Finley (Moses I.)


L’histoire pour tous et pour tout comprendre

 

Figure majeure de l’histoire ancienne au XXe siècle, Moses I. Finley (1912-1986), né Moses Israel Finkelstein, est à l’origine d’une œuvre considérable, touchant à quasiment tous les thèmes de l’histoire grecque, dont il a profondément renouvelé les approches et les questionnements, quand il ne les a pas fait émerger lui-même. Si son nom apparaît surtout, de nos jours, dans des études consacrées à l’économie antique, c’est parce qu’il continue – soixante-dix ans après sa thèse sur les bornes hypothécaires en Attique (pour la publication, Finley, 1952) et près de cinquante ans après son Ancient Economy (ibid., 1973a) – d’alimenter les discussions dans ce domaine (voir par exemple Nippel, 1987, qui pointe certaines incompréhensions, l’insistance de M. I. Finley sur les différences fondamentales entre économie antique et économie moderne ayant parfois été comprise comme une sorte de réactivation de la position primitiviste ; Greene, 2000 ; ou encore, pour l’impact en France et notamment auprès de « l’école de Bordeaux », Pébarthe, 2014). Là n’est pas l’objet de cette notice, mais on remarquera que pour M. I. Finley, comme pour Karl Polanyi (1886-1964) avant lui, l’économie antique ne pouvait être envisagée par les Anciens comme un domaine spécifique, puisqu’elle était intégrée, voire encastrée (embedded), dans les rapports sociaux et politiques, où prédominaient le statut et l’idéologie civique, ce qui nous ramène, finalement, au public.

Capture d’écran de la Lettre de l'EHESS 57.

Capture d’écran de la Lettre de l’EHESS 57.

 

 

Bien que Démocratie antique et démocratie moderne (traduit en 1976, paru en version originale en 1973 et remontant à des conférences de 1972 ; Finley 1973b) ait fait l’objet d’un nouveau tirage chez Payot (en septembre 2019), on se réfère moins aujourd’hui aux vues pourtant si inspirantes de M. I. Finley dans le domaine politique – peut-être justement parce qu’elles ont été très inspirantes. Ses idées en la matière se sont diffusées et ont nourri d’autres études, pas toujours conscientes de leur dette à son égard – en partie parce que ces idées et argumentations ont d’abord été testées et élaborées dans ses cours et conférences sur l’histoire de la pensée politique (comme le dit l’historien britannique Paul Cartledge qui, relisant Democracy Ancient and Modern pour le volume collectif de Cambridge, explique s’être rendu compte que ce qu’il pensait être ses propres vues étaient en réalité celles de M. I. Finley, exposées dans les conférences qu’il avait suivies [Cartledge, 2016 : 211]), en partie aussi parce que ces mêmes idées ont fait leur chemin plus loin, influencé d’autres travaux et d’autres cours, par la force d’une pensée si puissante qu’elle pouvait apparaître comme une évidence, et presque connaître une existence propre, indépendamment de M. I. Finley lui-même. Des idées, donc, passées en quelque sorte dans le domaine public…

De nombreuses études ont été consacrées à l’historien, son parcours intellectuel, son œuvre prolifique, son impact, la réception de ses travaux…, déjà de son vivant (entre autres auteurs, Shaw, Saller, 1981), peu après sa mort (tout particulièrement Momigliano, 1986), ou pour célébrer sa mémoire – ainsi la journée d’étude tenue à Paris fin 2012, à l’occasion du centenaire de sa naissance, et publiée dans la revue Anabases de 2014 (avec notamment des contributions de Claude Mossé, Christophe Pébarthe, Évelyne Scheid-Tissinier), la livraison spéciale de l’American Journal of Philology de la même année (Naide, Talbert, éds, 2014) ou encore le volume des Cambridge Classical Studies (Jew, Osborne, Scott, éds, 2016). La présente notice se concentre sur les œuvres où M. I. Finley a le plus développé ses réflexions et ses idées en rapport avec la notion de public – dans l’Antiquité bien sûr, mais aussi pour le monde contemporain – et s’intéressera également à son engagement personnel auprès du public et des publics de son temps. Car, loin d’être un savant absorbé dans des recherches destinées à un cercle restreint, il fut un communicant des plus présents sur les ondes et dans la presse « grand public ».

 

Une « histoire ancienne au présent », pour le plus large public

Homme public et de public(s), M. I. Finley le fut assurément, surtout à partir des années 1950. Enfant précoce, il était apparu dès l’âge de 11 ans dans plusieurs journaux américains comme le plus jeune étudiant de première année jamais enregistré dans une université américaine (voir l’entrefilet du Daily Independent du 25 septembre 1923, avec la photo du jeune M. I. Finkelstein, dans Naide, Talbert, éds, 2014 : pl. 1a) ; on relèvera, pour l’anecdote, qu’il avait alors l’intention de faire son premier cycle à l’université de Syracuse (État de New York) en deux ans au lieu de quatre, mais il dut quand même attendre d’avoir 15 ans pour décrocher – magna cum laude – son Bachelor of Arts et poursuivre sa formation à l’université Columbia, où il valida à 17 ans un master de droit public (sur ces années et les suivantes, celles du troisième cycle à Columbia, des discussions entre étudiants, de l’antifascisme, de l’Institut für Sozialforschung émigré de Francfort à New York et de sa revue Zeitschrift für Sozialforschung, voir Shaw, Saller, 1981 : 7-18 ; Naide, Talbert, éds, 2014).

Son renvoi de l’université Rutgers (où il enseignait l’histoire ancienne depuis 1948) à la fin de 1952, dans le contexte du maccarthysme, l’exposa fortement sur la scène publique, et surtout en Europe. C’est pourtant ce dont il parlait le moins (encore en octobre 1985, dans son entretien avec Keith Hopkins, in Naide, Talbert, éds, 2014 : 181 ; voir aussi Momigliano, 1986 : 569 ; ou encore Cartledge, 2016 : 218, rappelant que M. I. Finley se disait non pas marxiste mais anti-anti-marxiste). Devenu « inemployable » aux États-Unis, il accepta en 1954 les invitations des universités d’Oxford et Cambridge, pour des programmes de conférences, puis un premier poste offert par Cambridge (Jesus College) où, après s’être vu conférer la nationalité britannique en 1962, il devint titulaire de la chaire d’histoire ancienne en 1970 et Master du Darwin College, de 1976 jusqu’à sa retraite en 1982, après son anoblissement en 1979.

La célébrité avait devancé les honneurs, mais coïncidé à peu près avec cette installation en Angleterre, du fait surtout du succès de The World of Odysseus, publié pour la première fois en 1954. Aux publications s’ajoutèrent très vite les conférences, devant des auditoires universitaires mais dépassant largement le cercle des antiquisants (l’intérêt précoce de M. I. Finley pour d’autres disciplines le portait depuis longtemps à cette ouverture), ainsi que les interventions dans les grands médias, journaux, émissions de radio et de télévision, s’adressant à bien d’autres publics.

Plusieurs de ces émissions, ensuite publiées dans l’hebdomadaire de la BBC, The Listener, furent le point de départ d’études plus « académiques » : ce fut notamment le cas de l’article « The Athenian Demagogues » qui, avant la version de la revue oxfordienne Past and Present en 1962 (et ses reprises ultérieures, notamment Finley, 1981 : 89-119), fut précédé de deux émissions de radio publiées dans le Listener de 1961 (Osborne, 2017 : 26). Il y eut aussi des articles dans les hebdomadaires (de tendances différentes) New Statesman et The Spectator, dans le Times et le Times Literary Supplement, où M. I. Finley donnait des comptes rendus d’ouvrages, traitait des Étrusques, de la bataille d’Actium, de l’impérialisme de l’Athènes démocratique… ou encore exposait ses vues sur l’enseignement des langues anciennes et de l’histoire ancienne dans le secondaire (voir, dans sa bibliographie rassemblée par Shaw, Saller, les quatre pages de « choix de comptes rendus et d’articles dans la grande presse » [Finley, 1981 : 308-312]).

Cette volonté de populariser l’histoire ancienne ne faisait pas l’unanimité. L’historien italien Arnaldo Momigliano (1908-1987), qui connaissait M. I. Finley depuis 1934 (Momigliano, 1986 : 569) et avait pour lui la plus grande estime, écrivait toutefois en 1963 : « There is clearly a certain danger of dispersion in the abundant activity of Mr. Finley ; one can be of two opinions on the usefulness of discussing Ancient History in weekly papers and broadcasts » (cité par P. Garnsey inJew, Osborne, Scott, éds, 2016 : 201). Quelques années plus tard, en janvier 1970, les deux savants échangèrent par lettres sur ces préoccupations. Pour A. Momigliano, le problème de la vulgarisation, y compris dans des contributions pour des encyclopédies ou des manuels, est qu’on ne peut s’y appuyer sur les sources, et que cette absence risque de déclencher chez les lecteurs une confiance et un optimisme excessifs. La réponse de M. I. Finley est très éclairante sur ce qu’il estimait être son rôle vis-à-vis du public le plus large, qu’il faut être capable d’intéresser et auquel il faut aussi s’adresser avec un haut niveau d’exigence professionnelle, intégrité comprise – sinon « les mauvaises personnes, qui sont toujours disponibles, auront un monopole complet » (ibid. : 202). Car il ne s’agissait évidemment pas simplement pour lui d’occuper la scène publique, mais de combattre les idées fausses sur le monde antique ou l’emploi erroné de concepts mal définis.

 

Des poèmes homériques à Sparte : le public nécessaire et parfois contraignant

C’est, on l’a dit, l’ouvrage The World of Odysseus qui fit connaître M. I. Finley du grand public à l’échelle mondiale, et connut un retentissement considérable, renouvelé par les éditions successives, les traductions dans plusieurs langues et les réactions venues du cercle plus restreint des hellénistes – enthousiastes, étonnés, circonspects, critiques ou franchement ulcérés. Les discussions sont moins vives aujourd’hui, mais l’intérêt n’est pas retombé et le livre est devenu un classique, en édition de poche, comme l’auteur l’avait rêvé. Il l’a rédigé pendant l’année 1953 alors que, vivant toujours aux États-Unis, il se retrouvait sans poste d’enseignement. Le thème ne s’est imposé à lui qu’après deux autres projets, marqués déjà par le désir de toucher un large public étudiant (Scheid-Tissinier, 2014 : 31, d’après des lettres de M. I. Finley à Pascal A. Covici [1885-1964], son éditeur de Viking Press). Ce qu’il avait commencé à rédiger comme le premier chapitre d’un manuel de civilisation a évolué vers cette étude très novatrice des poèmes homériques. Avant même le déchiffrement du linéaire B (le système d’écriture mycénien) par l’architecte et philologue Michael Ventris (1922-1956), annoncé fin 1953, alors que l’ouvrage était sous presse (Finley, 1954c : 11), M. I. Finley montrait, par une étude d’histoire sociale maniant aussi les outils de l’ethnologie et de l’anthropologie, que le monde évoqué dans l’Iliade et l’Odysséen’était pas celui des palais mycéniens (environ 1400 – 1200 avant notre ère), mais un monde postérieur, ayant oublié l’usage de l’écriture, la hiérarchie complexe des royaumes proto-helléniques et leur centralisme bureaucratique, un monde qui n’était pas encore celui des cités et était dès lors à rattacher au début des « Siècles obscurs ». Le déchiffrement de l’écriture syllabique associée à ces palais confirma les analyses de M. I. Finley et lui permit de les affiner dans les éditions ultérieures, où il prit en compte aussi les travaux de Milman Parry (1902-1935) sur les modes de composition de la poésie orale.

Or, ce genre littéraire s’élaborait en présence d’un public et l’immédiateté de la réception conditionnait les chants de l’aède. Dans « Retour au monde d’Ulysse », sujet d’abord d’une conférence de 1974, puis publié comme « Appendice I » à l’édition de 1977 (1978 pour la traduction française) du Monde d’Ulysse, M. I. Finley, revenant sur les critiques formulées contre son ouvrage depuis la première édition, pointe le blocage de certains savants devant l’échange de dons, qui selon eux ne pouvait relever que de l’idéal héroïque, donc de l’imaginaire, et non faire partie de la réalité économique d’une société réelle (Finley, 1954c : 179-180). Pour l’historien, outre l’aberration qu’il y aurait à refuser l’apport de l’Essai sur le don (1923-1924) de Marcel Mauss (1872-1950), c’est également une erreur méthodologique fondamentale que de ne pas tenir compte des particularités de la poésie épique. Celle-ci nécessitait la maîtrise d’un répertoire – une trame narrative, des épisodes obligés, un stock de formules traditionnelles – mais réclamait aussi des qualités d’improvisation, devant un public déjà initié. La présence d’un auditoire obligeait l’aède à un certain niveau de vraisemblance – inventer (des personnages, des situations) était pour lui possible, mais il devait le faire en cohérence avec les attentes de son public, qui avait déjà son idée du comportement social des héros, de leurs pratiques forcément en décalage par rapport aux siennes propres, mais certainement pas totalement imaginaires. La poésie épique était un mélange d’archaïsmes et d’adaptations, précisément parce qu’elle était orale et s’élaborait en public. Il fallait que sa matière évolue pour qu’elle continue d’être comprise (ainsi quand il s’agit d’évoquer l’armement, qui, hormis quelques pièces justement présentées comme très anciennes, doit être familier à l’auditoire) mais en même temps qu’elle conserve ses distances avec les réalités contemporaines de ce public (Finley, 1954c : 180-187).

Parmi les apports majeurs du Monde d’Ulysse, il y a donc la mise en évidence du rôle fondamental du don et du contre-don au sein de l’élite, révélant un mode d’échanges très différent des pratiques ultérieures des cités grecques et sans rapport avec la sphère du marché. Il ne faudrait toutefois pas en déduire que, pour M. I. Finley, la rupture était aussi totale entre les sociétés des « Siècles obscurs » et les cités ultérieures qu’entre le monde palatial et ces sociétés à chefferies. Certes, l’insistance sur ce que l’Odyssée permet de comprendre des débuts des cités est plus présente dans les travaux d’autres historiens à partir des années 1980 (Scheid-Tissinier, 2014 : 36), mais M. I. Finley (1954c : 97) avait déjà souligné ces aspects et décrit les formes pré-politiques de ce monde d’entre-deux, époque de transition et de maturation : « La lente réapparition de la communauté ne constituait pas un phénomène nouveau pour les héros des poèmes ; l’agora, la thémis, la distinction entre affaire publique et affaire privée – autant de notions bien établies dans leur esprit […] ; on ne voit, chez [les habitants d’Ithaque], aucun signe de gêne ou d’hésitation quant à la façon de tenir une assemblée ».

Cette assemblée se réunissait en principe à l’initiative du roi (ou du chef du camp), sans calendrier pré-établi. Il s’agissait pour celui qui la convoquait de communiquer des informations, d’entendre les positions des nobles – seuls autorisés à prendre la parole – et de recueillir l’opinion publique, interprétée d’après les clameurs et les huées qui ponctuaient ces discours, sans être obligé d’en tenir compte. Nobles et peuple n’étaient cependant pas de simples figurants sans importance ; chacun à sa place jouait le rôle qui lui était assigné, les nobles comme conseillers, le peuple comme expression collective, et le roi comme responsable de la décision dont il assumait le risque (Finley, 1954c : 97-100 ; voir aussi Baurain-Rebillard, 2015).

Avant même la première édition française du Monde d’Ulysse (1969), M. I. Finley avait établi un parallèle entre ces assemblées homériques et l’assemblée des Spartiates, pour la période allant du VIe au IVe siècle avant notre ère. C’est dans le cadre des rencontres organisées par Jean-Pierre Vernant (1914-2007) au Centre Louis Gernet, en 1965, sur les Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, qu’il avait été invité à parler de Sparte (Finley, 1968 ; repris, avec une traduction différente et un supplément bibliographique, Finley, 1981 : 35-58). Il a donné, des structures de cet État si singulier, une étude globale, dépassant largement les seuls aspects militaires. Pour M. I. Finley, les Spartiates, conditionnés depuis leur naissance, pouvaient difficilement s’arracher à leurs habitudes d’obéissance lorsqu’ils étaient réunis en assemblée, et cette assemblée spartiate avait donc peu de chance, même au Ve siècle av. J.-C., à l’époque de la guerre du Péloponnèse, d’être le théâtre de débats comparables à ceux de l’Ecclèsia athénienne ; elle devait s’approcher bien davantage des assemblées des poèmes homériques, avec un droit à la parole réservé aux chefs, en présence d’un public qui n’avait pas accès à l’expression individuelle. Dans certains cas toutefois, à Sparte, l’avis de ce public – de citoyens – pouvait s’avérer nécessaire : « Lorsque les chefs étaient divisés sur la politique [ainsi Archidamos, l’un des deux rois spartiates, et l’éphore Sthénélaïdas], quelqu’un devait trancher, et ce quelqu’un était le damos » (Finley, 1968 : 203).

L’un des paradoxes de Sparte était que cette limitation de l’expression en public, sur des sujets relevant des affaires publiques, s’accompagnait pourtant d’une hypertrophie de la dimension publique et de la quasi-impossibilité d’une existence privée ou du moins individuelle. Les citoyens spartiates, devenus vers le milieu du VIe siècle avant notre ère des homoioi, « égaux » ou plutôt « semblables », étaient formés par une paideia commune et obligatoire, exerçaient ensuite la même unique activité d’hoplite, dispensés des tâches productives, et menaient une vie presque entièrement publique, « où le conformisme et l’anti-individualisme étaient poussés au maximum » (Finley, 1968 : 194). Loin de l’admiration d’un Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), M. I. Finley souligne les contraintes d’un tel système : « Comme ils vivaient en public une bonne partie de leur existence, les Spartiates devaient supporter bien plus que d’autres le poids de l’opinion publique », un poids d’autant plus oppressant que cette surveillance quasi-permanente de chacun s’accompagnait de tout un ensemble de vexations, allant des punitions infligées aux enfants dans le cadre de l’éducation collective jusqu’à l’exclusion du groupe des « Semblables ». À la famille se substituaient des groupes plus larges, où même l’autorité paternelle était partagée, tandis que le syssition, repas communautaire quotidien par petits groupes de citoyens, remplaçait à la fois les soirées familiales et les sorties entre amis, puisque chaque homme spartiate devenu adulte entrait par cooptation, et pour le restant de ses jours, dans un syssition déjà constitué, qui le coupait donc de sa classe d’âge (Finley, 1968 : 195-197). Ne restait pour la vie « privée » que de rares moments, d’ailleurs conçus comme volés au groupe (Xénophon [vers 430 av. J.-C.-vers 355 av. J.-C.] rapporte qu’il était honteux, pour un jeune marié, d’être vu allant rejoindre son épouse ou sortant de chez elle).

La famille était donc pratiquement niée à Sparte, au bénéfice d’un État qu’on peut qualifier de totalitaire (et où les inégalités de fait, et même structurelles, étaient nombreuses, comme M. I. Finley le souligne dans ces pages). Un même mouvement de limitation des prérogatives de la famille, mais poussé moins loin, a permis dans l’ensemble du monde grec l’affirmation de la puissance publique dans le domaine du droit.

 

Justice et puissance publique

Crimes et homicides ont d’abord été l’affaire des groupes familiaux. C’est ce qui ressort de l’analyse des poèmes homériques et de l’anthropologie comparée : la collectivité concevait la nécessité d’un châtiment mais n’avait pas l’autorité pour le décider et l’appliquer, particulièrement dans le cas d’un homicide, qui restait une affaire privée, relevant de la famille de la victime (Finley, 1954c : 93-94). On voit bien dans ce passage du chapitre 4 (« Domaine, famille et communauté ») du Monde d’Ulysse que M. I. Finley envisage une continuité entre les « Siècles obscurs » et le début des cités grecques, marquées par « l’affaiblissement de cette omnipotence familiale des premiers temps », affaiblissement inverse à l’affirmation de la puissance publique en matière de droit criminel – on songe, évidemment, à la loi de Dracon (VIIᵉ siècle av. J.-C.) sur l’homicide, adoptée à Athènes en 621 avant notre ère, qui distingua homicide volontaire et homicide involontaire et instaura des procédures publiques pour statuer sur ces affaires, ainsi qu’un nouveau tribunal pour les homicides involontaires.

Le droit, à l’aube des cités, était détenu par les nobles, un droit coutumier, censé venir des dieux, dont seule une frange de chaque communauté se prétendait (et était reconnue par les autres comme) proche et, à ce titre, dépositaire de l’autorité judiciaire. La mise par écrit du droit et surtout de lois nouvelles permit presque partout – mais pas à Sparte – de briser ce monopole, en élargissant le cercle de ceux qui pouvaient rendre la justice. Le phénomène fut progressif, et ce n’est qu’avec la mise en place de la démocratie, donnant le pouvoir judiciaire au peuple, qu’il atteignit sa complétude. M. I. Finley (1983 : 59) le souligne dans L’Invention de la politique, ce n’est pas seulement l’existence d’un code écrit qui libère du pouvoir aristocratique en matière judiciaire, il faut aussi une « “démocratisation” du droit d’interpréter ». Et c’est là que Rome et Athènes diffèrent. Toutes deux se sont assez semblablement dégagées de la coutume, mais c’est seulement à Athènes que le peuple possédait, à l’époque classique, « le droit de juger, constitué en tribunal, de toutes les causes importantes, civiles et criminelles, publiques et privées » (Finley, 1973b : 75). Ces remarques nous amènent à la question de la participation, qui est au cœur à la fois de L’Invention de la politique et de Démocratie antique et démocratie moderne, citée à l’instant.

 

La participation populaire aux affaires publiques

Ces deux ouvrages procèdent de conférences. Pour Démocratie antique et démocratie moderne, il s’agit de trois conférences prononcées par M. I. Finley en avril 1972 à l’université de New Brunswick, publiées quelques mois plus tard sous le titre Democracy, Ancient and Modern, avec une dédicace « à [ses] amis et étudiants de l’Université Rutgers, 1948-1952 » (il remettait alors le pied sur le continent américain, vingt ans après son renvoi de Rutgers) et un texte « sans changement pour l’essentiel, mais légèrement augmenté, révisé et annoté » (dit-il dans sa courte préface de juillet 1972). La traduction française par Monique Alexandre parut en 1976 sous le titre légèrement différent de Démocratie antique et démocratie moderne, accompagnée d’un long texte de Pierre Vidal-Naquet (1930-2006), « Tradition de la démocratie grecque », qui présente certes l’ouvrage et sa problématique, mais développe surtout une enquête historiographique.

Un peu plus de dix ans plus tard, en 1983, M. I. Finley publie à Cambridge Politics in the Ancient World, issu également de conférences (mais davantage revues) données à Belfast et Copenhague, et dont la traduction française, L’Invention de la politique. Démocratie et politique en Grèce et dans la Rome républicaine, comporte, de nouveau, une préface de P. Vidal-Naquet (Finley, 1983). L’approche est différente, interrogeant l’invention de la politique (d’où le titre français) et analysant conjointement les sociétés grecque et romaine. Le sous-titre ajouté à l’édition française est moins heureux, puisque, au-delà de l’étude comparée, M. I. Finley continuait à distinguer nettement le régime politique d’Athènes et celui de Rome, dont il avait écrit plus tôt qu’elle « ne fut jamais une démocratie, en aucune acception valable du terme, bien que des institutions populaires aient été intégrées dans le système gouvernemental oligarchique de la République Romaine » (Finley, 1973b : 61-62).

Pour M. I. Finley, il s’agissait dans le premier de ces ouvrages d’interroger la question de la participation politique dans les démocraties – athénienne et contemporaines. Il y définit la politique, invention des Grecs, comme « l’art de parvenir à des décisions grâce à la discussion publique, puis d’obéir à ces décisions, comme condition nécessaire pour une existence sociale civilisée » (Finley, 1973b : 60). D’autres expériences peuvent avoir eu lieu ailleurs et même avant, mais ce sont les Grecs qui, par leur réflexion et leurs écrits sur ces sujets, ont influencé les théories démocratiques modernes. M. I. Finley (1983 : 89) a apporté néanmoins quelques nuances dans L’Invention de la politique : « Ce fut bien une invention grecque, ou, pour être plus précis peut-être, une invention que firent séparément les Grecs et les Étrusques et/ou les Romains. Le Proche-Orient eut peut-être anciennement lui aussi ses communautés politiques, en tout cas chez les Phéniciens, qui transportèrent leurs institutions à Carthage ». Notons que l’historien avait répondu par avance aux critiques fustigeant un supposé européocentrisme (qui n’ont pourtant pas manqué, à Cambridge même, et dès le début du XXIe siècle – ainsi Jack Goody [1919-2015], The Theft of History, 2006 ; ou encore Kostas Vlassopoulos, Unthinking the Greek Polis, 2007).

Le premier chapitre de Démocratie, « Dirigeants et dirigés », insiste sur le rôle nécessairement joué par les seconds, à Athènes, dans la prise de décision politique. Dans cette société méditerranéenne de face-à-face, où les réunions au niveau des entités locales, mises en place par les réformes de Clisthène (vers 565-570 av. J.-C.-peu après 508 av. J.-C.) à la fin du VIe siècle avant notre ère, constituaient une sorte de formation du citoyen qui le préparait aux réunions de l’assemblée de toute la cité, même ceux qui étaient « portés à l’apathie » avaient forcément une réelle « familiarité avec les affaires publiques » (Finley, 1973b : 69). Tout un courant historiographique, s’appuyant sur une certaine lecture des textes antiques, pose que cette démocratie était en fait élitiste, que le peuple était influencé par un petit nombre d’orateurs habiles, profitant des failles du système, avec ses débats en plein air et ses votes à main levée sur lesquels il était facile de faire pression. M. I. Finley reprend l’une des sources le plus souvent invoquées dans ce sens, le récit fait par Thucydide (vers 460 av. J.-C.-entre 400 et 395 av. J.-C.) du vote de l’expédition de Sicile en 415 avant notre ère, prélude à la défaite d’Athènes en 404, et fait remarquer que ce vote est intervenu au terme de deux réunions de l’Assemblée athénienne, séparées de plusieurs jours, et donc au terme aussi de discussions informelles nombreuses, propres à éclairer ceux qui devaient ensuite se prononcer en public, et qui étaient pour beaucoup directement concernés par la mobilisation militaire. Y revenant plus loin, il note aussi que l’échec de cette expédition de Sicile, deux ans plus tard, résulta d’erreurs de commandement militaire, sans lien avec la décision politique initiale prise par l’Assemblée des citoyens.

Il y avait bien sûr des figures plus importantes que d’autres (on songe évidemment à Périclès [vers 495 av. J.-C.429 av. J.-C.], qualifié de « premier citoyen » par Thucydide, dans ce qui n’aurait été qu’une démocratie théorique), mais la décision restait toujours du ressort des citoyens présents à l’Assemblée : « s’ils reconnaissaient la nécessité d’une direction, ils n’abandonnaient pas pour autant leur pouvoir de décision » (Finley, 1973b : 74). On peut alors parler d’une élite politique, mais – et c’est une différence fondamentale avec les démocraties modernes, représentatives et s’appuyant sur un système de partis – cette élite politique athénienne n’était ni stable ni fermée, elle « ne se perpétuait pas d’elle-même ; l’on en faisait partie en raison de prestations importantes, fournies principalement à l’Assemblée […] et pour continuer à en faire partie il fallait continuer à fournir des prestations publiques » (ibid. : 76).

Élargissant sa réflexion à Rome dans L’Invention de la politique, Finley (1983 : 109) note : « Ni les alliés et rivaux à l’intérieur de l’élite ni le peuple n’étaient des spectateurs passifs. C’étaient des gens qu’il fallait interpeller, consulter, manipuler, manœuvrer et contre-manœuvrer : bref, qui, de différentes manières, étaient politiquement concernés. C’était là le prix à payer pour que fonctionne le système de la cité-État, avec sa composante de participation populaire ». Manipulations et manœuvres n’étaient en outre, selon lui, guère envisageables à Athènes, même de la part de ceux qu’on a appelés « démagogues », un terme dont M. I. Finley souligne d’ailleurs qu’il est fort rare dans les textes grecs. On l’a rappelé plus haut, il leur a consacré un article en 1962 (« Athenian Demagogues »), après deux émissions de radio dont le but était clairement de combattre cette fausse représentation, largement répandue, d’une réalité antique qu’il a donc en quelque sorte réhabilitée en la situant dans son contexte – celui d’une Assemblée nombreuse, où les discours jouaient un rôle crucial, mais où aussi chaque citoyen présent votait en fin de journée, sans être contraint par une discipline de parti ; « par conséquent chaque discours, chaque discussion devait chercher à persuader l’auditoire, hic et nunc » (Finley, 1981 : 103).

Il n’y avait pas à Athènes de parti politique au sens où nous l’entendons, et pas non plus de gouvernement ; un dirigeant n’avait ce statut que grâce au vote de l’Assemblée, non pas seulement pour l’élire à une charge annuelle, mais aussi et surtout pour voter pour ou contre ses propositions, « et donc l’épreuve était répétée à chaque nouvelle proposition » (Finley, 1981 : 106), ce qui donnait de fait un pouvoir considérable au public dans la décision politique. Il serait incohérent de critiquer l’importance de la parole publique dans cette démocratie directe : « Par définition, si on voulait conduire les Athéniens, il fallait s’atteler à la tâche de les persuader, et le moyen essentiel pour y parvenir était le discours public » (ibid. : 109). Les démagogues – au sens neutre, étymologique – constituaient donc « un élément structurel du système politique athénien » (ibid. : 112), au sein d’une Assemblée « dans laquelle et avec laquelle ils ont fait leur travail » (ibid. : 116). Au bout du compte, « Athènes fournit donc un exemple valable de coexistence réussie entre direction politique et participation populaire, durant une longue période de temps » (Finley, 1973b : 85).

La dernière citation nous a ramenés à Démocratie antique et démocratie moderne, il convient d’y relever un autre aspect du public, abordé dans le chapitre 2 (« La démocratie, le consensus et l’intérêt national »), celui des finances. M. I. Finley y insiste sur le lien entre l’Empire athénien (dans le cadre de la domination maritime que constituait la Ligue de Délos, alliance asymétrique dirigée par Athènes) et le régime démocratique, grâce notamment à la distribution d’argent public – pour la solde des marins, citoyens pauvres rameurs sur les trières, pour les indemnités allouées aux jurés, etc. De telles indemnités pour fonction publique n’existaient dans aucune autre cité, même calquant son régime sur celui d’Athènes. « Le système pleinement démocratique de la seconde moitié du Ve siècle av. J.-C. n’aurait pas été introduit s’il n’y avait eu l’Empire athénien » (Finley, 1973b : 105). « Par la suite, lorsque l’Empire fut détruit par la force, à la fin du Ve siècle av. J.-C., le système était si bien consolidé que nul n’osa le remplacer, malgré toutes les difficultés qu’eut le IVe siècle pour fournir l’infrastructure financière nécessaire » (ibid. : 106).

Cette particularité athénienne, qui permettait aux citoyens pauvres de consacrer du temps aux affaires publiques en compensant par une indemnité la perte d’une journée de salaire, a été critiquée par plusieurs auteurs antiques, d’Aristophane (vers 445 av. J.-C. – entre 385 et 375 av. J.-C.) à Platon (428/7 av. J.-C. – 348/7 av. J.-C.) en passant par le Pseudo-Xénophon (dit aussi « le Vieil Oligarque »). Périclès au contraire, qui avait instauré la première indemnité civile, pour les tribunaux, considérait comme l’un des plus grands mérites de la démocratie que la pauvreté ne soit pas un obstacle pour qui voulait œuvrer au service de l’État. Il ajoutait, dans cette même Oraison funèbre prononcée pour les morts de la première année de la guerre du Péloponnèse, telle que l’a rapportée (et recomposée) Thucydide, que les Athéniens considéraient l’indifférent aux affaires publiques non comme un citoyen tranquille, mais comme un inutile. M. I. Finley s’appuie sur cela dans le chapitre IV de L’Invention de la Politique, précisément intitulé « Participation populaire ». Périclès ne cherchait pas juste à galvaniser les Athéniens en ces temps difficiles, il insistait avec sincérité et conviction sur une particularité de leur vie politique. Cette phrase nous renseigne à la fois sur l’idéal athénien et sur la réalité de la participation aux affaires publiques – il y avait bel et bien des indifférents. L’historien admet comme probable le désintérêt d’une bonne partie des citoyens athéniens vis-à-vis de la politique, mais considère qu’il n’est pas pour autant quantifiable et il rejette vigoureusement la « démarche assez répandue », qui consiste à extrapoler, à partir de certaines sources littéraires, notamment de passages de Platon, sur une large indifférence paysanne, jugée d’ailleurs bien préférable à la polupragmosunè (le fait de s’occuper de beaucoup de choses, et surtout de ce qui ne vous regarde[rait] pas…) des artisans ou autres citadins désœuvrés. « Si ces manifestations de désapprobation venues de la classe supérieure peuvent nous apprendre quelque chose sur la pratique réelle, alors ce qu’elles tendent à prouver, c’est certainement que la participation populaire était étendue, et non le contraire » (Finley, 1983 : 115).

On a beaucoup discuté et on discute encore sur le nombre de citoyens qui pouvaient être présents à l’Assemblée athénienne. Ce nombre, qui variait en fonction des occasions et des questions mises à l’ordre du jour, devait se situer ordinairement autour de 5 000 – c’était le nombre de places assises au Ve siècle avant notre ère sur la Pnyx, le lieu de réunion habituel, mais on sait qu’on pouvait aussi se réunir sur l’agora (ainsi pour la procédure d’ostracisme, qui nécessitait un quorum de 6 000 votants) ou au  théâtre de Dionysos (17 000 places dans son aménagement en pierre du IVe siècle, probablement pas beaucoup moins auparavant). On insiste très souvent sur le fait que ce nombre ne constituerait qu’une faible proportion du corps civique (environ 40 000 citoyens au sommet de la prospérité athénienne), qui lui-même ne constituait qu’une part très réduite de la population. Mais on semble oublier que nos démocraties représentatives modernes ont des parlements aux membres dix fois moins nombreux, beaucoup plus proches du Conseil athénien des 500 que de l’Assemblée. Même avec « seulement » 5 000 votants réunis au moins de 10 à 40 fois par an, l’élite politique athénienne pouvait peut-être, grâce à ses talents oratoires, accaparer le débat public, mais certainement pas confisquer totalement le pouvoir et décider seule.

Dans cet État qui n’avait ni gouvernement, ni partis politiques structurés, l’Assemblée « restait finalement libre d’approuver, d’amender ou de rejeter une recommandation, de quelque source qu’elle vînt » (Finley, 1983 : 118). Le Conseil n’était pas une chambre de représentants, non seulement parce que ses 500 membres changeaient chaque année (nul ne pouvait en outre être conseiller plus de deux fois dans sa vie, et ces deux mandats ne pouvaient être consécutifs), mais encore parce qu’il ne faisait que préparer le travail de l’Assemblée. C’était en revanche, pendant toute une année, un formidable lieu de formation à la compréhension des affaires publiques, comme aussi les très nombreuses magistratures pourvues par tirage au sort et exercées elles aussi pendant un an. Les citoyens athéniens n’élisaient pas des représentants qui auraient ensuite pris des décisions en leur nom, c’est eux-mêmes, lorsqu’ils se déplaçaient pour assister aux séances de l’Assemblée, qui prenaient les décisions. La liberté était en effet un élément fondamental de la démocratie athénienne – la liberté dans l’exercice de ses droits politiques, mais aussi la liberté de parole, sur laquelle l’historien s’est penché dans Démocratie antique et démocratie moderne.

 

Discours public, liberté et responsabilité

C’est le chapitre 3 (« Socrate et après Socrate ») qui est consacré à ces questions, M. I. Finley s’interrogeant sur « les droits (ou la liberté) qu’a l’individu dans son comportement politique » (Finley, 1973b : 135), sur l’étendue de la liberté d’expression dans un État qui doit assurer sa sécurité et même sa survie, particulièrement en temps de guerre. D’où l’intérêt pour le procès de Socrate (vers 470/469 av. J.-C. – 399 av. J.-C., 399 étant aussi la date du procès, débouchant sur la mort du philosophe) qui, selon l’historien, a été surestimé à cause de Platon. La liberté d’expression était en fait restée très grande à Athènes, même dans les dix dernières années de la guerre du Péloponnèse, même dans le domaine de la religion, où « les réactions publiques dépendaient au moins en partie de l’occasion et du style d’expression » (Finley, 1973b : 165). Les auteurs de comédie, dont Aristophane, jouissaient d’une extraordinaire liberté d’expression, tant vis-à-vis des hommes politiques que des dieux eux-mêmes, et le public athénien – un public très large, sans aucune comparaison avec le cercle étroit de ceux qui accédaient à la littérature écrite – s’en délectait, parce que cela relevait tout simplement du genre comique de l’époque et s’exerçait dans le cadre de fêtes religieuses très codifiées et encadrées par la cité. Nul n’aurait songé à accuser Aristophane d’impiété ou de corruption de la jeunesse. Le cas de Socrate est très différent, et l’historien rapproche son procès de celui d’Anaxagore (vers 500 av. J.-C. – 428 av. J.-C.), également pour impiété. Les condamnations furent certes prononcées par le démos, en vertu de sa souveraineté judiciaire, mais « l’initiative venait des cercles de l’élite intellectuelle et politique d’Athènes, au moins autant que des classes inférieures et peut-être davantage » (Finley, 1973b : 167), d’autant plus que, dans le cas de Socrate, c’est d’abord la jeunesse de l’élite qu’on l’accusait de corrompre.

Il convient d’ajouter que M. I. Finley (1983 : 143), tout en reconnaissant l’omniprésence du religieux dans la vie des anciens Grecs et Romains, a exclu la possibilité d’une instrumentalisation des croyances dans la conduite des affaires publiques : « Rien n’est plus faux, rien n’est plus éloigné des textes que la manière dont Martin Nilsson [1874-1967] imagine le comportement politique grec lorsqu’il déclare que les oracles et les présages “étaient les moyens les plus efficaces pour influencer le Grec moyen qui votait à l’assemblée populaire” ». On touche là, sans doute, aux limites de l’exercice en public, qui pousse à la radicalité le conférencier déjà adepte des formules cinglantes. Une quarantaine d’années plus tôt, M. I. Finley, qui s’appelait encore Finkelstein, remarquait dans un compte rendu consacré à trois ouvrages, dont celui de M.P. Nilsson sur la religion populaire et celui de Herbert W. Parke (1903-1986) sur l’oracle de Delphes, que les dirigeants des cités grecques antiques n’hésitaient pas à interpréter eux-mêmes les oracles de la Pythie, voire à en inventer ; ils n’allaient pas à Delphes pour consulter, « ils y allaient parce qu’il était important, pour les intérêts à long terme de cette forme d’organisation sociale, que la main des dieux fût toujours visible du bon côté » (cité par Shaw, Saller, 1981 : 15-16). La nuance n’est vraiment perceptible entre les deux positions que si l’on y ajoute la dimension chronologique, les superstitions populaires offrant bien plus de prises à une certaine manipulation à l’époque archaïque, jusqu’à la fin du VIe siècle avant notre ère, qu’à l’époque classique, aux deux siècles suivants – le régime politique était donc déterminant, la démocratie permettant l’émancipation des esprits. En revanche, à Rome où « l’interprétation officielle des présages permettait d’imposer des délais à une procédure publique », de telles manipulations ont pu s’opérer entre concurrents politiques, au sein de l’élite (et surtout dans le dernier siècle de la République) – mais dans des limites qui montrent bien où s’arrêtait le religieux et où commençait le politique : « Quand un augure annulait une réunion des comices, il déclarait que le jour était défavorable pour les affaires de l’État, non que la proposition soumise au vote était désapprouvée par les dieux » (Finley, 1983 : 144).

Il y a toutefois, dans le cas d’Athènes, l’affaire des Arginuses, généralement vue comme un moment de folie collective et qui aurait largement contribué à la défaite finale dans la guerre du Péloponnèse, puisque les Athéniens, alors qu’ils venaient de remporter en 406 avant notre ère une importante et inespérée victoire navale sur les Spartiates, condamnèrent à mort les stratèges vainqueurs qu’une tempête avait empêché de récupérer les morts. La superstition populaire, habilement exploitée et mise en scène par certains, a beaucoup joué dans cette condamnation d’ailleurs illégale, à laquelle Socrate a tenté de s’opposer. Le rôle joué par Socrate explique aussi l’importance donnée à cet épisode par les modernes, lecteurs de Platon et de Xénophon qui ont tous deux tenu à souligner le courage et l’intégrité de leur maître. D’où aussi l’emportement de M. I. Finley (1983 : 199) qui, faisant un bilan globalement positif du comportement politique des Athéniens à l’époque classique et estimant que la seule explication possible était « un sentiment répandu de responsabilité civique », s’irrite que cela soit si peu souligné : « Il est tellement plus commode de s’emparer d’un petit nombre d’exemples d’irresponsabilité apparente, comme l’affaire des généraux des Arginuses […] et de s’en servir pour condamner le système dans son ensemble. Jugée à cette aune, aucune société, passée ou présente, n’échapperait au reproche d’irresponsabilité » (Finley, 1983 : 200).

 

Du public athénien au public moderne

Le lien entre le passé et le présent, sensible à travers toute l’œuvre de M. I. Finley, est revendiqué comme l’objet même de Démocratie antique et démocratie moderne : « Le thème, et en un certain sens, la façon dont il est traité, reflètent les circonstances : il me parut opportun de parler en tant que spécialiste de l’histoire de l’antiquité mais, en même temps, de confronter l’expérience antique – l’expérience grecque – avec l’un des sujets de discussions les plus importants de notre temps, la théorie de la démocratie » (Finley, 1973b : 45). Il s’agissait pour lui d’intervenir, en tant qu’historien, dans le champ des études politiques, afin de contester la théorie élitiste de la démocratie qui s’imposait alors aux États-Unis et gagnait aussi l’Angleterre. Selon cette théorie, l’apathie politique dans les démocraties modernes, soit le désintérêt d’un grand nombre de citoyens pour les affaires publiques, serait salutaire, venant neutraliser les dangers constitués par le fanatisme et l’extrémisme. M. I. Finley (1973b : 128) y oppose sa thèse : « Loin d’être une condition saine et nécessaire de la démocratie, l’apathie est une réponse par le repliement sur soi à l’inégalité d’accès des différents groupes d’intérêts auprès de ceux qui prennent les décisions ». Comme il l’a souligné à plusieurs reprises, cette théorie élitiste moderne n’est en fait qu’un avatar de la « meilleure démocratie » selon Aristote, dans une Cité-État majoritairement rurale, où les paysans et les éleveurs n’ont pas le temps d’assister à des assemblées fréquentes, et où tout le monde ne s’en porterait que mieux.

Il n’était pas question pour M. I. Finley de comparer ce qui n’est pas comparable. Les États modernes ne sauraient mettre en place un fonctionnement politique concevable seulement à l’échelle d’une petite société de face-à-face (une société « qui nous est peut-être familière dans une communauté universitaire, mais nous est inconnue à l’échelle municipale, pour ne rien dire de l’échelle nationale » [Finley, 1973b : 65]). Son réexamen de la participation politique dans l’Athènes classique est toutefois une invitation à chercher, pour nos sociétés et en tenant compte de leurs particularités, « de nouvelles formes de participation populaire, dans l’esprit, sinon dans la substance de l’expérience athénienne » (ibid. : 89). Il répond aussi à l’argument souvent avancé pour écarter toute tentative de comparaison entre la démocratie athénienne et les nôtres, l’argument d’une technicité et d’une complexité plus grande des problèmes à traiter au niveau de l’État, un sophisme selon lui, parce que ces problèmes, qu’il s’agisse d’accords monétaires ou de défense nationale, sont en fait des problèmes techniques, qui peuvent être réglés par des techniciens, lesquels cherchent éventuellement à sortir de leur domaine pour exercer une influence plus grande, mais les décisions politiques relèvent toujours du politique ; les questions à débattre à l’assemblée athénienne n’étaient, d’ailleurs, pas moins techniques pour les citoyens du Ve siècle avant notre ère, et il importe de ne pas confondre « le savoir technique et la compréhension des problèmes politiques » (ibid. : 70).

Quelle qu’ait pu être la passion de M. I. Finley pour le Ve siècle athénien, il ne lui prêtait pas toutes les vertus – précisément parce que l’historien ne se place pas sur le terrain moral. La communauté des citoyens était alors restreinte et exclusive, mais elle reste un modèle intéressant de vie publique. L’ouvrage se conclut sur la nécessité de revenir à l’approche classique de la démocratie, visant « l’éducation des masses » au lieu de miser sur leur apathie et de trouver des avantages à leur désintérêt pour les affaires publiques. « Il y aura encore des erreurs, des tragédies, des procès d’impiété, mais il peut aussi y avoir de la conversion, à partir d’une désaffection générale, vers un sens authentique de la communauté » (ibid : 171).

C’est en cela aussi qu’il peut continuer à éclairer les débats et polémiques de notre temps, avec sa mise en garde contre certaines dérives, et notamment une tendance de plus en plus envahissante à évaluer le passé à l’aune des normes morales d’aujourd’hui. La restriction dans l’accès à la citoyenneté, l’exclusion des femmes, la part importante de l’esclavage – une réalité à laquelle M. I. Finley a consacré plusieurs travaux décisifs – ne sauraient empêcher l’emploi des mots démocratie et liberté pour parler des mondes anciens, car il n’était pas anodin d’opter, à l’intérieur du cercle des citoyens, pour un « gouvernement du grand nombre » plutôt que pour un « gouvernement du petit nombre » (Finley, 1983 : 32), et ce choix est à l’origine, qu’on le veuille ou non, de notre façon de concevoir la vie publique. Revenant sur certaines critiques formulées contre Democracy Ancient and Modern, l’accusant « d’avoir mésusé du terme ‘démocratie’ », Finley (1983 : 129) s’insurgeait : « Il est facile de marquer des points contre une société morte ; il est plus difficile et plus enrichissant de chercher à comprendre ce qu’elle a cherché à faire, comment elle s’y est prise, jusqu’à quel point elle a réussi ou échoué, et pourquoi ». Et déjà, en 1965 : « c’est le monde qu’il faudra changer, non le passé » (cité par Shaw, Saller, 1981 : 31).

L’Antiquité classique n’a pas besoin d’être révérée, elle n’est pas un monde idéal à présenter comme un modèle à reproduire à l’identique, mais elle a toujours beaucoup à apporter au débat public, et au public le plus large. Cela nous ramène aux remarques faites au début de cette notice sur la dimension éminemment publique de M. I. Finley lui-même, habité par la conviction que le métier d’historien consiste d’abord à communiquer, et vers le plus grand nombre. Rappelant que pour lui l’étude du passé était un dialogue, et porteur d’autant plus de sens qu’on percevait bien ce passé comme passé, ce qui débouchait donc sur « un dialogue au présent, sur le présent », la grande historienne C. Mossé (1982 : 1002) souligne que l’histoire ancienne, « histoire “finie” et “proche” à la fois » se prête tout particulièrement à ce dialogue au présent et devrait donc, dans le sillage de M. I. Finley, « s’adresser à tous ».


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Auteur·e·s

Baurain-Rebillard Laurence

Centre de recherche universitaire lorrain d’histoire Université de Lorraine

Citer la notice

Baurain-Rebillard Laurence, « Finley (Moses I.) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 03 juin 2021. Dernière modification le 23 mai 2022. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/finley-moses-i.

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