Fanfiction


 

Le terme « fanfiction » est né dans les années 1920 aux États-Unis du rapprochement des mots « fan » et « fiction ». Il se stabilise dans les années 1960 pour désigner des « textes venant prolonger, compléter ou encore amender une œuvre existante » (François, 2013 : 95) ou la réinventer intégralement (Busse, Hellekson, 2006).

Comme l’expliquent Kristina Busse et Karen Hellekson (2006) dans l’introduction de Fan Fiction and Fan Communities in the Age of the Internet, la pratique est loin d’avoir été négligée par les travaux académiques. Elle a été étudiée dès les années 1980 par les gender studies en privilégiant les fanfictions érotiques et en les questionnant sous l’angle du rapport entre femmes, pornographie et féminisme. Ces recherches considéraient les fanfictions comme une forme de pratique essentiellement féminine et féministe au sens où il s’agirait de textes écrits par des femmes pour des femmes s’émancipant de l’imaginaire stéréotypé et sexiste de la romance et de la pornographie classiques (Russ, 1985 ; Lamb, Veith, 1986). Parmi les travaux précurseurs au début des années 1990, on distingue trois publications phares : Textual Poachers: Televison Fans and Participatory Culture (Jenkins, 1992), un article intitulé « Feminism, Psychoanalysis, and the Study of Popular Culture » (Penley, 1992) et Enterprising Women : Television fandom and the creation of popular myth (Bacon-Smith, 1992). Alors que les deux premiers relèvent respectivement des media studies et de la psychanalyse et adoptent des méthodes reposant à la fois sur une connaissance en tant que fan et en tant que chercheur, le troisième se situe dans le champ de l’anthropologie et participe d’un rapport à la fanfiction purement académique.

Dès le début des études sur les fanfictions, les approches sont donc très variées, de sorte que leur diversité rend le phénomène difficile à cerner pour le néophyte. La suite des recherches sur le sujet se fera de la même façon. En effet, la fin des années 1990 et le début des années 2000 verront se développer de nombreuses publications sur le sujet. Beaucoup se concentreront sur un texte source précis et s’intéresseront au travail d’interprétation (entendue dans son sens courant), en reprenant les pistes d’Henry Jenkins sur le « braconnage » emprunté à Michel de Certeau (1925-1986), tout en insistant sur le potentiel subversif de textes érotiques écrits par des femmes pour des femmes (Busse, Hellekson, 2006). C’est notamment le cas du travail de Jeannie Hamming (2001) sur les fanfictions portant sur Xena, la Guerrière (Tapert, Schulian, réal., 1995) ou de celui de Shannon Cumberland (2000) à propos des fanfictions sur l’acteur Antonio Banderas. D’autres tenteront des approches différentes, comme Catherine Salmon et Don Symon qui, dans Warrior Lovers : Erotic fiction, evolution and female sexuality (2001), aborderont les fanfictions sous l’angle de la biologie de l’évolution.

On l’aura remarqué, ces travaux sont principalement anglo-saxons. Dans le monde francophone, il faudra attendre janvier 2007 pour trouver le premier article universitaire sur le sujet : « Les ‘’fanfictions’’ sur Internet » (Martin, 2007). Suivront les travaux de Sébastien François (2007, 2009, 2010, 2011, 2013), de Nathalie Nadaud-Albertini (2013, 2017, 2018) et de Fanny Barnabé (2014, 2017). On trouve également des mémoires de master dans des disciplines aussi diverses que la sociologie, les lettres, les études anglophones ou les sciences de l’information et de la communication comme celui d’Élodie Oger en lettres modernes (2012) ou d’Anaïs Francotte en langues et littératures françaises et romanes (2015), ou des articles assez succincts qui, souvent, émanent d’auteurs n’ayant pas poursuivi leur travail sur le sujet dans le domaine académique (Torres, 2008 ; Sagnet, 2009 ; Cristofari, 2010 ; Chibout, Martin, 2010 ; Helly, 2011 ; Boucherit, 2012).

Les approches anglophone et francophone présentent le même écueil : ne pas permettre de se faire une idée claire de ce qu’est la fanfiction si l’on n’est pas soi-même familier de la pratique. En conséquence, à part les remous médiatiques du succès de certaines fanfictions ayant quitté le domaine amateur pour devenir professionnelles, comme la romance érotique Les Cinquante Nuances de Grey (James, 2012), la fanfiction est une pratique qui reste encore floue pour le grand public.

 

Préciser la définition de la fanfiction à l’aide de la confusion sur ses origines

Comme l’explique S. François (2013), lorsqu’il est question des débuts de la fanfiction, une confusion est fréquente : faire remonter l’origine du phénomène à Jane Austen (1775-1817) et à Sherlock Holmes, le personnage imaginé par Arthur Conan Doyle (1859-1930). Cette erreur présente l’avantage non négligeable d’obliger à préciser les contours de la définition de la fanfiction. En effet, chacun des deux exemples permet de mettre en évidence ce qui s’en approche, mais n’en relève pas.

L’activité autour de l’autrice d’Orgueil et Préjugés (Austen, 1813) intervient rapidement après sa mort, lorsque la famille a cherché à poursuivre ses ouvrages inachevés. Suivent les Janeites, ces hommes instruits et issus des classes aisées britanniques qui se réunissent sous la forme de clubs de gentlemen pour effectuer des lectures collectives et exprimer leur adulation envers l’autrice et ses personnages (Johnson, 1997, 2012 ; François, 2013), ainsi que la Jane Austen Society of the United Kingdom fondée en 1940 puis déclinée aux États-Unis en 1979, et Australie en 1989 (François, 2013). Sans oublier les nombreuses suites, adaptations et croisements au théâtre, à la radio, à la télévision ou au cinéma (ibid.). Dans ce cas, aussi pléthoriques que soient les dérivations et aussi intense que soit l’enthousiasme des groupes d’admirateurs, il manque toutefois deux éléments essentiels pour que l’on ait affaire à de la fanfiction : la dimension de la pratique collective lorsqu’il a été question d’écrire les textes les plus anciens et la mise en récit en ce qui concerne les clubs du XIXe siècle (ibid.).

Quant au détective londonien, il flirtera lui aussi avec la fanfiction en circulant dans d’autres univers fictionnels. En effet, très tôt après sa création en 1887, il sera repris, parodié, importé dans d’autres fictions, notamment dans les aventures d’Arsène Lupin, le gentleman-cambrioleur de Maurice Leblanc (1864-1941). Il a également inspiré d’autres types de jeux fictionnels dans les milieux universitaires britanniques : l’« holmésologie » qui consiste à relire les nouvelles d’Arthur Conan Doyle comme d’authentiques documents historiques portant sur un détective ayant réellement existé (François, 2013). Ces pratiques sont intéressantes en ce qu’elles participent d’une relation de contiguïté avec les fanfictions. En effet on trouve des éléments communs : l’œuvre originale est mise en avant, l’activité d’analyse du sens est intense et donne lieu à la création de communauté de lecteurs. Cependant, la dimension narrative n’a pas été systématique et a davantage été le fait de productions commerciales que de productions d’amateurs (François, 2013).

Par conséquent, les cas de J. Austen et de Sherlock Holmes permettent de poser distinctement ce qu’est la fanfiction : un texte qui discute de l’œuvre d’origine sous la forme d’un récit amateur, et ce au sein d’une communauté.

 

La naissance de la fanfiction 

La fanfiction naît dans le sillage des pratiques des premiers réseaux de fans. Ils se créent aux États-Unis à la charnière des années 1920-1930 via les pulps, ces publications bon marché proposant des nouvelles de science-fiction à un large lectorat et dont certains consacrent une rubrique au courrier des lecteurs où il est d’usage de commenter les textes publiés dans les numéros précédents et de laisser ses coordonnées (Bacon-Smith, 2000 ; François, 2013). Une fois mis en place, les groupes de fans se démarquent des pulps en proposant leurs propres publications sous forme de livrets qu’ils fabriquent artisanalement et s’échangent par courrier ou lors de leurs rassemblements publics nommés « conventions ». Ces supports prendront le nom de fanzines en 1940. Les fans y commentent abondamment et sérieusement les récits précédemment publiés en les confrontant aux lois de la physique des mondes réel et fictionnels afin de mettre en évidence les points d’incohérence. Ils y publient également des fanarts (dessins de fans) et des histoires écrites par des fans. Cependant, ces dernières sont des histoires originales qui ne prolongent donc pas des univers fictionnels déjà existant (Bacon-Smith, 2000 ; François, 2013). Même si ces supports ne proposent pas encore de fanfictions à proprement parler, ils constituent un vivier de pratiques qui serviront de terreau à la naissance de la fanfiction. C’est à ce titre qu’ils font partie intégrante du phénomène.

Il faudra attendre les années 1960 et l’arrivée de séries comme Star Trek (Roddenberry, 1966) ou The man from U.N.C.L.E/Des agents très spéciaux (Felton, Rolfe, 1964) pour qu’apparaisse la fanfiction proprement dite. Ces programmes suscitent en effet un vif engouement et intensifient les activités faniques en augmentant le nombre des fans présents lors des conventions, mais aussi en étant à l’origine de la création de fan-clubs, de conventions et de fanzines qui leur sont uniquement consacrés.

Ces nouveaux supports proposent des textes qui se démarquent des habituelles réflexions sur la vraisemblance. Ce sont des écrits qui, d’une part, s’intéressent aux relations entre les personnages, et qui, d’autre part, se présentent sous forme narrative (Coppa, 2006 ; François, 2013). Autrement dit, ce sont des discussions et des analyses de l’œuvre d’origine sous forme de récit et au sein d’une communauté, en l’espèce des fanfictions.

Dès les années 1960-1970, ce sont des femmes qui en sont majoritairement à  l’origine : à titre d’exemple, en 1973, 90 % des auteurs de fanfictions sont des autrices (Coppa, 2006 : 47). Pour elles, ces écrits sont une façon de s’imposer dans des communautés de fans à gouvernance masculine (François, 2013 ; Nadaud-Albertini, 2017). En effet, trop nouveaux, ces écrits sont souvent refusés par les fanzines classiques. Leurs autrices créent alors leurs propres supports, uniquement dévolus aux fanfictions, et inventent certains sous-genres comme les histoires romantico-érotiques entre deux personnages masculins désignés sous le terme « slash » en référence à la barre verticale « / » servant à indiquer qui sont les deux protagonistes du récit (Coppa, 2006 ; François, 2013).

Dans les décennies qui suivent, les œuvres inspirant les fanfictions se diversifient et incluent aussi bien des séries télévisées, des films, des livres, des animés, des bandes-dessinés, des mangas, des personnes réelles issues du monde de la musique, du cinéma ou de la télévision (Coppa, 2006) ou encore des jeux vidéo (Chibout, Martin, 2010 ; Barnabé, 2017).

 

Le passage à l’internet

Au début des années 1990, les pratiques autour de la fanfiction se modifient avec l’avènement de l’internet. En effet, les fan-clubs, les fanzines et les conventions inscrivaient les fanfictions dans des relations de face-à-face ou du moins de personne à personne, ainsi que dans des limites physiques d’espace et de temps. La pratique pré-internet nécessitait également un minimum de ressources financières, ainsi qu’une certaine connaissance de la fanfiction et de la communauté. Le Web abolit ces limites et ces prérequis en n’imposant aucun autre ticket d’entrée que l’accès à un ordinateur et à une connexion internet (Busse, Hellekson, 2006).

C’est à l’aube des années 1990 aux États-Unis que débute la migration des fanfictions vers l’internet avec des services comme la messagerie GEnie, les forums Usenet ou le logiciel ListServ qui permet d’envoyer par courriel des messages à partir d’un serveur central vers des usagers individuels (Busse, Hellekson, 2006). Peu à peu, l’activité fanique s’organise autour de listes de diffusion sur un sujet général (une série télévisée par exemple) à propos duquel seront envoyées aux abonnés différentes informations, et notamment des fanfictions. La communauté des fans du Justicier des Ténèbres(Cohen, Parriott, 1992) sera la première à inaugurer cette pratique le 9 décembre 1992. Les autres lui emboiteront le pas avec de plus en plus de facilité lorsque l’internet se démocratise et qu’entre le milieu et la fin des années 1990 se développent des services gratuits de listes de diffusion comme ONEList, eGroups ou Yahoo – qui d’ailleurs ont fusionné dans les années 2000, ONElist ayant fusionné avec eGroups en 1999 qui lui-même a été acheté par Yahoo en 2000 – (Coppa, 2006).

Au début des années 2000, les listes de diffusion cèdent la place aux blogs et le visage des pratiques faniques se trouve à nouveau modifié. Alors que les listes de diffusion étaient orientées vers le centre d’intérêt commun, les blogs se centrent sur leurs auteurs et mêlent leurs différents centres d’intérêt, renouant ainsi dans une certaine mesure avec le type d’interactions qui prévalait avant l’internet (Busse, Hellekson, 2006). Parallèlement, des sites de dépôt voient le jour, comme Fanfiction.net en 1998, Wattpad en 2006, et AO3 (Archives of Our Own que l’on peut traduire par Notre propre archive) en 2008. Ces sites connaissent un fort succès en termes de textes en ligne, d’utilisateurs ou de notoriété. En effet, au 1er mai 2017, Fanfiction.net comptait 7 398 903 textes en ligne (Nadaud-Albertini, 2017), alors qu’AO3 en totalisait plus de cinq millions en août 2019 (Tual, 2019). Quant à la plateforme Wattpad, elle est célèbre pour avoir vu en 2013 les premiers pas d’After (Todd, 2014). Ce texte inspiré du chanteur des One Direction a connu un immense succès en ligne avec plus d’un milliard de vues et douze millions de lecteurs, puis en tant que roman qui a valu à son autrice de signer un contrat à six chiffres avec l’éditeur anglo-saxon Simon & Schuster, s’est vendu à plusieurs millions d’exemplaires (dont plus de cinq en France) et a été adapté au cinéma en avril 2019 (Croquet, 2019).

Bien que les sites de dépôt soient le lieu le plus visible où se lit et s’écrit la fanfiction, il existe d’autres lieux numériques consacrés à cette pratique. D’abord parce que ces plateformes généralistes de grande taille imposent des règles qui provoquent parfois l’ire des fans, comme les campagnes d’interdiction de 2007 et de 2012 qui ont visé les contenus à caractère sexuel et des fanfictions qui insèrent les paroles d’une chanson à l’intérieur du récit (les songfics, « fics-chansons »). Ainsi, sur Fanfiction.net, de nombreux textes ont-ils été supprimés sans préavis, entraînant différentes réactions chez les auteurs. Certains ont créés leurs propres sites, d’autres se sont dirigés vers des espaces numériques plus petits au fonctionnement plus souple, comme des sites particuliers, des forums ou des espaces d’hébergement de blogs. D’autres encore ont redécouvert le support papier des fanzines pour publier leurs textes (François, 2013).

Cependant, l’offre de sites de dépôt n’est pas insensible aux manifestations de désaveu chez les fans. En effet, AO3 a été créé en réaction à la campagne de suppression massive de 2007 sur Fanfiction.net et LiveJournal (Barnabé, 2017). Cette plateforme est plus permissive que les autres, car elle accepte tout ce que le droit américain autorise en termes de contenus, c’est-à-dire des histoires portant sur des personnes réelles, des textes fondés sur des œuvres dont les auteurs ont affirmé leur hostilité à la fanfiction, ou des récits sexuels explicites, y compris lorsqu’il s’agit de viols, de scènes impliquant des mineurs, ou d’écrits reposant sur une violence certaine, tout en proposant un système de filtres qui permet aux lecteurs de choisir ce qu’ils souhaitent lire (Barnabé, 2017 ; Tual, 2019).

Parallèlement à ces gigantesques plateformes, l’internet permet le développement d’hébergeurs de fanfictions d’envergure plus modeste. Ils peuvent ainsi se limiter à une seule langue, comme Fanfictions.Fr, se spécialiser dans un seul genre ou un seul type de contenu comme Adult-Fanfiction, dans une œuvre particulière comme Harry Potter Fanfiction, dans un genre de fanfictions portant sur une œuvre spécifique comme le site The Library of Moria consacré aux slashs sur Le Seigneur des Anneaux (Tolkien, 1954-1955) ou encore ne traiter qu’un couple particulier comme le site Kirk/Spock Fanfiction dédié aux récits de relations amoureuses et/ou érotiques entre les deux héros de Star Treck (Barnabé, 2017).

 

Une écriture spécifique, ouvrante et collaborative

Qu’elle s’exerce sur support numérique ou non, la fanfiction est une forme d’écriture particulière qu’il convient de décrire et de préciser.

D’abord, il est question d’adresser à une œuvre déjà close la question suivante : « et si ? » (Derecho, 2006). Par exemple : et si tel et tel personnage tombaient amoureux l’un de l’autre à tel tournant de l’intrigue ? Ou : et si untel avait fait à autre choix à tel moment ? Ou encore : quelle a pu être l’enfance du héros ? (Boucherit, 2012). La fanfiction ouvre ainsi les possibles de l’œuvre d’origine en exploitant et en envisageant toutes ses potentialités narratives (Derecho, 2006 ; Boucherit, 2012 ; Barnabé, 2014). C’est une forme d’écriture qui peut alors être rapprochée du jeu et être définie comme « un exercice des possibles » (Barnabé, 2014 : 9). En cela, la fanfiction peut être questionnée en la plaçant dans la perspective des travaux d’Umberto Eco (1932-2016). En effet, dans L’Œuvre ouverte (Eco, 1962), cet auteur définit l’œuvre ouverte comme une œuvre dont ni le message ni la forme ne sont achevés, définis et déterminés une fois pour toutes. Il distingue deux formes d’ouverture. La première repose sur « une collaboration théorique, mentale, du lecteur qui doit interpréter librement un fait esthétique déjà organisé et doué d’une structure donnée (même si cette structure doit permettre une infinité d’interprétations) » (ibid. : 25). La seconde est fondée sur « une collaboration quasi matérielle avec l’auteur » : le lecteur devient un collaborateur au sens où il contribue à organiser et à structurer un discours « matériellement inachevé […] », et ainsi « à faire l’œuvre » (ibid.). Le premier type d’ouverture définit des œuvres « “déjà faites” », et le second des œuvres à parachever qu’il appelle les « œuvres en mouvement » (Eco, 1962 : 25). Si l’on suit cette perspective, par son jeu avec les possibles narratifs, la fanfiction consisterait alors à se comporter avec une œuvre déjà faite comme si l’on était en présence d’une œuvre en mouvement. En d’autres termes, il serait question d’ouvrir l’achevé à l’inachevé, de sorte que l’on pourrait envisager la fanfiction comme une écriture ouvrante.

Alors cette pratique serait davantage à situer du côté de l’utilisation au sens d’U. Eco – c’est-à-dire, une appropriation libre d’un texte auquel on fait dire ce que l’on désire au gré de son imagination sans tenir compte des pistes de lectures prévues par l’œuvre – que de celui de l’interprétation entendue selon l’acception échienne, à savoir comme s’exerçant dans les limites et les contraintes de sens engrammées dans le texte initial (Eco, 1979 ; De Iulio, 2016).

L’écriture de la fanfiction possède une autre caractéristique acquise avec le passage au format numérique : c’est également une écriture collaborative. Comme l’explique S. François (2013), si le support papier contraignait les auteurs à livrer aux lecteurs le texte dans son intégralité, l’internet permet de proposer une « écriture par mise à jour » (François, 2009 : 169). Les auteurs de fanfictions commencent effectivement à mettre en ligne leurs histoires avant de les avoir achevées. Ils postent les chapitres au fur et à mesure qu’ils les écrivent, quitte à les modifier une fois publiés.

L’écriture numérique de la fanfiction est ainsi une écriture où l’auteur dialogue avec ses lecteurs, car écrire une fanfiction consiste avant tout à faire une proposition d’utilisation (au sens échien) de l’histoire et des personnages en demandant aux autres fans s’ils l’apprécient (Nadaud-Albertini, 2013). Les autres fans répondent par le nombre de lectures et leurs commentaires appelés « reviews ». Ils y évaluent la façon dont une fanfiction intègre et réinterprète aussi bien le canon – l’œuvre d’origine – (Jenkins, 2006) que le fanon, c’est-à-dire le sens construit par la communauté autour du sens originel (Kaplan, 2006 ; Barnabé, 2017). Si la review relève souvent de la réaction affective et spontanée lorsqu’un texte est apprécié, certaines critiques sont néanmoins plus construites. En effet, elles expliquent ce qui plaît, pourquoi, ce qui fait question, ce que l’on aimerait voir arriver, ou ce qui déplaît (François, 2013 ; Nadaud-Albertini, 2017). Lorsqu’elle s’exerce, la critique négative peut s’avérer virulente et donner lieu à des attaques « féroces » et « ad hominem », dénonçant aussi bien les visions « naïves » de l’œuvre d’origine que celles qui se détournent trop du canon  (François, 2009 : 185). Cependant, toutes les reviews ne sont pas négatives, au contraire, bon nombre d’entre elles sont des encouragements à continuer à écrire (Barnabé, 2017).

En retour, les auteurs répondent aux lecteurs. Il est fréquent qu’ils postent un texte réagissant aux commentaires dans un espace dédié (visible par tous ou non, en fonction du type d’échange permis par le site), qu’il s’agisse de remercier les lecteurs ou de s’expliquer sur tel ou tel point mis en évidence par une critique. Cependant, le dialogue avec les lecteurs va plus loin que ce type d’échange : il a une influence sur le contenu de la fanfiction. Ainsi n’est-il n’est pas rare de trouver dans les textes-mêmes des explications des auteurs sur le récit ou le style, voire des propositions alternatives de titres (Barnabé, 2014). De même, leurs auteurs peuvent adapter les chapitres qu’ils écrivent aux commentaires qui leur ont été faits, par exemple en réintroduisant à la demande des lecteurs un personnage qu’ils avaient fait sortir de l’intrigue (Barnabé, 2014). Ils peuvent aussi répondre aux reviews en proposant des fanfictions avec des thèmes, un style et un ton différents de ce qu’ils avaient mis en ligne jusque-là (Nadaud-Albertini, 2013). Il peut également arriver que les auteurs devancent les commentaires en sollicitant ouvertement les lecteurs sur le contenu de ce qu’ils aimeraient lire dans la suite (Barnabé, 2014). Par conséquent, la fanfiction à l’heure numérique est une forme d’écriture qui a la particularité de se discuter entre auteurs et lecteurs et de se donner à voir en tant que processus de création. L’espace où elle se publie devient ainsi « un lieu hybride, à la fois salon d’exposition (les œuvres sont diffusées) et atelier d’artiste (le processus de création est encore en cours) » (Barnabé, 2014 : 11).

La fanfiction numérique procède d’une écriture  collaborative pour deux dernières raisons. La première tient au fait que bon nombre d’auteurs ont recours à un « bêta-lecteur », un autre auteur confirmé qui relit le texte avant sa publication. Il corrige les coquilles, fait des suggestions sur l’orthographe, la grammaire, la syntaxe, mais aussi sur l’intrigue et la conception des personnages. Parfois, c’est lui qui donne son aval à l’auteur pour publier (Karpovitch, 2006 ; François, 2013). La seconde raison provient du fait que la fanfiction peut être écrite à plusieurs mains en mettant un chapitre en ligne à tour de rôle, chaque auteur calant son récit sur ce que les autres ont écrit auparavant. Cette pratique peut parfois se dérouler en temps réel grâce à des outils de discussion instantanée (Oger, 2012).

En somme, la fanfiction est une activité des publics relativement récente, dont la pratique s’adapte et se diversifie au contact de la technologie. Quelle que soit la forme qu’elle prend, elle repose toujours sur le plaisir d’utiliser (au sens échien) l’intrigue et les personnages originaux (Kaplan, 2006) et constitue un hommage que les publics rendent à une œuvre.


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Auteur·e·s

Nadaud-Albertini Nathalie

Centre de recherche sur les médiations Université de Lorraine

Citer la notice

Nadaud-Albertini Nathalie, « Fanfiction » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 25 février 2020. Dernière modification le 21 janvier 2022. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/fanfiction.

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