellera dorénavant “vidéo-protection”. » (La Liberté, 19 févr. 2018).
La reformulation euphémique de la vidéosurveillance en vidéoprotection masque les risques d’atteinte aux libertés occasionnés par le contrôle des espaces publics. Un tel euphémisme répond à une visée argumentative puisqu’il oriente dans une seule direction (la positivité de la protection) ce qui comporte une double face sujette à la contestation (la négativité de la surveillance qui a néanmoins un but positif). Il occulte ainsi les débats sur les dangers de cette pratique, vu qu’il met uniquement en valeur son avantage : la sauvegarde de la tranquillité des citoyens.
L’euphémisme en échec
Loin d’être toujours couronnés de succès, les effets d’atténuation de l’euphémisme peuvent être mis en cause lors de leur réception par des publics. Ils engendrent alors des « jugements d’euphémisation » (Krieg-Planque, 2004 : 60) qui en pointent le caractère inapproprié. L’euphémisme n’est plus reçu dans son usage référentiel, mais il se trouve retraité comme une mention inadéquate en face des réalités problématiques qu’il estompe. Sur le plan énonciatif, cette interprétation critique opère selon la modalité de la « polyphonie divergente » (Bonhomme, 2020 : 29) à travers laquelle le récepteur refuse d’adhérer à la teneur de l’euphémisme qu’il décèle, contribuant à son échec. Cette situation est révélatrice dans la presse lorsque les journalistes prennent leur distance avec les euphémismes qu’ils mentionnent, suivant trois types de traitement.
Au degré faible, le journaliste se détache ostensiblement de la formulation euphémique qu’il rapporte, recourant à des marqueurs typographiques :
« Près de trois mille militants de la secte Falungong seraient soumis à un programme de “rééducation politique”. » (Le Point, 17 juill., 2020).
Indices par excellence d’un décrochage énonciatif, les guillemets signalent ici le statut cité et non assumé de l’euphémisme rééducation politique qui occulte la dureté des camps d’internement chinois. Ce faisant, ils mettent en avant la prudence du journaliste, laquelle ne peut qu’éveiller la méfiance des lecteurs sur sa signification tendancieuse. À un degré intermédiaire, la formulation euphémique est démasquée par un commentaire explicatif :
« L’agression devient par euphémisme une “incivilité” et la cité à forte délinquance un “quartier sensible”, puis par euphémisation de l’euphémisme, “un quartier”. » (Le Monde, 25 avr. 2019).
Dans cet énoncé, le démasquage des euphémismes pris pour cible se fait par le rétablissement explicite des réalités conflictuelles qu’ils dissimulent (agression, cité à forte délinquance). De plus, l’emploi du terme euphémisme renforce ce démasquage, dans la mesure où un euphémisme nommé comme tel suscite un questionnement sur son bien-fondé et perd ordinairement ses effets d’atténuation.
Au degré fort, l’euphémisme est stigmatisé à travers un traitement polémique qui exploite les procédés du pamphlet. Ce traitement est manifeste dans un éditorial dont l’objectif est de saper l’euphémisme migrant qui, par sa généricité et son orientation sémantique sur la seule idée de déplacement, édulcore la misère affectant les réfugiés de la guerre et de la pauvreté :
« Le débat en Europe sur la question des migrants est en train de prendre une tournure folle. On a commencé à construire cet euphémisme fourre-tout, ce monstre juridique, qui ne veut rien dire et efface la différence entre immigration économique et politique – la fameuse “misère du monde” avec les survivants de l’oppression, de la terreur, des massacres, à l’endroit desquels nous avons un devoir d’hospitalité. » (La Liberté, 27 août 2015).
Dans ce passage, l’hyperonyme migrant se voit mis à mal par l’exhibition de sa nature hétéroclite, par sa recatégorisation métaphorique en « monstre », par des jugements véhéments (« tournure folle ») et des termes exacerbés (« terreur », massacres »). Totalement dépréciatif, le discours journalistique déconstruit le point de vue désensibilisé transmis par cet euphémisme, en montrant son incompatibilité avec les situations dramatiques dont il rend compte.
Dans l’ensemble, l’euphémisme joue sur la plasticité des dénominations, créant un système référentiel « en deçà », fondé sur une « sous-énonciation » (Rabatel, 2013 : 38) généralisée. Il est symptomatique des problèmes que pose le réglage des deux grands axes du langage que sont le contenu et la relation (Watzlawick, Helmick Beavin., Jackson, 1967) lorsque la communication est confrontée à des référents risqués. Soit on privilégie le contenu, fût-il dérangeant, et on s’en tient aux faits, appelant un chat un chat. Soit on accorde un rôle prépondérant à la relation à l’autre et on favorise le lissage de l’information en exploitant le montré/caché des euphémismes. Ces choix réclament un équilibre délicat qui dépend de la teneur des informations transmises et du public auquel on s’adresse.
Allan K., Burridge K., 2006, Forbidden words. Taboo and the censoring of language, Cambridge, Cambridge University Press.
Benveniste É., 1963, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.
Beth A., Marpeau E., 2005, Figures de style, Paris, Éd. Librio.
Bonhomme M., 2005, Pragmatique des figures du discours, Paris, H. Champion, 2014.
Bonhomme M., 2020, « Polyphonie divergente et mise en cause des euphémismes dans la presse écrite », Çédille. Revista de estudios franceses, 17, pp. 25-43. Accès : https://doi.org/10.25145/j.cedille.2020.17.03.
Bonhomme M., 2023, « L’euphémisme redéfini comme une formule discursive », pp. 113-127, in : Hilgert E., Kleiber G., Palma S., dirs, La Notion de formule en linguistique, Limoges, Lambert-Lucas.
Breton P., 1997, La Parole manipulée, Paris, Éd. La Découverte.
Brown P., Levinson S., 1987, Politeness. Some universals in language usage, Cambridge, Cambridge University Press.
Cameron D., 1995, Verbal hygiene, Londres, Routledge.
Carnoy A., 1927, La Science des mots, Louvain, Éd. Universitas.
Courtéoux J.-P., 2005, La Socio-euphémie. Expressions, modalités, incidences, Paris, Éd. L’Harmattan.
Crespo Fernándes E., 2007, El Eufemismo y el disfemismo. Procesos de manipulación del tabú en el lenguaje literario inglés, Alicante, Publicaciones Universidad de Alicante.
Delporte C., 2009, Une histoire de la langue de bois, Paris, Flammarion.
Dumarsais C. C., 1730, Traité des tropes, Paris, Éd. Le Nouveau Commerce, 1977.
Fromilhague C., 1995, Les Figures de style, Paris, Nathan.
Goffman E., 1967, Les Rites d’interaction, trad. de l’anglais (États-Unis) par A. Kihm, Paris, Éd. de Minuit, 1974.
Guilleron G., 2010, Langue de bois, Paris, Éd. First.
Jakobson R., 1962, Essais de linguistique générale, trad. de l’anglais (États-Unis) par N. Ruwet, Paris, Éd. de Minuit, 1963.
Jaubert A., 2012, « Un précieux moins-disant. La pragmatique de l’euphémisme conversationnel », pp. 91-102, in : Bonhomme M., de La Torre M., Horak A., dirs, Études pragmatico-discursives sur l’euphémisme/Estudios pragmático-discursivos sobre el eufemismo, Francfort-sur-le-Main, P. Lang.
Kerbrat-Orecchioni C., 1994, « Rhétorique et pragmatique : les figures revisitées », Langue française, 101, pp. 57-71. Accès : https://doi.org/10.3406/lfr.1994.5843.
Klemperer V., 1947, LTI, la langue du IIIe Reich, trad. de l’allemand par E. Guillot, Paris, A. Michel, 1996.
Krieg-Planque A., 2003, « Purification ethnique ». Une formule et son histoire, Paris, CNRS Éd.
Krieg-Planque A., 2004, « Souligner l’euphémisme : opération savante ou acte d’engagement ? Analyse du “jugement d’euphémisation” dans le discours politique », Semen, 17, pp. 59-79. Accès : https://doi.org/10.4000/semen.2351.
Leech G., 1983, Principles of Pragmatics, Londres, Longman.
López Díaz M., 2014, « L’euphémisme, la langue de bois et le politiquement correct », L’Information grammaticale, 143, pp. 47-55. Accès : https://www.researchgate.net/publication/292099419_L’euphemisme_la_langue_de_bois_et_le_politiquement_correct_changements_linguistiques_et_strategies_enonciatives.
Mercury T., 2001, Petit Lexique de la langue de bois, Paris, Éd. L’Harmattan.
Nyrop K., 1925, Grammaire historique de la langue française, Copenhague, Gyldendalske Boghandel Nordisk Forlag.
Orwell G., 1949, 1984, trad. de l’anglais par A. Audiberti, Paris, Gallimard, 1950.
Rabatel A., 2013, « Humour et sous-énonciation (vs ironie et sur-énonciation) », L’Information grammaticale, 137, pp. 36-42. Accès : http://dx.doi.org/10.3406/igram.2013.4252.
Sablayrolles J.-F., 2016, « Des procédés néologiques euphémiques et quelques domaines d’apparition privilégiés », La Linguistique, 52, pp. 187-200. Accès : https://doi.org/10.3917/ling.522.0187.
Suhamy H., 1981, Les Figures de style, Paris, Presses universitaires de France.
Ullmann S., 1952, Précis de sémantique française, Berne, A. Francke.
Volkoff V., 2001, Manuel du politiquement correct, Monaco, Éd. du Rocher.
Watzlawick P., Helmick Beavin J., Jackson D., 1967, Une logique de la communication, trad. de l’anglais (États-Unis) par J. Morche, Paris, Éd. Le Seuil, 1972.
Copyright © 2025 Publictionnaire - Tous droits réservés - ISSN 2609-6404