Figurabilité des concepts dans la communication scientifique et technique


 

Les linguistes et sémioticiens qui s’intéressent à la diffusion de la culture scientifique et technique ont remarqué que la plupart des supports qui contribuent à sa diffusion recourent simultanément au registre linguistique (le texte) et au registre visuel ou iconique (des images ou illustrations ajoutées dans le paratexte). Ce fait est encore plus manifeste dès lors qu’il s’agit de communication à destination des publics de non-spécialistes. Autrement dit, dans les rubriques « Science et technique » ou « Médecine et santé » des médias imprimés généralistes, dans les revues spécialisées de vulgarisation, mais aussi dans les manuels scientifiques scolaires ou universitaires et plus encore dans les pages internet ; les professionnels qui les produisent donnent simultanément à lire et à voir. Tous ces supports de communication sont des documents scriptovisuels. Lire et voir (au sens de consulter les plages visuelles ajoutées à l’énoncé linguistique) correspondent à deux activités cognitives certes associées, mais de nature différente. Il est bien connu que la lecture (au sens de comprendre) est une activité automatique (Fayol, 2013). Mais tel n’est pas le cas des plages visuelles (les images ou illustrations). Les images n’indiquent jamais à ceux qui les consultent quelle est la procédure de déchiffrement à mettre en œuvre pour accéder au sens (Jacquinot, 2012).

La figurabilité est une notion polysémique, fertile et très suggestive. Son emploi en sciences sociales est dû, entre autres facteurs, aux travaux sur la dimension visuelle de la communication scientifique.

 

Le recours aux images dans la vulgarisation scientifique

Les recherches sur l’imagerie scientifique ont été rares et restent peu nombreuses. Certes, il y a une sorte de consensus pour affirmer que les images scientifiques jouent un rôle majeur dans la communication scientifique et technique, notamment en direction de ce qu’on désigne comme le grand public. Mais aucune vérification de la supériorité des images n’a été conduite de façon rigoureuse à ce jour. Et, d’une manière plus générale, les travaux de sémiotique visuelle sont infiniment moins abondants que ceux sur l’analyse du discours. De plus, dans la tradition initiée par Roland Barthes (1915-1980 ;1964), les chercheurs en communication se sont plus intéressés à la publicité et à la bande dessinée qu’à la communication scientifique.

Quelles sont les ressources visuelles dont disposent les auteurs et les éditeurs de documents de divulgation scientifique ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de consulter des séries entières de publications (presse, revues, manuels ou sites internet spécialisés) et de dresser un inventaire objectif des différentes catégories d’images scientifiques que les auteurs ou les éditeurs choisissent, mettent en ligne, impriment ou publient.

Cependant, avant tout, il ne faut pas oublier que la recherche scientifique fabrique et publie de très nombreuses images ésotériques. Ces inscriptions (Bruno Latour, 1947-2022 ; 1985) fabriquées par des techniciens dans les laboratoires de recherche, sont destinées à étayer les publications primaires (aujourd’hui toutes en anglais) que les chercheurs ajoutent à leurs articles arbitrés par leurs pairs. Signalons d’emblée une caractéristique essentielle de ces plages visuelles : il ne s’agit presque jamais d’illustration au sens d’un ornement ajouté au texte pour l’enjoliver ou le rendre attractif. Au contraire, l’image correspond au noyau dur de la communication. Ainsi c’est parce que des astrophysiciens ont réussi à photographier le trou noir de notre galaxie (dite la Voie lactée) qu’ils peuvent entreprendre de publier cette image-résultat dans une grande revue internationale.

Il serait trop long et hors de propos de résumer en quelques lignes dans une définition de dictionnaire ce que sont les différentes catégories d’images scientifiques. Pour aller vite, il convient d’abord de distinguer, d’une part, celles qui sont produites à l’aide de calculs ou par l’intermédiaire des divers instruments de laboratoire qui enregistrent des données sous forme visuelle et, d’autre part, celles qui sont, elles aussi, produites par des chercheurs, mais à des fins explicative ou didactique (essentiellement des schémas ou des dessins tracés selon des normes ou des traditions disciplinaires).

Mais qu’en est-il des images qui sont produites et éditées pour un plus large public de non-spécialistes (presse quotidienne généraliste ou spécialisée, revues de vulgarisation, sites internet) ? Là aussi en procédant à l’analyse de vaste corpus et de collections complètes, on peut assez facilement repérer la provenance des images scientifiques utilisées dans la communication à destination d’un tel public, qu’il possède ou pas une culture scientifique préalable. Les deux catégories citées ci-dessus se retrouvent facilement. Les images scientifiques produites par les équipes de recherche sont remployées – avec ou sans transformation – parce que leur côté étrange ou spectaculaire les rend parfois plutôt attractives. Et, surtout, les schémas et autres images explicatives sont plus souvent réutilisées, mais en les simplifiant ou en n’en montrant qu’une portion.

Cette analyse sémiotique contrastive permet de faire apparaître – et ce, spécifiquement dans le domaine de la vulgarisation ou de la communication scientifique non spécialisée – une catégorie d’images singulières et spontanément déchiffrables par n’importe quel lecteur de bonne volonté. Ce sont des dessins ou d’autres types d’images fabriqués par des illustrateurs qui tentent de donner une forme visuelle à des concepts scientifiques par nature abstraits. Autrement dit, ces dessins attestent d’un travail de recherche de la figurabilité.

 

La figurabilité dans des documents destinés à un public de non-spécialistes

Avant de revenir sur la notion de figurabilité, voyons quels sont les auteurs qui ont esquissé des analyses de cette tentative de transformer un concept ou une idée abstraite en une plage visuelle accessible à tout un chacun. Ils sont peu nombreux et pour la plupart peu connus. Nous en citerons cependant trois familles : les sémioticiens qui ont essayé d’expliquer comment l’image peut être « arrachée » au texte (Jean Starobinski, 1920-2019 ; 1984 ; Jean-François Lyotard, 1924-1998 ; 1971), le pionnier qui a tenté de décrire les mécanismes d’une anthropologie visuelle quasi civilisationnelle (Gilbert Durand, 1921-2012 ; 1960) et, bien entendu, l’inventeur de la notion de figurabilité, Sigmund Freud (1856-1939) dans le travail du rêve.

Le mot figurabilité a été employé dans la première traduction en langue française du chapitre sur le travail du rêve (chapitre 6 de L’Interprétation du rêve, l’œuvre fondatrice de S. Freud parue en allemand en 1901). Rappelons que dans le travail du rêve, S. Freud explique que le rêve – manifestation refoulée du désir – travestit la pensée du dormeur à l’aide de deux mécanismes : le déplacement et la condensation. Toutefois, dans un second temps, les images ainsi construites sont insérées dans un ensemble cohérent par l’intervention d’un troisième mécanisme que le traducteur de S. Freud propose d’appeler : la prise en considération de la figurabilité (en allemand : Rücksicht auf Darstellbarkeit). Ainsi se construit ce que le grand linguiste russe Mikhaïl Mikhaïlovitch Bakhtine (1895-1975 ; 1965) a nommé une image réaliste grotesque.

 

Un exemple de prise en compte de la figurabilité dans les illustrations scientifiques de large diffusion

Pour un spécialiste de communication scientifique, la pandémie provoquée en 2019 par un virus parfaitement invisible – le SARS-Cov-2 – est exemplaire. Et il est possible d’y repérer un cas intéressant de recours à la figurabilité. Ce nom est l’acronyme de l’appellation anglaise Severe Acute Respiratory Syndrome Coronavirus 2. Comment informer toute la population et la mettre en garde contre un ennemi des plus redoutables ? Il est très infectieux et menace tout le monde, mais, de plus, il fait mourir rapidement une proportion de ceux qui sont atteints de la maladie – le Covid-19 – qu’il provoque. Dans la communication des médias de masse, le recours aux images est, on le sait, utile voire indispensable. Or, dans les débuts de la pandémie, la communauté scientifique ne disposait pas d’images scientifiques de ce coronavirus puisque aucune revue primaire destinée aux seuls spécialistes du domaine n’avait réussi à en publier.

Pour un chercheur spécialiste d’imagerie scientifique, la pandémie et ses conséquences sociales et économiques a été sidérante. Mais elle a été aussi très instructive : elle a montré la recherche de l’iconicité à tout prix en train de se faire. Elle a démontré aussi que lorsque les ressources iconographiques officielles sont très limitées, le recours qui s’impose est la prise en considération de la figurabilité

Dès le début de la pandémie, un parcours non systématique dans divers médias et sans aucune prétention à l’exhaustivité révèle que trois catégories d’images et d’illustrations dominent et se retrouvent partout pour publier sur la maladie. Ce sont celles qui émergent de la presse écrite, de la télévision et de l’internet, dès lors que ces médias veulent s’adresser à leurs publics spécifiques. Elles correspondent à trois catégories d’intentions : exhiber l’ennemi, calculer le nombre de morts, figurer le combat du personnel soignant.

Mais comment montrer un coronavirus parfaitement invisible ? Le SARS-Cov-2 est tellement minuscule (environ 150 10-9 mm) qu’il faut utiliser un microscope électronique pour entrevoir ou deviner sa silhouette. Ce que nous savons, en dehors de son extrême dangerosité, est très peu de chose. Il n’est pas possible de raconter la vie de cette minuscule entité qui n’est pas tout à fait un être vivant. Dès que le virus est fixé sur les cellules du corps humain, le brin d’ARN dit messager fait fabriquer de l’ADN dans tout le corps de la personne contaminée. Et c’est cet antigène qui génère les premiers symptômes du Covid-19. On sait aussi que le virus a une structure très rudimentaire : un brin d’ARN messager enveloppé d’une membrane lipidique. Or, sauf pour des schémas à caractère pédagogique, on ne peut dessiner simplement ni une membrane, ni un acide ribonucléique (on se souvient du combat scientifique de la schématisation de l’ADN sous la forme d’une double hélice de ce composant essentiel puisqu’il est celui de la transmission des gènes).

Pour visualiser le SARS-Cov-2, va émerger une image qu’assez rapidement on trouve un peu partout dans la communication scientifique actuelle. Cette image récurrente va s’imposer comme un modèle de visualisation du coronavirus.

 

Que montre cette image ? En dépit des apparences, il ne s’agit pas d’une photo très agrandie du virus dans le corps d’un patient. Il est impossible de le photographier en une image avec de la profondeur de champ. Et surtout pas avec de si belles couleurs faisant apparaître ces spectaculaires ventouses dressées sur toute sa surface. Cette image est une représentation conventionnelle/construite à l’aide d’un processus de médiation instrumentalisée complexe/à partir d’une préparation biologique fixée/placée sous un microscope très puissant/produisant des images toutes grises/retraitées ensuite numériquement à l’aide d’instructions commandées par des spécialistes d’imagerie biologique ultramicroscopique.

 

Les moyens visuels de la figurabilité

Mais, pourquoi est-il rouge ? Pourquoi ces ventouses et cette mise en scène dans un espace avec de la profondeur de champ ? Et pourquoi le producteur d’information a-t-il décidé et choisi d’éditer celle-ci au sein d’une dizaine d’autres clichés disponibles dans les agences spécialisées qui les commercialisent ?

En effet, cette image offre trois caractéristiques qui la rendent intéressante. D’abord sa couleur à dominante rouge. Le rouge est une couleur chaude (le virus provoque de la fièvre). Le rouge est aussi conventionnellement le signe du danger et de l’interdit. Ensuite, les ventouses hérissées sur tout le pourtour de la sphère. D’abord parce que ce sont elles qui dessinent la couronne typique de cette famille de virus au point de lui donner son nom. Encore parce qu’elles visualisent génialement l’idée d’un objet collant, qui va pouvoir se fixer aisément sur sa proie et pire dont il sera très difficile de se débarrasser dès lors qu’il sera agrippé à celle-ci.

Enfin, le décor sombre et écarlate en arrière-plan, dans lequel d’autres virus apparaissent. Certains au loin, donc flous, d’autres plus près. Le décor fait penser à un monde dangereux, inhumain, dans lequel seuls les nombreux virus ennemis guettent leur proie (décor parfaitement imaginaire car, si l’on voulait représenter avec vraisemblance, on ferait apparaître l’encombrement indescriptible d’une cellule vivante et du milieu dans lequel elle est située).

En dépit de l’élégance et de la séduction du modèle, le virus c’est l’ennemi. Beaucoup plus tard, une autre silhouette prototypique a fait son apparition dans les médias. Celle du (ou des) anticorps capables de lutter et de détruire ce dangereux antigène ennemi. Les anticorps sécrétés par les patients dès lors que l’immunité est en cours sont représentés sous la forme d’un Y (voir illustration dans l’article de Doukhan, 2020).

 

Pourquoi le recours à la prise en compte de la figurabilité est-il mobilisé dans l’imagerie de la vulgarisation scientifique ?

Ni l’imagerie des manuels scolaires, ni même celle des encyclopédies ne peuvent se permettre d’innover en matière de publication d’images. Le recours à la schématisation ou la publication d’images empruntées aux publications savantes sont les seules ressources qui sont autorisées et donc visibles. Les revues de vulgarisation et les pages des magazines qui tentent de se démarquer des autres supports osent, au moins de temps en temps, recourir à d’autres ressources. Ils passent commande d’illustrations originales dans lesquelles les iconographes ou les dessinateurs auront recours à leur créativité qui vise à toucher l’émotion de ceux qui les consultent, cherche à les surprendre, à retenir leur attention et à leur suggérer une interprétation spontanée en phase avec leurs références imaginaires et anthropologiques.


Bibliographie

Bakhtine M., 1965, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. du russe par A. Robel, Paris, Gallimard, 1970.

Barthes R., 1964, « La rhétorique de l’image », Communications, 4, pp. 41-42. Accès : https://doi.org/10.3406/comm.1964.1027.

Doukhan D., 2020, « Une immunité protectrice, même après des formes mineures de Covid-19 », Le Quotidien du pharmacien, 27 mai. Accès : https://www.lequotidiendupharmacien.fr/formation/specialites-medicales/infectiologie/une-immunite-protectrice-meme-apres-des-formes-mineures-de-covid-19.

Durand G., 1960, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1993

Fayol M., 1979, Des idées au texte. Psychologie cognitive de la production verbale, orale et écrite, Paris, Presses universitaires de France.

Freud S., 1901, L’Interprétation des rêves, trad. de l’allemand par I. Meyerson, Paris, Presses universitaires de France, 1987.

Jacquinot G., 1977, Image et pédagogie. Analyse sémiologique du film à intention didactique, Paris, Presses universitaires de France.

Latour B., 1985, « Les “vues” de l’esprit », Culture technique, 14, pp. 4-29. Accès : https://poincare.univ-lorraine.fr/sites/poincare.univ-lorraine.fr/files/users/pratisciens/fiche_latour_vues_esprit1985_wieber.pdf.

Lyotard J.-F. 1971, Discours, figure, Paris, Klincksieck.

Starobinski J., 1984, « Regards sur l’image », pp. 28-47, in : Yasha D., dir., Le Siècle de Kafka, Paris, Centre Georges Pompidou.

 

Auteur·e·s

Jacobi Daniel

Centre Norbert Elias Avignon Université

Citer la notice

Jacobi Daniel, « Figurabilité des concepts dans la communication scientifique et technique » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 18 décembre 2023. Dernière modification le 18 décembre 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/figurabilite-des-concepts-dans-la-communication-scientifique-et-technique.

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