Crise civilisationnelle et recompositions des publics
Parcours nomade et théorie de la médialité
Vilém Flusser est né à Prague en 1920, d’une mère venant d’une famille noble et d’un père homme d’affaire et homme politique, obtient un diplôme de « Maturité » en droit et commence à mener une vie apparemment heureuse au sein de la communauté juive, jusqu’aux persécutions antisémites du nazisme, qui l’ont forcé à s’exiler pour trouver finalement refuge au Brésil où il s’établit en 1940, menant en parallèle un travail dans une entreprise de transistors et une carrière de philosophe-professeur de communication. Il en repart après trente-deux ans pour revenir en Europe en 1972 et passer les années 1980 dans le sud de la France, avant de mourir dans un accident de voiture en 1991.
Depuis les années 1960, il rédige de brefs essais de cinq ou six pages en allemand, portugais, français ou anglais, qu’il rassemble parfois sous forme de livres (presque tous publiés en français de façon posthume) où, en phénoménologue, il se met au défi de parler de tout et n’importe quoi – le diable (1965), les stylos, la pluie, les vaches, le gazon, la pipe, les cannes (1973, 1993a, 1979), l’écriture (1987), les pieuvres (1987), le design (1993b), l’appareil photo (1994), les gestes (1999) – pour en tirer à chaque fois de sidérantes illuminations. Même si son œuvre est éditée, admirée et étudiée depuis plusieurs décennies dans les mondes germanophone, lusophone et anglophone – dont le site des Archives Vilém Flusser (https://www.flusser-archive.org/) et des Flusser Studies (https://www.flusserstudies.net/) rassemblent les travaux – elle commence à être véritablement découverte et discutée dans le monde francophone depuis quelques années, en partie grâce au site mis en place par Marc Lenot pour coordonner les documents en français relatifs à V. Flusser (https://flusserfrance.eur-artec.com/).
Parmi les nombreux thèmes traités, un rôle central est joué par l’analyse d’une crise profonde de nos sociétés occidentales cadrée du point de vue de ce que Marshall McLuhan (1911-1980) baptisait « media » au début des années 1960. Quoique reformulant à chaque essai sa pensée sous des angles nouveaux et toujours surprenants, V. Flusser (1996, 1987 et 1985) nous invite à envisager l’évolution à long terme de nos médialités à travers la superposition de quatre replis, qu’il présente comme des phases qui se seraient succédé au cours des derniers millénaires, mais qu’on gagnera sans doute à considérer comme différentes strates progressivement sédimentées au fil des interactions complexes qui structurent nos pratiques de médialité.
Un premier repli, le plus profond, est constitué par des images subjectives, que V. Flusser illustre par les figures peintes sur les parois de Lascaux aussi bien que par les tableaux de la Renaissance. De tout temps, les subjectivités humaines ont perçu des formes qu’elles ont représentées ensuite de façon bi- ou tri-dimensionnelle sur différents supports (croquis, fresque, icône, statue). Même si nous continuons bien sûr à produire de telles images subjectives, elles relèvent pour V. Flusser d’un régime « pré-historique », dans la mesure où l’entrée dans « l’histoire » est indexée chez lui à l’apparition et à la domination de l’écrit.
Le deuxième repli est en effet celui de l’écriture, par quoi il désigne principalement l’effort réalisé depuis des siècles pour tenter de rendre compte des phénomènes de causalité à travers le traçage uni-dimensionnel de caractères assemblés selon un ordre linéaire. L’écriture instaure un régime « historique » en imposant à notre expérience multi-dimensionnelle et pluri-causale de passer par le fil d’une énonciation linéaire, qui distingue un avant d’un après, une cause d’un effet, s’efforçant donc de calquer une articulation causale (explicative) sur une articulation temporelle (narrative). Ce deuxième régime est orienté tout entier vers la production d’un sens, que l’effort d’écriture et de lecture arrache au non-sens, en sélectionnant au sein de tout ce qui serait observable cela seul qui s’avère pertinent pour nous repérer dans la formidable intrication des causalités naturelles et sociales.
Le troisième repli se caractérise par la production de techno-images, c’est-à-dire par la mise en circulation de représentations issues de processus techniques automatisés ne requérant plus d’être filtrés par une subjectivité humaine, comme c’était le cas de l’écriture et des images subjectives. L’appareil photographique, le gramophone, les caméras du cinéma et de la vidéo nous ont fait basculer depuis le milieu du XIXe siècle dans un monde où les techno-images jouent un rôle de plus en plus hégémonique dans nos modes de communication, d’imagination et de décision. L’une des propriétés cruciales de ces appareils est de saisir des blocs de réalité sans y opérer le moindre filtrage entre ce qui est censé être pertinent ou non. Les images subjectives et les discours écrits ne représentaient que les traits sélectionnés par une subjectivité humaine comme contribuant à la consistance d’une forme ou à la validité d’un argument. Un appareil photo, un microphone ou une caméra saisissent tout ce qui se trouve présent dans leur champ d’enregistrement, sans discriminer entre le beau et le laid, l’important et le secondaire, le véritable et l’illusoire. Par ailleurs, le passage par l’écrit implique une certaine mise à distance réflexive, que l’iconicité des (techno-)images peut parfois court-circuiter (je peux croire voir un lion immobile si un poster ou un écran grandeur nature est bien positionné dans mon environnement, ce qui ne peut arriver avec l’impression du mot lion).
Pour V. Flusser, nous entrons progressivement, depuis plus d’un siècle, dans une ère « post-historique », au sein de laquelle la puissance analogique des techno-images prend de plus en plus le pas sur les prétentions de la rationalité scripturale à rendre compte de la réalité par des explications causales. Les différentes formes de « crises » que nous déplorons au sein de la « post-modernité » résultent toutes d’un décalage entre nos vieilles habitudes de pensée et d’action (relevant de la période « historique », dominée par le régime de l’écriture) et les nouvelles conditions médiologiques instaurées par la domination des techno-images, qui requièrent des intelligences et des comportements d’un autre ordre (post-historiques), que la plupart d’entre nous sommes encore tragiquement incapables de comprendre et d’exécuter.
Depuis le milieu du XXe siècle, le développement d’appareils de computation de plus en plus performants et ubiquitaires surajoute un quatrième repli, au sein duquel des programmes associent la puissance imaginative des images subjectives à la puissance analogique des techno-images ainsi qu’à la puissance analytique de l’écriture linéaire. Nos programmations médiées par ordinateurs génèrent des modèles dont la force de reconfiguration de nos réalités et de nos comportements à venir demeure encore largement impensée et impensable. Ces modèles mettent à profit des capacités de saisie, d’enregistrement et de traitement de quantité de données proprement inouïes, pour mettre en circulation, avec des moyens de diffusion également inédits, des attracteurs de comportement dont la prégnance commence à peine à révéler ses effets.
Une analyse communicologique des publics
C’est dans son livre sur la « communicologie » intitulé Mutations dans les relations humaines ?, rédigé vers 1974 en français et publié par Marc Partouche en 2021, que les implications de ce cadre général sur nos définitions des publics apparaît dans sa plus grande clarté. V. Flusser y présente la communication comme « un stratagème à fabriquer des mémoires », « dans nous-mêmes » afin de « nous rendre en quelque sorte immortels », ce qui nous transforme toutes et tous, en tant que membres de publics, en « accumulateurs d’informations acquises » (Flusser, 2021 : 19-20). La communicologie flussérienne pense ensemble les appareils de médialité, les opérateurs (considérés comme des « fonctionnaires » de ces appareils) et les publics qui leur correspondent à partir d’un clivage fondamental entre ce qui relève du discours (caractérisé par l’émission unidirectionnelle d’un message vers des récepteurs privés de la possibilité de réponse) et ce qui relève du dialogue (où les polarités entre émetteurs et récepteurs peuvent s’inverser au fil de l’échange).
De façon générale, les discours tendent à transmettre une information préexistante, qui informe son public au sens fort où elle donne forme à la constitution intérieure de ses membres (faisant des publics de simples accumulateurs d’information), alors que seuls les dialogues peuvent générer de l’information nouvelle, de par les confrontations, les contrastes et les inter-pollinisations se produisant au fil des échanges de points de vue et de perspectives (faisant des publics des instances de production d’information). Le modèle du dialogue générateur de connaissances est fourni par les échanges scientifiques entre universitaires, tandis qu’une forme dégradée, plus triviale (quoique non totalement dépourvue de vertus cognitives), de dialogue est à trouver dans ce que nous faisons relever du « bavardage » (Flusser, 1963 ; Citton, 2022).
V. Flusser fonde alors sa réflexion communicologique sur six dispositifs basiques, qu’il identifie à travers six croquis schématiques et qui explicitent la structure conditionnant le statut et l’agentivité possible des publics qui s’y constituent :
Le discours théâtral, typique de la représentation scénique traditionnelle mais aussi de la salle de classe, met en place « (1) un mur concave, (2) un émetteur qui tourne le dos au mur, (3) des canaux par lesquels l’information est émise, (4) des récepteurs disposés en une ou plusieurs rangées semi-circulaires » (Flusser, 2021 : 34).
Le discours pyramidal, caractéristique de toutes les institutions hiérarchisées, implique « (1) un émetteur, (2) des canaux par lesquels l’information s’écoule vers des relais, (3) des canaux par lesquels les relais peuvent contrôler l’information auprès de l’émetteur, (4) les relais, (5) les canaux par lesquels l’information coule vers les récepteurs, (6) les récepteurs » (36).
Le discours arborisé, qui peut s’illustrer par la communication entre universitaires, engage « (1) un émetteur au-delà de l’horizon, (2) des canaux par lesquels l’information est transmise vers (3) des cercles dialogiques » (39).
Le discours amphithéâtral, typique des médias de masse de l’époque du broadcasting, agence « (1) un émetteur qui se trouve dans un espace vide, (2) des canaux qui rayonnent de l’émetteur vers un horizon mal défini, (3) des récepteurs qui se trouvent (comme par hasard) dans le champ de l’émission » (ibid. : 41).
Le dialogue circulaire instaure une « structure de table ronde » en circuit fermé, donc limité à un certain nombre de participant·es, dont le principe consiste à « trouver un dénominateur commun de toutes les mémoires qui participent au dialogue » et à opérer ainsi « la synthèse partielle d’informations contradictoires, et dans ce sens une information “neuve” » (ibid. : 46).
Enfin, le dialogue-réseau propose un circuit ouvert, au nombre de participant·es potentiellement illimité, qui « propage l’information en la modifiant sans cesse » : il « ne cherche pas délibérément à produire de l’information neuve, comme le fait le dialogue circulaire, mais il débouche spontanément sur de l’information neuve, en ce qui pourrait être appelé un “consensus général en perpétuelle mutation” » (ibid. : 50), dans lequel le bavardage occupe le plus souvent une place dominante.
Écrivant ce texte dans les années 1970, V. Flusser (ibid. : 51) s’étonne « qu’on ait si rarement tenté d’utiliser certaines des potentialités de la structure du réseau »… C’était là pour lui le blocage principal dans la constitution de nouvelles formes de publics. Il entrevoit cependant ce qui adviendra quelques décennies plus tard avec le développement de l’internet et des mal-nommés « réseaux sociaux » sur plateformes. Dès 1974, il imagine les conséquences de l’invention d’appareils télévisuels qui « pourraient ressembler à un téléphone muni d’un écran », doublé d’une « machine à écrire munie d’un écran et couplée à un ordinateur ». Au lieu de grosses boîtes encombrantes clouant les familles dans leur salon pour les accabler de programmes uniformisants diffusés à sens unique depuis un centre d’émission vers des récepteurs silencieux et passifs (sur le régime du discours amphithéâtral), la multiplication de ce qui s’est appelé « smartphone » quelques décennies plus tard produirait « un réseau ouvert impliquant autant de partenaires que l’actuel système radio-télévisuel ou les réseaux de la poste et du téléphone », mais en induisant « une transformation structurelle fondamentale de la société. Toutes les fenêtres seraient alors ouvertes, permettant à chacun de parler avec tous, et de parler d’une réalité perçue de façon différente, nouvelle. Cela équivaudrait à une politisation généralisée, car la société serait alors rassemblée sur une agora planétaire, et chacun pourrait “publier” » (Flusser, 1997 : 107).
Toutefois, il reconnaît aussitôt que cette société en réseaux serait alors confrontée à un problème nouveau, qui décrit assez précisément une de nos principales impasses actuelles : « aujourd’hui, c’est le dialogue qui fait défaut ; alors, ce serait le discours. La politisation généralisée tendrait à vider de son contenu l’espace privé » (ibid. : 108). C’est cette tension entre le caractère visionnaire de certaines intuitions flussériennes qui nous viennent des années 1970 et les développements de nos sociétés numérisées qui donne à la lecture de V. Flusser une puissance analytique exceptionnelle dans notre contexte actuel.
Les publics et leur problème
La crise civilisationnelle qu’analyse inlassablement V. Flusser au fil de ses essais des années 1970-1990 implique la constitution des publics d’au moins deux façons, liées entre elles mais néanmoins différentes. La première tient à la domination du régime du discours amphithéâtral qui atteignait alors sans doute son apogée, puisque les médias de masse unidirectionnels de l’époque du broadcasting n’étaient pas encore concurrencés-reconfigurés par le développement des réseaux numériques. Cela conduit V. Flusser (2021 : 96, 108) à caractériser cette époque comme celle d’une imposition par le haut (« niveau universel d’élite ») de techno-images projetées sur des masses structurellement incapables d’y répondre (« niveau populaire de masse ») :
« Il n’y a plus de rétroaction entre le niveau des masses et celui des élites. Ce qu’on désigne par “culture de la masse” n’est rien d’autre que l’incapacité de répondre aux informations reçues. Mais ce qui est étrange est que la distinction entre les deux niveaux de communication, celui de l’élite et celui des masses, n’est pas une différence entre participants (comme c’était le cas dans toutes les situations préalables), mais uniquement dans le processus de communication. Notre situation actuelle ne découle pas du comportement d’une élite, mais uniquement d’un type inégalitaire de communication. En d’autres termes : nous participons tous à la masse quand nous mangeons des hot dogs ou quand nous regardons la télévision. Il n’y a que lorsque nous sommes engagés dans nos spécialités que nous participons au niveau élitaire de communication. […]
Le programme de l’irradiation d’informations par les amphithéâtres est décidé dans les dialogues circulaires de spécialistes qui font partie, quand ils la tiennent, d’une communication-élite dont les ramifications se répandent sur la surface du globe, mais qui, lorsqu’ils ne dialoguent pas, font eux-mêmes partie de la culture de la masse. Cela donne à l’ensemble de notre situation le caractère d’un cercle vicieux automatique ».
Considérer la communicologie flussérienne comme périmée parce que le développement de l’internet et des plateformes permet désormais à chacun et chacune de répondre à n’importe qui (un écolier peut envoyer un tweet à un Président), ce serait passer à côté de la persistance du régime d’irradiation propre au discours amphithéâtral, qui n’a nullement été aboli par la montée en puissance des dialogues-réseaux. Ceux-ci ont certes érodé l’emprise des discours pyramidaux (une manifestante peut diffuser des images de brutalités policières prises avec son smartphone et invalider les dénégations mensongères d’un ministre de l’intérieur). Ils peuvent certainement faire remonter des informations reprises par le discours amphithéâtral des médias de masse (la vidéo prise par la manifestante sera répétée en boucle sur les chaînes d’information continue). Mais les propriétés structurelles et structurantes de la communication de masse propres au régime amphithéâtral restent aussi puissamment (quoique différemment) actives en 2023 qu’en 1976.
Le deuxième grand mérite de V. Flusser pour nous aider à penser les publics dans nos années 2020 tient en effet au message lancinant qu’il répètera d’essai en essai durant les vingt dernières années de sa vie : « Les techno-images nous programment alors que nous n’avons pas appris à les manipuler » (Flusser, 2021 : 167). Le leitmotiv de ses analyses est que notre crise civilisationnelle vient de ce que nous continuons à interpréter le monde dans les termes de l’écriture linéaire (propre au deuxième repli évoqué ci-dessus), alors les dynamiques effectives de nos régimes de communication audio-visuelles s’auto-organisent majoritairement dans l’entrejeu des techno-images issues de caméras et microphones (troisième repli), désormais diffusées et recombinées par les dynamiques algorithmiques du quatrième repli (numérique). Or, alors que tous les membres d’une population alphabétisée ont une certaine conscience réflexive du fonctionnement d’un texte écrit (de ses modes de composition, de ses régimes de circulation, de ses effets possibles), nous sommes toutes et tous (plus ou moins) complètement démunis pour comprendre, mesurer, nuancer comment des techno-images (recombinées et rediffusées sur des réseaux numériques) agissent au sein de nos communautés.
À cet égard, V. Flusser (ibid. : 219-220) souligne une différence cruciale dans la constitution des publics structurés sur les deux niveaux de la communication (élitaire et de masse), selon les rapports qu’entretiennent les opérateurs avec leur appareil générateurs de techno-images :
« les techno-images fonctionnent différemment selon qu’elles codent l’information sur le plan de la communication élitaire ou qu’elles le fassent sur le plan de la communication de masse. Une radiographie est déchiffrée par des méthodes différentes de celle utilisée pour déchiffrer une photo qui illustre une affiche. Si l’on examine un électroencéphalogramme, on le fait d’une façon différente de celle que l’on adopte en regardant un programme de TV. […] La différence réside en ce que, sur le plan élitaire, les émetteurs et les récepteurs ont appris à se servir des techno-images, ils se situent sur le plan de conscience qui correspond à leur fonction. Sur le plan de la masse, ni les émetteurs, ni les récepteurs ne sont conscients de ce qu’ils sont en train de faire quand ils manipulent les nouveaux codes. […] Personne ne croit qu’un encéphalogramme est une image d’une scène dans le cerveau, car on sait que c’est une image d’un concept concernant une image d’une activité cérébrale. Mais tout le monde croit que ce qu’il voit tandis qu’il regarde la TV est une image d’un événement ».
Le problème identifié par V. Flusser au cœur de notre crise civilisationnelle est donc que les techno-images (et leurs recombinaisons numériques) opèrent très différemment selon deux types de publics, ceux constitués au niveau élitaire (auxquels la plupart d’entre nous appartiennent occasionnellement en tant que spécialistes de tel ou tel domaine) et ceux constitués au niveau de la masse (dont nous faisons toutes et tous partie dès lors que nous ne nous comportons plus en spécialistes, mais en simples spectateurs). Pour le dire sommairement : en tant que membre d’un public de spécialistes, nous savons que les techno-images sont des signes (comme le mot lion), qui demandent à être déchiffrés dans leur origine, leur codage, leurs intentionnalités, leurs déformations, etc. ; en tant que membres du grand public des médias de masse, nous croyons voir des lions. L’un des modes de communication se déroule au sein de canaux qui permettent aux participants d’en maîtriser les effets ; l’autre diffuse tous azimuts des impressions incontrôlées. C’est ce que figure bien un autre croquis :
Comme il l’a bien précisé dans une citation précédente, il ne s’agit pas pour V. Flusser de diviser nos populations entre certain·es élu·es qui appartiendraient à « l’élite », distincte d’une multitude réduite au statut ignorant de « masse ». Ce qui nous élève au niveau de la communication élitaire (entre spécialistes) est une certaine structuration communicologique, celle du discours arborisé et celle du dialogue circulaire (caractéristiques des échanges scientifiques). Le problème des publics tient donc à leur division, qui est en réalité double (horizontale et verticale). Sur le plan du niveau élitaire, on assiste à une séparation dangereusement étanche entre des publics de spécialistes qui se sont rendus capables de comprendre et dompter les puissances de la techno-imagination, mais seulement à l’intérieur de leur discipline étroite ; au niveau de la masse du « grand public », nous sommes tous et toutes voué·es à subir des irradiations incontrôlées sous le régime de discours amphithéâtral (désormais relayé par des dialogues-réseaux largement cantonnés à un bavardage inepte, même si V. Flusser voit dès 1963 dans ce bavardage une fermentation d’informations nouvelles en devenir).
Le défi de la techno-imagination : multiplier et partager les études (artistiques)
Tout en répétant que sa réflexion ne peut être au mieux qu’une esquisse nécessairement tâtonnante, V. Flusser fait néanmoins déboucher son analyse des publics vers quelques pistes de solutions. Son patient travail d’élucidation phénoménologique de ce que nous font (et de ce que font de nous) nos nouveaux appareils de médialité (appareils photo, caméras, ordinateurs) illustre le type de transformations auxquelles nous devons nous atteler pour sortir par le haut de notre crise civilisationnelle. Il désigne globalement cette tâche par le besoin de « posséder la techno-imagination », d’apprendre à « déchiffrer » ou « démystifier les techno-images », ce qui peut se faire en « observant un peu plus soigneusement ce qui se passe pendant leur production » et « pendant leur réception » (ibid. : 263-264).
L’analyse du rapport « appareil-opérateur » déployée dans Pour une philosophie de la photographie (1994) montre, entre autres choses, que :
Le problème des publics, tel que le formule V. Flusser, peut donc se lire dans la continuité de ce que John Dewey (1859-1952 ; 1927) avait appelé de ses vœux dans Le Public et ses problèmes. Au lieu de définir le public comme une masse amorphe, prenant passivement la forme que lui imposeront des élites éclairées (selon le schéma décrit par Walter Lippmann [1889-1974] dans Le Public fantôme en 1925), il s’agit bien de mettre au premier plan les capacités autonomes d’enquêtes dont nous sommes tous et toutes porteuses, dès lors que nous nous organisons autour d’investigations collectives menées autour de « problèmes » institués par nous et élucidés par des dialogues circulaires connectés au sein de discours arborisés (selon le modèle de la recherche scientifique). Mais V. Flusser ajoute à cela un fort accent porté non tant sur l’art comme expérience que sur les pratiques artistiques comme expérimentations avec les appareils – c’est-à-dire contre les usages instrumentaux qui s’imposent à leurs utilisateurs comme prédéfinis pour eux (Lenot, 2017).
Même si nos structures communicologiques actuelles semblent nous enfermer dans « un cercle vicieux automatique », V. Flusser (2021 : 333) semble convaincu qu’il ne faudrait pas grand-chose – juste un peu d’« audace » – pour nous en arracher collectivement grâce au décloisonnement des publics :
« La véritable difficulté pour surmonter la crise vient de l’audace que réclame le bond à faire pour passer de la pensée historique à la pensée post-historique, non de la résistance que l’appareil oppose à nos efforts de libération. La souplesse des structures dominantes est cachée à nos yeux à cause de notre incapacité à oser imaginer ce qu’on pourrait en faire. C’est pourquoi ces structures nous paraissent rigides. L’infantilisme généralisé, l’idiotisation qui résulte de la rétroaction entre l’irradiation et le dialogue-réseau, entre les mass media et l’opinion publique, nous empêche de voir à quel point il serait facile de faire tomber la barrière entre la culture élitaire et celle des masses. Les spécialistes qui connaissent la souplesse des appareils parce qu’ils opèrent dedans, et qui savent que ces appareils peuvent fonctionner très différemment sans grand changement, se révèlent incapables de faire passer cette connaissance du domaine de leur spécialisation dans un domaine plus vaste. Un photographe sait que le code qu’il utilise est riche de potentialités cachées, que l’on est loin d’avoir épuisées, mais il est incapable de voir que ces potentialités peuvent être appliquées dans les domaines de la politique et de la science. Un cinéaste sait que la manipulation de son code est loin d’avoir livré tous ses secrets, mais il est incapable de voir les applications que l’on pourrait en faire dans les domaines de la philosophie ou de l’éducation. S’il en est ainsi, c’est que la spécialisation est elle aussi une sorte d’idiotisation : une limitation à un seul idiome, un code hermétique ».
L’audace à laquelle il appelle ici va bien au-delà du mot d’ordre galvaudé d’« interdisciplinarité ». Décloisonner les disciplines et leurs publics s’articule ici au besoin impératif de « faire tomber la barrière entre la culture élitaire et celle des masses » – ce qui ne saurait non plus se résoudre en termes de « vulgarisation ». C’est un saut anthropologique qu’il s’agit d’opérer pour « passer de la pensée historique à la pensée post-historique », et cela ne peut se faire par velléitarisme. Ce saut réclame un assaut porté contre les infrastructures actuelles qui régissent (et profitent de) l’actuelle articulation entre irradiations amphithéâtrales et dialogues-réseaux, non moins que contre les inerties et rigidités institutionnelles qui séparent excessivement les disciplines et isolent imperméablement les spécialistes au sein des universités. Mais ce saut passe aussi par un travail diffus d’infiltration, d’attraction, de viralisation, de coagulation qu’il faut apprendre à concevoir et à pratiquer en dehors des paramètres habituels pensés en termes d’horizontalité ou de verticalité (Nunes, 2021).
Telle qu’elle a été remise au goût du jour par des philosophes, des didacticiens, des philosophes politiques et des artistes, la notion d’étude pourrait bien encapsuler la principale leçon à tirer de V. Flusser dans notre conception des publics (Citton, 2020). Ce que Stefano Harney et Fred Moten (2013) promeuvent et pratiquent au titre de la black study réaffirme la centralité du dialogue circulaire dans la progression de nos intellections, tout en assouplissant l’opposition qui séparerait de façon étanche conversation scientifique et bavardage oisif, là où il faut plutôt comprendre et favoriser leurs continuités. Multiplier les microstructures accueillantes au sein desquelles nos bavardages (autour d’une table ou sur une plateforme numérique) puissent nourrir des pratiques endémiques d’enquête et de réflexion collective est un des enjeux principaux de la recomposition des publics.
Cela implique toutefois de repenser fondamentalement la façon dont nous concevons, organisons et imaginons « les études » en contexte institutionnel, depuis l’école primaire jusqu’aux troisièmes cycles universitaires. Ici aussi, des philosophes de l’éducation mobilisent la notion d’étude pour établir des ponts entre spécialistes et activistes, entre ce qui s’apprend (verticalement), dans le dispositif du discours théâtral encore dominant dans nos espaces de classe, et ce qui se pratique (horizontalement) dans des luttes de terrain (Schildermans, 2021). Cette pratique d’un certain studium (au sens d’enquête méthodique et studieuse) implique à la fois une articulation complexe (et fragile) entre un certain retrait du monde – la « chambre à soi » que revendique Virginia Woolf (1882-1941) (Corsani, 2006) – et une profonde implication, toujours située et densément tramée, dans des préoccupations (concerns) nécessairement collectives, dont s’empare activement un public d’« amatorat distribué » (Stengers, 2013).
C’est toutefois seulement à partir des pratiques artistiques que la centralité de la notion d’étude prend toute sa force pour nous aider à penser la constitution des publics dont nous avons besoin pour faire face aux défis de l’Anthropocène/Capitalocène/Plantationocène. Quand on parle en effet d’une étude pour piano ou d’une étude réalisée dans l’atelier d’un peintre, on désigne un objet intermédiaire et énigmatique qui participe à la fois d’un apprentissage, d’un tâtonnement, d’une expérimentation et d’une certaine forme inattendue d’achèvement paradoxal, processuel (Deck, Rasmi, 2019 ; Deck, 2021). Le saut dont V. Flusser fait miroiter l’audace est celui qui nous pousse – en tant que spécialiste et/ou en tant que participant à la culture de masse – à prendre un moment de recul face à ce qui arrive sur nos écrans, à l’interroger en termes de choix de focalisation et de perspective, à expérimenter avec des recadrages possibles, à imaginer leurs effets potentiels, et à en relancer un dans la circulation s’il semble prometteur.
Ce public-artiste, dont la perspective est esquissée par V. Flusser en 1976, se trouve à la fois très proche et très lointain de celui qui passe aujourd’hui son temps à commenter, relayer, retweeter ce qui lui arrive par les dialogues-réseaux des médias numériques. Très lointain, parce qu’il ne serait guère réaliste de le considérer comme majoritairement « studieux », et parce que l’amatorat distribué ressemble souvent davantage à une détestation tous azimuts. Mais très proche aussi, parce que les dynamiques de circulation des mèmes correspondent d’assez près à la séquence de gestes évoquée ci-dessus (Arkenbout, Scherz, 2022). La mutation anthropologique rendue à la fois possible et nécessaire par les évolutions de nos technologies – dans les façons dont celles-ci conditionnent les articulations opérateur-appareil-public – n’est pas davantage garantie en nos années 2020 qu’elle ne l’était dans les années 1970. C’est à nos conceptions, à nos pratiques (et surtout à nos conversations sur les transformations) des publics qu’il appartient de les tirer vers leurs potentiels émancipateurs, plutôt que de nous laisser sombrer dans leurs risques d’idiotisation.
Arkenbout C., Scherz L., 2022, Critical Meme Reader II. Memetic Tacticality, Amsterdam, Institute of Network Cultures. Accès : https://networkcultures.org/wp-content/uploads/2022/11/Critical-Meme-Reader-II_Memetic-Tacticality_INC-2022_INC-Reader-16.pdf.
Citton Y., 2020, « Pratiquer les études comme auto-aliénation et contre-addiction (studium, black study, études) », Bibliographie Etudes/Studies et Recherche-Création, Paris, École Universitaire de Recherche ArTeC. Accès : https://eur-artec.fr/wp-content/uploads/2020/09/CITTON-EtudeContreAddiction-5sept2020.pdf.
Citton Y., 2022, « Participation culturelle et conversations jurisgénératives », Hybrid. Revue des arts et médiations humaines, 8. Accès : https://doi.org/10.4000/hybrid.1465.
Corsani A., 2006, « Quelles sont les conditions nécessaires pour l’émergence de multiples récits du monde ? Penser le revenu garanti à travers l’histoire des luttes des femmes et de la théorie féministe », Multitudes, 27, pp. 43-55. Accès : https://doi.org/10.3917/mult.027.0043.
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