L’ancrage sémiotique de la notion
Selon l’acception greimassienne de la réception (Greimas, Courtès, 1979 : 307), le faire réceptif caractérise l’activité du destinataire quand le faire émissif caractérise celle du destinateur. Plus précisément, l’approche sémiotique pense le public en tant que destinataire à partir d’une série de « faire », celui-ci assurant le passage d’un état à un autre (Courtès, 1991 : 72).
Pour commencer, soulignons le faire savoir du processus de communication lui-même. En effet, la communication est pensée comme la transmission, la mise en circulation d’un savoir, d’une instance du processus à l’autre. Lors de ce faire que constitue la transmission d’un contenu (que celui-ci ait le statut de texte, de discours ou encore de message, selon l’approche adoptée), l’activité du destinataire est désignée par un faire informatif réceptif. Il implique (par opposition au schéma de la théorie de l’information de Claude E. Shannon, 1948) un destinataire compétent au sein d’une situation de réception. La compétence étant ce préalable qui rend une action possible, le faire informatif réceptif écarte l’approche mécaniciste du récepteur pour le « remplir » de compétences humaines, spécifiques, susceptibles d’évolution et de transformation lors du processus de communication. Ainsi constitue-t-elle l’instance de la réception dans la fonction de destinataire. Contrairement aux apparences (étant donné les fondements, structuralistes, de la notion), l’approche greimassienne confère à l’activité de réception des compétences humaines : la notion de réceptif est marquée par le principe d’ouverture et de l’aptitude nécessaire à cette ouverture. Quant au destinataire, c’est bien une instance anthropomorphe.
Pour continuer, précisons que le faire réceptif propre à la situation de communication (qui est une situation où il s’agit toujours de faire savoir quelque chose à quelqu’un) peut être actif ou passif mais, dans tous les cas, il caractérise le processus que constitue l’activité de réception. Le faire réceptif peut donc être du type « écouter/regarder » (faire réceptif actif) ou du type « entendre/voir » (faire réceptif passif).
Enfin, c’est dans le prolongement du faire réceptif que se situe l’autre faire inhérent à la réception, le faire interprétatif (ou faire cognitif d’interprétation, Greimas, Courtès, 1979 : 192) propre à l’évaluation cognitive des contenus (messages, textes, discours …) proposés et mis en circulation. Si « le récepteur n’est pas nécessairement celui à qui le message doit être finalement transmis » (ibid. : 306), la déclinaison en différents faire à la fois présuppose et engage la réception dans l’action, dans un pouvoir de transformation. Le faire réceptif marque la mise à l’écart des instances « vides » que constitue le couple émetteur/récepteur pour se rapprocher du coupe destinateur/destinataire comme actants, à savoir des instances « pleines » en vue de rôles et de fonctions dans la communication. Il s’agit de favoriser une perspective dynamique pour la réception comme processus.
Penser le destinataire d’un contenu en fonction d’un faire renforce la dimension cognitive de l’action de réception (on parle alors du faire réceptif au titre de faire cognitif), par opposition à la dimension pragmatique de la réception (soit le faire pragmatique). Comment se manifeste une approche du public et de sa réception en fonction d’une démarche dans le fil du faire réceptif ? Convoquons deux cas de figure.
Faire réceptif et public télévisuel
Observer le public télévisuel en fonction du faire réceptif vise à rendre compte des pré-requis encyclopédiques et idéologiques comme compétences du fait que le téléspectateur appartient à un public (et non au public), ainsi que de la dynamique des opérations cognitives lors de la situation de regarder la télévision.
Dans ce sens, l’approche sémio-didactique en milieu scolaire (Masselot-Girard, 1996) motivée par le faire de la réception, amorce l’importance du lien publics-usages, du lien médiatique comme lien social et également comme lien au savoir. Par la mise en œuvre de la notion de téléspection, qui désigne le fait de regarder la télévision (ibid. : 9), Maryvonne Masselot-Girard expose et définit les modalités, les situations et les finalités d’un processus de réception spécifique en tant que processus télévisuel. Dans la continuité de « l’école parallèle » (« qui a permis de distinguer la mobilisation des médias au service d’une intention pédagogique de leur rôle dans la formation informelle échappant à l’ingénierie des institutions », CPdirsic, 2018 : 170), la téléspection postule que regarder la télévision construit des savoirs. En écho avec la nécessité d’étudier les modes d’actions et les effets des communications de masse (Friedmann, 1961 : 4), trois paramètres constituent les composantes de la téléspection : différentes modalités topologiques (à la maison où la téléspection est aléatoire en absence de consignes tandis qu’à à l’école elle est concertée), différentes situations (en fonction du projet de réception, regarder pour soi en apprentissage intime ou regarder en groupe en apprentissage collectif) et différentes finalités (liées aux motivations : intentionnelles à l’école, accidentelles à la maison).
Ces oppositions, relatives au faire réceptif télévisuel, marquent l’écart entre voir/entendre et regarder/écouter la télévision et aboutissent à la configuration d’un statut pour le téléspectateur, le télélecteur. En tant qu’activité téléspectatorielle (Ségur, 2010), ce statut résulte de compétences pré-requises hors médium télévisuel mais actualisées par le médium télévisuel. Ces compétences sont regroupées et cognitivement hiérarchisées en cinq catégories : globales (expérimentales et socioculturelles), diacritiques (propres à la diffusion télévisuelle), spécifiques (propres aux genres, à l’intertextualité), analytiques (inhérentes au savoir-faire multimodal télévisuel) et évaluatives (d’un niveau de critique télévisuelle).
Si l’étude des téléspectateurs concerne, d’une part, la question de savoir qui regarde la télévision, pendant combien de temps et de quelle façon et, d’autre part, la question de l’évaluation de l’influence de la télévision sur ceux qui la regardent, sur leurs opinion, attitude et comportement (Balle, Leteinturier, 1987 : 138), l’approche par le faire de la réception vise à approfondir l’effet informatif et acculturant du médium télévisuel dans la construction d’une interprétation critique des contenus.
Les composantes de la téléspection et le parcours du téléspectateur vers le télélecteur sont les outils de description du faire de la réception télévisuelle comme ce qui accueille et oriente les contenus audiovisuels. Ainsi que l’a souligné Dominique Wolton (1990), le téléspectateur est actif quand il regarde son poste. Certes. Il reste à expliquer en quoi ce regard peut participer à la formation d’une culture critique du téléspectateur, c’est à quoi contribue l’approche par le faire réceptif passif/actif.
Faire réceptif et médiation artistique
Pour le public comme acteur de la réception en milieux artistiques (de production et/ou de diffusion), une livraison de la revue MEI. Médiation et Information (Mitropoulou, Novello-Paglianti, 2018) examine comment une exposition fait circuler son public et ce que serait, alors, une exposition qui « avancerait » avec son public. Il faut entendre par là qu’exposer le public à ce qu’est l’acte artistique est une démarche qui prend en compte le faire de la réception. Cette prise en compte n’est pas un accompagnement (comme peuvent l’être les processus de médiation culturelle dans un musée ou tout lieu de production/diffusion artistique) mais un « aller en avant » pour le public.
L’angle de la médiation artistique en fonction du faire de la réception invite à comprendre comment une exposition ou un événement artistique fait voir, fait sentir, fait croire, fait comprendre, fait connaître… au public. Public signifie ici celui qui ne sait pas (ou pas assez, ou pas bien) voir (l’art), qui ne sait pas sentir (l’art), qui croit que (c’est de l’art), qui voudrait comprendre (l’art) ou encore connaître (l’art). Dans cette situation où le « faire » du public est défaillant, où les outils du savoir et savoir-voir lui manquent, où les compétences ne sont pas disponibles, le faire de la réception sera tantôt passif tantôt actif selon le type de médiation appliquée. À titre d’exemple, si les réactions « spontanées » (par opposition à « sollicitées », Heinich, 1999 : 152) du public face à l’art contemporain favorisent l’investissement du public dans l’action, elles ne garantissent pas un faire réceptif actif. Cela dépend de la médiation artistique qui oriente les intentions (au sens d’Umberto Eco, 1985) du faire réceptif en même temps qu’elle se voit orientée par les intentions du faire réceptif. Cette coopération orienter/orienté peut-être celle d’un faire réceptif actif si elle est investie dans un processus de médiation qui transforme le rapport (ou le regard) préalable à l’art. Mais si la coopération repose sur un processus de diffusion qui propage le rapport (ou le regard) préalable à l’art, il s’agit d’un faire réceptif passif : le récepteur deviendrait public par un acte de simple présence, un public que l’on pourrait désigner par public-pathos par référence à la passivité propre à la conception aristotélicienne de la mnèmè-mémoria (Parret, 2018 : 14). En conséquence, dans le premier cas, celui du faire réceptif actif, le public est un destinataire averti ; dans le second cas, celui du faire réceptif passif, le public est un destinataire effigie, une « image » de destinataire.
Dans le premier cas, lors de cette liaison qu’assure l’art comme moyen de communication, le public accueille le faire artistique dans ce que celui-ci a de spécifique, positionnant ainsi le public face à un « système de communication qui utilise des signes agencés de façon particulière » (Lotman, 1971 : 34-35). C’est par ce positionnement que le public se trouve investi – et en ce sens « rempli » lors de la réception – du statut de destinataire averti. En définitive, le faire réceptif n’est pas la réception, il n’est pas non plus le récepteur, mais il est au fondement des conditions qui font qu’il y a public et non simplement réception/récepteur.
Balle F., Leteinturier C., 1987, La Télévision, Paris, MA Éd.
Courtès J., 1991, Analyse sémiotique du discours. De l’énoncé à l’énonciation, Paris, Hachette.
Conférence permanente des directeurs·rices des unités de recherche en sciences de l’information et de la communication (CPdirsic), 2018, Dynamiques des recherches en sciences de l’information et de la communication, s. l., CPdirsic. Accès : http://cpdirsic.fr/wp-content/uploads/2018/09/dynamiques-des-recherches-sic-web-180919.pdf .
Eco U., 1979, Lector in fabula, trad. de l’italien par M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1979.
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Greimas A. J., Courtès J., 1979, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette.
Greimas A. J., Courtès J., 1986, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage 2. Compléments, débats, propositions, Paris, Hachette.
Heinich N., 1999, « Les rejets de l’art contemporain », Publics et Musées, 16, pp. 151-162.
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Masselot-Girard M., coord., 1996, « Écrans du quotidien, école d’aujourd’hui », Les Cahiers du Creslef, 41-42.
Mitropoulou E., Novello-Paglianti N., dirs, 2018, « Exposition et communication », MEI. Médiation et Information, 42-43.
Parret H., 2018, Une sémiotique des traces, Limoges, Lambert-Lucas.
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Shannon C. E., 1948, « A Mathematical Theory of Communication », The Bell System Technical Journal, 27 (3, 4), pp. 379-423, pp. 623-656.
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