L’événement et les publics médiatiques
Fait et événement
La définition de l’événement oscille entre deux pôles : d’un côté, ce que Paul Ricœur (1991) appelle l’événement-occurrence, c’est-à-dire tout fait qui advient, et de l’autre, la problématique de l’événement-sens, c’est-à-dire l’émergence, dans le cours normal des choses, d’une rupture qui demande à être expliquée. La philosophie analytique, d’inspiration logique, adopte la première définition et se pose la question de la nature de l’événement dans une perspective ontologique en s’appuyant sur des indices langagiers, notamment l’existence de noms communs d’événements. Pour les chercheurs qui au contraire adoptent une conception phénoménologique, de telles approches négligent le caractère humain de l’événement. À la différence du fait qui ne survient pour personne, l’événement survient pour quelqu’un et va prendre sens pour lui. Ce sujet va l’intégrer à un système d’intelligibilité qui permet de réduire l’acuité de la rupture, ou comme le formule Paul Ricœur (1991), « l’irrationalité principielle de la nouveauté ». Ainsi l’événement n’est-il pas une réalité brute mais une réalité signifiée qui demande à être comprise. Béance de sens, l’événement est également source de sens, à travers ses conséquences pour un groupe ou un individu : ainsi, la recherche des auteurs d’un attentat, ou les excuses faites aux victimes deviennent partie intégrante de l’événement.
La réception de l’événement est indissociable de celui-ci, car c’est à ce moment-là qu’un sens social lui est attribué, sens qui mobilise des informations factuelles, mais aussi des ressources symboliques et culturelles, des croyances et des conventions sociales. Pour Paul Ricœur, c’est le récit, en tant qu’il est une manière d’ancrer l’expérience humaine dans le temps, qui va rendre l’événement intelligible et résorber la rupture.
Événement et histoire
Pour l’historien, l’histoire est avant tout événementielle, du moins avant l’apparition de l’École des Annales au XXe siècle. Celle-ci se focalise sur les temps longs et non sur l’histoire de rois et des batailles, ce qui représente une véritable rupture historiographique. En mettant en valeur le rôle explicatif de l’espace géographique, du climat, des cycles économiques, l’œuvre de Fernand Braudel permet de redessiner les échelles de temporalité. Malgré ce tournant, l’événement revient avec l’apparition de l’« histoire immédiate », préparée par Mai 68, qui confronte les historiens à la nécessité de revenir à un récit des événements. C’est ainsi que, dans les années 1970, historiens et journalistes se rapprochent, lorsque ces derniers adoptent la perspective des temps longs, pour tenter d’accéder au substrat qui sous-tend l’événement, tout en gardant celle des temps courts, qui permet d’éclairer le présent. Mais ce rapprochement n’est pas exempt de critiques. L’historien Pierre Nora (1974) dénonce l’inflation de l’événement, née du discours médiatique, ce qui le conduit à faire une distinction entre ce dernier et l’événement historique ; si le premier se présente sous le mode du spectaculaire, voire du spectacle, le deuxième se caractérise par son importance. Le lien entre journalistes et historiens est donc étroit puisque tous les deux identifient, nomment et hiérarchisent des événements, mais les historiens ont besoin d’une certaine distance temporelle pour passer de la chronique à l’histoire.
Événement et médias
Le rapport entre événement et médias est traversé par une tension : divertir d’une part, informer de l’autre. Les modes de transmission de l’événement médiatique y sont pour beaucoup (immédiateté de la transmission, manque de recul), au point que de nombreux chercheurs établissent un lien de causalité entre les règles de production de chaque médium et les productions des journalistes (voir à ce sujet Rabatel, Chauvin-Vileno, 2006). Pour cette raison, certains analystes des médias (par exemple Champagne, 1991), y compris des discursivistes, voient dans le discours d’information une « fabrique » hypertrophiée de l’événement. Dans leur soif d’événements, les médias sont pointés du doigt en ce qu’ils empêchent le vécu collectif, car tout fait événement (Arquembourg, 2003) sans pour autant faire récit. La surévénementialisation rend ainsi les médias incapables de montrer la nouveauté.
La fabrique des événements par les médias s’opère à deux niveaux. Tout d’abord, selon un principe de pertinence (newsworthiness) qui conduit les journalistes à sélectionner les occurrences en anticipant les attentes du public. Dans un second temps, les occurrences phénoménales subissent un processus de formatage qui les rend intelligibles pour un certain public. L’événement est ainsi formaté par des cadres sociaux, des scripts (Mouillaud, Tétu, 1989), ainsi que par des routines professionnelles (Palmer, 2006) qui le font entrer dans une catégorie partagée. On peut mentionner d’autres contraintes : narratives, formelles, techniques, économiques voire commerciales. Les journalistes ont tendance à invisibiliser ces « pratiques concrètes de sélection, de traduction, de codage, de re-présentation » (Kaufmann, 2008 : 99), autrement dit, à présenter l’événement comme étant déjà là, comme une entité discrète qu’il suffit de nommer et d’insérer dans une série. Mais la mise au jour de ces pratiques a conduit les chercheurs à adopter une approche constructiviste (Verón, 1981), aujourd’hui largement acceptée. On peut dès lors affirmer que les médias d’information ne font pas qu’enregistrer l’événement, sans toutefois pouvoir penser qu’ils le créent de toutes pièces.
La construction de l’événement par les médias rappelle tout ce que les sociétés démocratiques délèguent au discours d’information. Mais cela ne doit pas faire oublier que ce dernier est de plus en plus soumis à la surveillance des publics médiatiques, par le biais notamment du dispositif du commentaire, mais également du « like » (sur Facebook) ou du simple clic, actions qui ont désormais une incidence sur la manière dont les journalistes médiatisent l’actualité.
Événement et langage
Lors du surgissement d’un événement dans l’espace public, dans les sociétés actuelles, ce sont les médias qui tentent de répondre à la demande de sens générée par la rupture. Cela suscite un « moment discursif » (Moirand, 2007), à savoir une profusion d’articles de genres variés (articles d’opinion ou d’information, interviews), de photos et de dessins. Le moment discursif constitue un cadre dans lequel le sens peut être produit et interprété. Les ressources linguistiques et discursives permettant la configuration du sens social de l’événement vont acquérir leur pertinence. Le moment discursif est l’espace dans lequel les désignants d’événements émergent, se stabilisent, circulent, sont éventuellement contestés et contribuent à la configuration d’une mémoire collective.
Plusieurs phénomènes rendent manifeste le rôle du langage dans la construction du sens de l’événement. Nous mettrons l’accent en priorité sur le rôle de la nomination, qui contribue à l’unicité de l’événement en rassemblant une multitude de faits dans un ensemble cohérent (Badiou, 1988).
En premier lieu, l’acte de catégorisation, de « mise sous une description » (Quéré, 1994), inscrit l’événement dans un système d’attentes symboliques et sociales. Les journalistes (à l’aide de sources diverses, telles que les dépêches d’agences de presse) cherchent d’abord à identifier le type d’événement par le biais d’un nom commun. Celui-ci peut être très spécifique (explosion nucléaire) ou plutôt vague (affaire), il peut être en relation de synonymie avec d’autres noms (guerre/conflit) ou irremplaçable (génocide). Pour que l’événement soit identifié comme unique, le nom commun sera souvent accompagné d’un complément, en général un nom propre ou une date (« La catastrophe de Tchernobyl », « l’affaire Adidas », « la guerre d’Afghanistan », « la crise de 29 », « les attentats du 11-Septembre »). Souvent, ces désignants subissent une condensation pour produire un « mot-événement » (Moirand, 2007), tel que « Mai-68 » ou « Fukushima », des séquences très économiques et d’une grande productivité sémantique, car elles peuvent déclencher une grande quantité d’information chez le lecteur, en fonction de son âge, son bagage encyclopédique, sa nationalité, etc.
En deuxième lieu, la nomination est inséparable de la question du point de vue. Il va de soi que parler de guerre et de guerre civile pour le même événement révèle deux points de vue opposés portés sur une même réalité, ce qui donne lieu à de fréquents conflits de dénomination. Ce fut le cas de la grippe porcine/la grippe nord-américaine, ou la révolution du jasmin/la révolution tunisienne. La lutte entre différents acteurs sociaux pour imposer des désignants montre que ces derniers doivent jouir d’une acceptation sociale pour continuer à circuler ; ce sont ainsi les cas de dissensus qui révèlent que les désignants reposent sur un consensus tacite. Les querelles sur les mots ne sont pas indépendantes des enjeux polémiques et argumentatifs. Dans ce sens, il est important d’observer la circulation des désignants, qui vont être repris, être l’objet d’allusions, de critiques, pour décrire et penser l’événement (Moirand, 2007 ; Krieg-Planque, 2009).
En troisième lieu, l’étude de l’environnement cotextuel des désignant montre que les mots ne sont pas isolés les uns des autres, ils fonctionnent par « grappes », certains s’attirent plus que d’autres. Ces associations, mesurables statistiquement, dessinent un « prêt-à-parler » (Veniard, 2013). Ainsi, dans le contexte d’une guerre, l’association de frappes à protestation ou à condamnation, alors que le synonyme opérations connaît un voisinage de mots renvoyant au domaine strictement militaire, invite à s’interroger sur la liberté dont l’individu disposerait pour rendre compte d’un événement. De même, une crise doit être gérée, réglée, comme on le ferait avec un problème. Des associations ou séquences figées s’imposent ainsi au locuteur.
Enfin, la dimension mémorielle est l’un des phénomènes les plus productifs dans le processus de mise en discours de l’événement. Les désignants peuvent permettre de nouer des liens entre des événements différents et former ainsi une catégorie ad hoc, qui sert de support à l’élaboration d’une mémoire interdiscursive (Moirand, 2007). L’analogie, par exemple (le 11 septembre français, un Pearl Habor terroriste ou la nouvelle guerre d’Afghanistan), nous montre la grande productivité sémiotique des désignants, qui constituent des artefacts culturels ayant pour fonction non seulement de nommer mais de penser et de réinterpréter l’événement (Calabrese, 2013). Les expressions événementielles sont ainsi à la fois le support et le déclencheur d’une mémoire historique et collective qui se tisse au fur et à mesure de leur circulation. Il s’agit, à travers le langage, moins de référer à la réalité que de la sémiotiser.
Arquembourg J., 2003, Le Temps des événements médiatiques, Bruxelles, De Boeck/Ina.
Badiou A., 1988, L’Être et l’événement, Paris, Éd. Le Seuil.
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Krieg-Planque A., 2009, La Notion de « formule » en analyse du discours. Cadre théorique et méthodologique, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté.
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Veniard M., 2013, La Nomination des événements dans la presse. Essai de sémantique discursive, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté.
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