En France comme ailleurs dans le monde, de plus en plus de médias disposent de rubriques ou chroniques consacrées à ce que les professionnels de l’information appellent le fact-checking. Derrière l’usage actuel de cet anglicisme, se cache une pratique journalistique récente, un genre journalistique émergent qui consiste à évaluer la véracité de propos tenus par des responsables politiques ou d’autres personnalités. Le grand public, lui, identifie davantage ce travail de vérification à travers des noms – parfois devenus de véritables marques – tels « Désintox » pour Libération (2008), « Les Décodeurs » pour Le Monde (2009), « Le vrai du faux » sur France Info (2012), « Le vrai-faux de l’info » sur Europe 1 (2012), « L’Oeil du 20 heures » sur France 2 (2014), etc.
Très concrètement, le format classique, récurrent, d’un article ou d’une chronique de fact-checking est généralement le suivant : « Untel a déclaré tel jour dans tel média, telle information… Eh bien c’est vrai/faux/plutôt vrai/plutôt faux, etc. ». Est systématiquement associé à la citation, ainsi qu’au « verdict » donné par le journaliste, un long développement, fondé sur des données (souvent chiffrées) issues de rapports et de statistiques officielles, ainsi que sur des avis d’experts, le tout afin de proposer l’information la plus précise et juste possible. Chaque fois, l’idée reste d’éclairer le public sur la manière dont les personnes « fact-checkées » construisent leurs discours et élaborent leurs argumentations, pour mieux en décrypter les éventuels contenus de désinformation.
Pour parvenir à leurs fins, les journalistes « fact-checkers », en charge de la production de ces contenus, sont missionnés pour repérer, au sein des tribunes offertes aux personnalités publiques (souvent politiques), les affirmations qui semblent se prêter le mieux à un travail de vérification, en fonction de leur intérêt propre (sujet d’actualité, polémique, etc.) et de leur intérêt journalistique (occasion de faire le point sur un thème donné, thématique jugée accrocheuse, etc.). Ils doivent aussi prêter attention à leur caractère « vérifiable » : s’assurer qu’ils sont en mesure de trouver, dans le temps imparti à ce travail au sein de la rédaction, un rapport officiel, des données ou des archives, par exemple, qui permettront de confirmer ou d’infirmer la citation retenue.
En France, ce travail a connu un pic substantiel autour de la campagne présidentielle de 2012, avant de s’essouffler, puis de susciter un regain d’intérêt lors de la campagne de 2017. Et c’est le quotidien Libération qui en est le pionnier, puisque ce média a créé sa rubrique « Désintox » dès 2008. Il s’agit alors de fonder un « observatoire des mensonges et des mots du discours politique » à travers un blog spécifique sur le site Libération.fr et la reprise des principaux articles dans la version papier du journal. À compter de septembre 2012, « Désintox » devient aussi un programme de télévision dans l’émission d’information 28 minutes, diffusée sur la chaîne franco-allemande Arte. La rubrique, qui ne s’intéresse qu’aux fausses déclarations, se présentait alors ainsi : « Désintox est la première rubrique française de “fact-checking”. Elle relève les inexactitudes ou les mensonges délibérés dans les discours des politiques. En quatre ans, l’équipe de la rubrique a corrigé des centaines de chiffres ou déclarations, en balayant avec impartialité l’ensemble du spectre politique ». Aujourd’hui, elle se décrit plus sobrement : « Désintox débusque toutes les intox qui viennent polluer le débat public » (28 minutes, 2016). Le ton est donné et l’ensemble des autres médias n’auront de cesse de suivre ce modèle, avec assez peu d’originalité finalement, si ce n’est qu’ils s’intéresseront indifféremment aux déclarations vraies et fausses.
Une double définition
Il est toutefois intéressant de noter que le terme fact-checking dispose en réalité de deux définitions distinctes. En effet, littéralement, fact-checking pourrait se traduire par « vérification des faits » ou même « vérification par les faits ». En ce sens, cette pratique n’a rien de nouveau, puisqu’elle renvoie à une règle du journalisme – pour ne pas dire un « commandement » – mais plus encore à une tradition du journalisme américain des années 1920. À l’époque, le magazine Time recrutait, à ses débuts, les premiers fact-checkers de la presse magazine étatsunienne, pour vérifier scrupuleusement et exhaustivement noms, dates, chiffres et faits relatés dans l’ensemble des articles avant leur publication.
Et puis il y a la définition du fact-checking tel que pratiqué récemment, dans les médias français notamment, mais encore peu étudié par la recherche en sciences de l’information et de la communication. Cette définition a été livrée dès 2011 par Françoise Laugée (2011 : 52) dans la Revue européenne des médias et du numérique : « Pratique journalistique qui consiste à contrôler l’exactitude des informations ou la cohérence des propos délivrés par les hommes politiques. […] Le fact-checking vient des États-Unis. Le site américain PolitiFact.com est un modèle du genre ». Cette fois encore, l’origine étatsunienne de ce terme est pointée. Deux définitions, donc, mais une seule origine géographique et socioprofessionnelle, du côté du journalisme américain.
Cette double conception du fact-checking, sur un même terrain mais à travers deux époques différentes, se révèle particulièrement instructive pour éclairer les évolutions plus globales qu’a connues l’univers du journalisme et de ses pratiques professionnelles au cours du siècle écoulé.
Une pratique ancienne
Cela a été dit, le terme « fact-checking » a longtemps été utilisé – et continue de l’être – pour désigner le travail accompli par des journalistes spécialisés dans la vérification exhaustive et systématique des contenus journalistiques avant publication, afin de garantir la qualité et la véracité des contenus pour les lecteurs. Cette pratique-là naît aux États-Unis, dès 1923, quand Briton Hadden et Henry Luce créent le magazine Time et recrutent des fact-checkeurs, suivis par la plupart des magazines, du The New Yorker au Reader’s Digest (Harrison-Smith, 2004 : 11). Ce fact-checking des origines consiste ainsi à vérifier noms, dates, chiffres et faits dans l’ensemble des productions, mais aussi à vérifier et à recontacter les sources énonciatrices de telle ou telle citation alimentant le récit, voire des sources complémentaires, avant d’échanger à nouveau avec le rédacteur à l’origine de l’article. Quoi qu’il en soit, ce dernier est invité à transmettre ses notes, preuves et autres éléments à sa disposition afin que le fact-checker puisse s’y référer ou en vérifier la validité (ibid. : 12). L’objectif principal de ce travail consiste à crédibiliser les contenus des journaux et magazines. À l’époque, en effet, le public est confronté à des médias qui n’hésitent pas à mélanger journalismes d’information et de divertissement ; face à une profession qui n’a pas encore institutionalisé ses formations et ses procédures, la prudence reste donc de mise.
Toutefois, ces équipes de fact-checkers ainsi constituées à partir des années 1920 (souvent appelées research departments) connaîtront des coupes sombres à l’extrême fin du XXe siècle, alors que les effectifs sont menacés de toute part. En 1996 et 1997, Time puis Newsweek vont alors créer des postes mixtes de « reporters-researchers » et abandonner le fact-checking classique. Il en sera de même pour Fortune, Vogue, Village Voice, Esquire et bien d’autres plus récemment (Silverman, 2007 : 286-292).
Un exercice réinventé
Les rubriques et chroniques de fact-checking apparues en France à compter de 2008 n’ont guère de rapport avec cette tradition de vérification exhaustive des contenus. Pour autant, elles ne sont pas non plus totalement originales, car elles sont calquées sur la pratique de sites – essentiellement pure-players (exclusivement en ligne) – américains qui, au début des années 2000, réinventent un fact-checking de vérification de la parole publique, de décryptage des éléments de langage et des tentatives de propagande notamment.
Le site généralement cité en référence historique en matière de fact-checking « politique » est FactCheck.org, lancé en 2003 par le Annenberg Public Policy Center de l’université de Pennsylvanie. Cette initiative académique, mais destinée à informer le grand public (celui-ci lui a permis, par ses suffrages en ligne, de remporter plusieurs Webby Awards), sera suivie, en 2007 par les premières initiatives issues de médias « traditionnels ». À commencer par celles du Washington Post et du Tampa Bay Times. The Fact Checker est un blog politique hébergé par le site internet du « Post ». Il est né d’une rubrique ponctuelle dans la version papier du journal avant de devenir permanent, sur le web, à compter de 2011. Il doit sa renommée à son mode d’évaluation de la véracité des propos : à chaque citation est attribuée un nombre de Pinocchios (entre un et quatre), ou un Geppetto lorsque la citation ne contient que la vérité (Washington Post, 2013)
Quant au Tampa Bay Times, il multiplie, sur le site internet Politifact.com, les échelles de mesure pour établir la véracité des citations politiques (un compteur appelé « Truth-O-Meter »), mais aussi pour contrôler si les promesses de campagne des présidents Obama, puis Trump, ont été tenues ou non (« Obameter », « Trump-O-Meter »). Mais ce site lauréat du prix Pulitzer en 2009 a une autre particularité : telle une franchise, il a vocation à créer des déclinaisons pour chaque État américain (une vingtaine en 2017).
Bien entendu, d’autres initiatives de ce type sont nées depuis, en particulier à l’occasion de la présidentielle étatsunienne de 2016. Leur nombre était évalué à environ cinquante, début 2016 (Stencel, 2016). Et de récentes études sur le sujet ne font d’ailleurs aucun mystère de l’ampleur qu’est en train de prendre ce phénomène de vérification des faits et y voient l’une des innovations majeures du secteur : « Le fact-checking est une des innovations les plus significatives en termes de pratique journalistique au cours de la période récente. Il a pris de l’ampleur au cours de la campagne présidentielle américaine de 2004. […] Au cours des dernières années, le fact-checking a pris de l’ampleur chez les journalistes aux États-Unis et, de plus en plus, à l’étranger. » (Graves, Nyhan, Reifler, 2016 : 106).
Le révélateur d’une évolution des pratiques professionnelles
En somme, ce qui n’apparaît pas aux yeux des publics et qui, pourtant, recèle un aspect primordial pour la qualité de l’information à laquelle ils ont accès, c’est que le fact-checking et ses différents avatars au fil des décennies traduisent des changements radicaux au sein du journalisme en général. Au XXIe siècle, le procédé conserve un lien étroit avec la vérification pointue des contenus qui en a construit la réputation depuis les années 1920. Simplement, il a souvent abandonné, faute de moyens, l’examen exhaustif et systématique des contenus journalistiques avant publication pour un contrôle ponctuel et a posteriori des propos tenus par des responsables politiques ou d’autres personnalités dans le champ public (interviews radio ou télévisées, meetings, etc.).
En réalité, ces transformations sont la conséquence de plusieurs phénomènes, tantôt pénalisants pour la transmission d’informations vérifiées par les journalistes, tantôt favorables à la mise en place de processus de vérification innovants et particulièrement efficaces. L’éclosion du « modern-day fact-checking » ou « modern political fact-checking » (Dobbs, 2012 : 1) dans l’histoire du journalisme américain apparaît ainsi comme la résultante d’une nouvelle conjoncture technologique (l’environnement de l’internet, des blogs et des réseaux sociaux et l’accès facilité aux données), d’une part, et d’une forte contrainte économique (crises structurelle et conjoncturelle de la presse, baisse des effectifs), d’autre part.
La conjoncture technologique concerne l’essor des outils utiles à l’investigation puis à la diffusion de l’information. Nous parlons ici, bien évidemment, du développement de l’internet et des réseaux sociaux, qui ont rendu accessible en ligne une masse jusqu’alors inégalée de données à l’échelle mondiale, qu’elles soient publiques ou « privées » ; ces données, il aurait auparavant fallu des jours, des mois ou des années pour y accéder. Désormais, il est possible d’y accéder presque instantanément pour vérifier en quelques heures n’importe quelle assertion proférée dans l’espace public par exemple.
Quant à la forte contrainte économique, elle est la conséquence directe de cette occasion, puisque, à la crise structurelle qui est celle des médias depuis les origines, elle a ajouté une crise conjoncturelle : la majorité des médias concernés a opté pour une stratégie de diffusion gratuite de ses contenus via l’internet, les réseaux sociaux et leurs « infomédiaires », quitte à rendre plus vulnérable encore son modèle économique. À titre d’exemple, aux États-Unis, les rédactions se sont séparées de près de 40 % de leur effectif au cours des vingt dernières années recensées, passant de 53 800 personnes à 32 900 entre 1994 et 2004 (Pew research Center, 2016 : 4). Si bien que, avec davantage de contenus à diffuser via davantage de canaux, dans un secteur resté hyperconcurrentiel, il est rapidement devenu difficile de prétendre fournir aux citoyens une information sérieusement et, en tout cas, entièrement vérifiée.
Au croisement de ces contraintes et occasions, le fact-checking moderne s’apparente ainsi, souvent, à une pratique ostentatoire, particulièrement mise en avant par les médias à travers de véritables stratégies de marques. Comme s’il s’agissait d’afficher une sorte de label pour le travail de l’ensemble des rédactions concernées, du type : « Chez nous, nous vérifions ». Les journaux et chaînes de télévision ou de radio concernés s’associent dès lors des qualités de rigueur et de sérieux de la vérification.
Dans cette tentative de se réapporprier le fort crédit accordé au fact-checking des origines (celui des années 1920), dont il a conservé l’appellation, le fact-checking politique des années 2000 questionne, pour le moins, l’évolution des pratiques professionnelles. Ces deux modes de vérification peuvent en effet cohabiter dans les médias. Mais l’évolution des effectifs notamment, ainsi que l’accélération des rythmes de diffusion de l’information et, surtout, la forte persistance de transmission d’informations erronées (Guégan, 2016), voire de « fake news », jusque dans les médias traditionnels et réputés sérieux, laissent penser que ce n’est peut-être pas assez souvent le cas. Pour s’en convaincre, d’aucuns mentionneront les résultats chaque année plus médiocres enregistrés par TNS Sofres pour le quotidien La Croix : les Français y confient qu’ils sont environ 50 % à considérer que les choses ne se passent pas exactement comme les médias le disent. Dans un tel contexte, un fact-checking plus rigoureux et plus complet des contenus fait certainement partie des outils propres à rassurer le grand public.
28 minutes, 2016, « Désintox ». Accès : http://sites.arte.tv/28minutes/fr/desintox-28minutes-0 Consulté le 20 avril 2017 (remplace http://sites.arte.tv/28minutes/fr, page non consultable
depuis la rénovation du site en 2016).
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