Fraisse (Geneviève)


Espace public et féminisme

 

Historienne et philosophe de la pensée féministe, femme qui non sans mal a conquis sa place dans le solide bastion masculin de la philosophie, Geneviève Fraisse, née en 1948, directrice de recherche émérite au CNRS, consacre la plus grande partie de son travail aux fondements philosophiques du discours féministe, ainsi qu’à l’articulation des rationalités ouvrières, minoritaires et féministes, catégorie jugées opératoires pour penser l’espace public. À l’encontre des histoires linéaires et téléologiques de l’espace public, telles qu’on en rencontre depuis les travaux de Jürgen Habermas, lequel est conçu comme conquête progressive vers une instauration définitive, elle s’est longtemps focalisée sur la constance et la contiguïté des révoltes constitutives de l’espace public dans l’histoire moderne (travailleurs, « races », femmes). À partir de 1973, aux côtés des philosophes Jacques Rancière et Jean Borreil (1938-1992), elle cherche à mettre au jour des moments d’histoire remarquables en ce qu’ils réorientent constamment cette histoire. Ce n’est pas pour rien que les trois philosophes empruntent à Arthur Rimbaud (1854-1891) la notion de « révoltes logiques », pour le titre éponyme de la revue qu’ils fondent en commun en 1975, suggérant ainsi qu’il faut se détacher de la prégnance théorique de la pensée de Louis Althusser (1918-1990) en orientant les travaux vers la notion d’émancipation. Enfin, elle fut déléguée interministérielle aux droits des femmes, de 1997 à 1998, et députée (élue sur la liste conduite par Robert Hue, affiliée au Groupe confédéral de la Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique) au Parlement européen de 1999 à 2004, lieu dans lequel elle a pu prendre l’initiative de deux rapports parlementaires, l’un sur le spectacle vivant, et l’autre sur les femmes et le sport qui, dans leurs domaines respectifs, signent son intérêt pour une diversité de problèmes publics.

Photographie de Geneviève Fraisse, septembre 2017. Source : Wikimédia (CC BY SA 4.0)

Photographie de Geneviève Fraisse, septembre 2017. Source : Wikimédia (CC BY-SA 4.0).

 

Loin de pouvoir traverser toute son œuvre, on se contentera ici de souligner son ambition d’éclaircir, par ses travaux récents, ce sur quoi peut bien reposer l’intelligence au sens littéral du féminisme dans son rapport à l’espace public ; c’est-à-dire non le rapport aux lieux publics– encore ceux-ci sont-ils aussi concernés –, mais le rapport à la question du contrat social conçu au prisme de celle de l’égalité des sexes et des alternatives égalité/différence, universalisme/différencialisme (ou genre et sexualités) si souvent avancées, durant les années 2011-2013, par exemple par le Mouvement de libération des femmes (MLF) ou même par Simone de Beauvoir (1908-1986 ; 1949), pour poser le problème des femmes dans l’espace public.

G. Fraisse va consacrer son temps à relire, explorer, conceptualiser les paroles féministes que l’on peut découvrir dans les archives des trois derniers siècles parlant d’égalité des sexes et d’émancipation des femmes. Un tel objet de recherche est d’autant moins donné qu’il est fait de déplacements, de moments de rupture qu’il faut reconstruire et dont il convient de défendre la légitimité scientifique. Afin de le délimiter, la philosophe ne pratique pas la déconstruction, au sens de Jacques Derrida (1930-2004). Elle adopte une position épistémologique qui, concernant la lecture des textes autour de la question des femmes, s’apparente plutôt à celle de Michel Foucault (1926-1984), en exposant à la fois ce qui est « refoulé » par les textes et ce qui en éclaire les contradictions. Cette position refuse le surplomb, et débouche sur une double politique concernant à la fois la posture de la chercheuse et l’objet de sa recherche : une dynamique de rectification constante de ses axes de recherche, pour la première, et une transformation du rapport de domination, pour le second dans la mesure où il doit alimenter des pratiques.

 

Un concept d’espace public en débat

La place des femmes dans l’espace public et politique demeure une question d’histoire politique tout autant qu’un moment de cristallisation de luttes actuelles. Si le statut d’être de raison fut longtemps contesté au sexe féminin – ô condamnable mésestime de la poétesse Christine de Pizan (1364-1430), d’Émilie du Châtelet (1706-1742), de la physicienne et traductrice de Newton, de la philosophe et scientifique Clémence Royer (1830-1902) ou encore de la physicienne Marie Curie (1867-1934) ! –, si la maîtrise masculine s’est exercée jusque dans la forme contractuelle moderne (contrat social, contrat sexuel, contrat de mariage aidants), il n’est pas certain que ces obstacles soient désormais entièrement levés. D’ailleurs, suffit-il d’inclure les femmes dans le contrat social, et donc dans l’espace public, pour croire que le partage entre le domestique et le politique est surmonté, que le droit patriarcal de l’homme possesseur et de la femme asservie est défait (Fraisse, 1989) ? On reconnait dans ces termes de la démocratie parlementaire moderne, les principes de l’espace public toujours décrits en termes flatteurs. Mais leur réputation émancipatrice ne suffit pas à cacher les impasses en eux de l’égalité des sexes, et ceux de la conjugaison entre vie sexuelle et égalité des sexes, un peu rapidement placée sous le tapis du consentement (Fraisse, 2007).

Par conséquent, il est nécessaire d’interroger cette notion d’espace public (Ballarini, 2015), autant sur le plan théorique que pratique en visant le sexisme ordinaire, l’invisibilisation des femmes (Heinich, 2020) dans ledit espace. En l’occurrence, dans le contexte de travail de G. Fraisse, cela revient à interroger les publications du philosophe allemand Jürgen Habermas (Voirol, 2015), pour l’éclairage qu’il veut porter sur les temps modernes en tout cas. Si la thèse de J. Habermas (1962) a eu un rôle positif, c’est pour avoir introduit l’historicité dans la question de l’espace public. Il n’en reste pas moins vrai qu’il ne lui confère pas seulement un rôle historique. Il a aussi une fonction politique. Chez J. Habermas, ce concept d’espace public est destiné à pallier l’érosion continue de l’adhésion, par médias interposés, des citoyens aux politiques gouvernementales devenues bureaucratiques. Pour autant, le philosophe précise que, par le langage et son expression publique (principe de publicité), les citoyens disposent d’une puissance immanente de lien, l’intersubjectivité, qu’il convient justement de faire valoir à l’encontre des médias et des industries culturelles triomphant partout. La neutralisation de l’espace public par le journal ou la télévision, par une place publique vouée à la seule coprésence et au côtoiement, par les barrières mises à la proximité par la technicisation utilitaire, par la soumission du quotidien au spectaculaire, suspend un échange fécond entre citoyens. Sans doute, répondent quelques théoriciennes parmi lesquelles G. Fraisse. Mais les femmes ?

Elles restent invisibles. Notamment parce que cette philosophie de la politique s’ancre, de surcroît, dans l’horizon du droit, donc des contrats tels que pensés depuis les philosophes classiques du contrat (Thomas Hobbes [1588-1679], John Locke [1632-1704] et Jean-Jacques Rousseau [1712-1778]) : la question n’est plus de savoir ce qu’est la vie bonne, la vie nationale ou l’identité d’un peuple, ni comment transformer le monde, mais de savoir à quelles conditions une norme, réputée émancipatrice, la publicité des débats peut passer pour valide, aux yeux de chacun. Sauf que cette manière de vouloir rétablir le point de vue du « nous », de l’unité sociale, à partir d’un accord normatif et non d’un impératif coercitif, se heurte à une « communication » qui demeure masculine, par fait de contrat social pensé au masculin. J.-J. Rousseau ne cesse de refuser à la logique égalitaire de pénétrer l’espace familial. Il a « bétonné » la séparation entre la famille et la cité. Ce béton va mettre deux siècles à se fissurer, souligne G. Fraisse (2020) dans Féminisme et philosophie. L’espace public est donc un enjeu pour les femmes. Enjeu à une certaine époque, et toujours de nos jours.

Selon elle, la question du rejet des femmes hors de l’espace public, des femmes, assignées au travail domestique gratuit (différent du travail domestique payé), séparées du gouvernement civil permet de retisser l’histoire de l’espace public autrement. Au lieu de conserver l’histoire telle qu’établie par J. Habermas, G. Fraisse insiste sur les déplacements et les moments de rupture qui la structurent. Elle réinscrit dans l’histoire les noms de femmes qui ont fait irruption dans l’espace public, même lorsqu’elles ont accompli cette irruption par des détours momentanés. Tel est le cas de Julie-Victoire Daubié (1824-1874) qui fait valoir le non-dit des femmes en affirmant pourtant préférer leur situation dans l’Ancien Régime. Paradoxe ? Pourquoi pas si un paradoxe constitue une amorce de questionnement ! Mais sûrement un moyen de conquérir une position de sujet en refusant celle d’objet. D’autant que les révolutionnaires de 1789, masculins pour la grande majorité de ceux qui participent à la rédaction des textes nouveaux, admettent que « tous » sont des semblables, mais ne concluent pas que la citoyenneté doit être pour « tous » et « toutes ». Les femmes sont toujours priées de former des citoyens plutôt que d’être citoyennes.

 

Prise de parole sur la place publique

La conception de l’espace public développée par J. Habermas semble donc bien oublier que cet espace n’est ni neutre, ni homogène, si l’on adopte le point de vue des classes sociales bien sûr, mais aussi de celui des femmes : celles qui énoncent et racontent leurs tranches de vie, celles qui décident de se révolter ensemble et d’énoncer des problèmes communs en commun. C’est d’abord ce que la philosophe Nancy Fraser (Julliard, 2019) réfute dans la conception du philosophe : les citoyennes demeurent minorées dans l’espace public où l’idéal de neutralité culturelle est instrumentalisé par le groupe masculin majoritaire (Fraser, 2005). C’est ensuite la politologue Françoise Vergès (2018) qui souligne fréquemment que l’espace public européen est largement fermé tant aux femmes qu’au passé colonial comme à la diversité culturelle. En ce sens, repenser l’espace public demanderait donc une prise en charge théorique de la manière dont les inégalités sociales et les rapports de pouvoir affectent ou corrompent la délibération publique, la publicité (non pas la réclame, mais la publicité au sens habermassien), et de la manière dont les différences peuvent prendre place dans un universel repensé. C’est enfin, Judith Butler (1990) qui critique férocement la notion d’espace public au nom du rapport genre/sexe, lorsqu’elle se donne pour objectif de penser solidairement le féminisme, la subversion de l’identité et l’emprise de la « matrice hétérosexuelle ».

M. Fraisse relance elle aussi le débat, mais autrement. L’actualité le requiert constamment autant dans l’espace public virtuel (les réseaux sociaux) que dans les lieux publics physiques. Pour renvoyer à des faits récents, dont elle rédige des commentaires dans divers organes de la presse écrite (Le Magazine littéraire, Le Monde, Le Point, Le Temps, Télérama…), il y eut la question de l’avortement, de la contraception, du burkini, du voile à l’école, des Femen, du harcèlement sexuel, du hashtag #MeToo (Ruffio, 2020), de la grève des femmes de chambre des palaces, de la parité, des publicités et du morcellement du corps des femmes dans les images, etc. Pour simplifier, disons qu’il y eut un ensemble d’actions et de mobilisations qui produisirent une parole collective publique de la part des femmes. L’historienne affirme que ces mouvements ne relèvent pas d’une libération de la parole, comme si la parole était déjà prête avant les actions. Pour elle, il s’agit de prises de parole, dans lesquelles se forgent à la fois la parole et l’émancipation, ce qui est le cas même de la manifestation publique ou des cris émis en public (Ruby, 2019) dans lesquels chaque participant(e) se transforme. Les corps ont soudain fait corps ; et ce corps collectif ainsi produit a fait irruption dans la vie sociale. Ce surgissement dans l’espace public insiste sur la vision commune d’une capacité jusque-là mise en doute, refusée, méprisée. En forçant la reconnaissance d’une présence, c’est bien aussi l’espace public, concept et réalité, qui devient un enjeu politique, impossible à résorber dans le droit et la communication.

 

L’émancipation

Que faire ? En ce qui concerne le temps présent, G. Fraisse ne veut pas se contenter d’intervenir dans l’espace public en dénonçant telle ou telle position. Ni dénonciation, ni complainte. Elle veut construire et dégager des instruments d’émancipation donnant à l’espace public une autre densité. Comment appréhender de tels instruments ? Par l’histoire qui se fait sous nos yeux. D’abord, explique-t-elle, en écoutant : les dominées cessent de l’être en parlant et en écrivant, selon les termes mêmes de la subjectivation élaborée dans les Révoltes logiques. Des femmes prennent la parole et toute la société est appelée à écouter, toutes les femmes et tous les hommes doivent et peuvent se sentir, personnellement, concernés lorsqu’il s’agit, par exemple, de MeToo, de l’avortement, etc. Les hommes peuvent enfin revisiter leur comportement à la lumière de ces récits. Pourquoi pas comme le fit Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803 ; 1783), dans De l’éducation des femmes, ce texte radical dans lequel il appelle les femmes à se libérer et à faire la révolution.

Mais elle prévient aussi. Il ne suffit pas de tout reporter sur l’éducation pour croire résoudre ces questions. Il ne suffit pas non plus de mettre en question les images des femmes dans les magazines et les publicités. Encore moins les idéologies. Pour G. Fraisse, cela ne conduit pas à l’émancipation. Il faut absolument, scande-t-elle, passer par une analyse politique des existences et des rapports des sexes. D’ailleurs, des affaires comme en 2017 celle de Harvey Weinstein (un homme puissant dans le cinéma, puissant et prédateur) le montrent. Ce n’est pas affaire de libido, explique-t-elle dans un entretien avec Camille Caldini sur France Info, en date du 5 décembre 2017, du moins si l’on ne la lie pas au pouvoir. Et au pouvoir conçu et vécu comme jouissance.

Cela étant, si la question « que faire ? » se pose, c’est aussi d’autant plus, écrit-elle, que dans l’espace public tel qu’il fonctionne, le public attend « un » mouvement des femmes, « un » féminisme. Or, le féminisme n’est pas unique et uniforme. Il est très important de respecter et d’examiner les contradictions de l’émancipation des femmes. L’idée que pourrait exister une pensée unique du féminisme est immature. Ce n’est pas une faute que de n’être pas d’accord. La politique « c’est la controverse, et c’est aussi se mettre d’accord », résume-t-elle en une formule (Fraisse, 2020 : 95).

De surcroît, dans ce type de question, que G. Fraisse relève à l’égard des mouvements féministes, on sous-entend que l’émancipation serait un après, une conséquence des combats, un moment postérieur à la résolution des problèmes. Or, l’émancipation, ne cesse-t-elle de répéter, c’est le chemin, et non son terme. Nous ne parlons pas de mouvements mécaniques de dénonciation qui pourraient annoncer l’émancipation comme un moment utopique terminal. L’émancipation est un processus, un espace dynamique complexe et éventuellement contradictoire.

Le mouvement d’émancipation consiste en un refus réitéré en permanence des schémas : nature vs société, biologique vssocial. Selon G. Fraisse, il convient de le penser en termes d’histoire. Le travail de l’historienne repose sur la question de savoir d’où vient la pensée de l’égalité des sexes, quel moment de l’histoire la rend possible ou impossible ? Comment surgit et se maintient cette fatale contradiction entre le principe de l’égalité et le refus de reconnaître les femmes comme êtres de raison ? C’est bien l’enjeu d’une réactualisation nécessaire de la question de l’espace public, puisqu’il persévère à fonctionner à l’exclusion. Dans cet espace public, quelle est la place de cette contradiction ? G. Fraisse prend pour exemple, le féminisme alors qu’il ne croise pas Mai-68, mais survient en son lendemain. Ce qui lui permet de souligner qu’il ne faut jamais raisonner mécaniquement. Pourquoi ce non-croisement ? C’est ce qu’il faut expliquer. Dès lors, travailler à l’historicité de la pensée de l’égalité, et donc à la reconnaissance des processus d’émancipation réclame, précise-t-elle, que l’on s’écarte des identités et des catégories toutes faites. Ces dernières servent d’explication, mais elles ne permettent pas d’appréhender les devenirs, les lieux de fabrication de ce qui change.

 

Scènes de révoltes publiques

Si la fin de la domination n’est pas pour demain, on peut cependant lire dans l’actualité de chaque époque une histoire qui bouge, en particulier dans l’espace public. Le fait de la domination vient au jour par la résistance et la subversion des femmes face à la domination des hommes, dès lors qu’elles l’expriment en public. Les écrits de femmes accessibles au public en témoignent. Par exemple, rappelle G. Fraisse, ce fut le cas de C. de Pizan, mais aussi de Marie de Gournay (1565-1645). Et de tant d’autres. Jusqu’à constituer une sorte de « nous », « nous » les femmes, un « nous » qui signe l’entrée en politique de la volonté d’émancipation. Mais prévient-elle encore une fois, attention, le féminisme dit « nous » sans oublier le « je ». Le « nous » est une capacité d’énonciation. Le « je », dont les femmes ont été privées, forge des lignées signifiantes dont il est possible de dessiner les scènes.

Les ouvrages de G. Fraisse sont parsemés de ces scènes publiques sur lesquelles évoluent des personnes à découvrir, en quelque sorte par colportage d’une personne à l’autre, de telle sorte que l’on parcourt grâce à elles l’universel. Elles consistent en des explorations d’espaces, ceux de la vie de femmes, espaces de leurs droits, civils, politiques, économiques, familiaux. Ainsi, d’un de ses ouvrages à l’autre, apparaît une sorte de galerie de portraits qui décale celle des « grands hommes », dont le discours masculin a fait les seuls acteurs de l’histoire. Cette galerie s’oppose bien sûr à la récurrente culpabilité des femmes depuis Ève, puisqu’on les accable autant pour la Chute (du paradis) que pour leurs désirs.

Donnons un aperçu de cette galerie de portraits ou de ces scènes que G. Fraisse propose au fil de ses ouvrages. Ces scènes participent de sa manière de raisonner qui, dans des termes approchants ceux de J. Rancière, consistent à faire émerger ce qu’on ne voyait pas. Chaque scène est renvoyée à une personne. Ainsi le propos de G. Fraisse donne-t-il chair et épaisseur à des concepts, puisque chaque personnage est présenté sous un thème du combat féministe, comme autant de noms à retenir alors que les procédures machistes de nombreux historiens les ont effacés. Ce sont donc :

  • Olympe de Gouges (1748-1793) : peu connue, mal reconnue, à laquelle on conteste la capacité à écrire, elle qui souligne que la femme a le droit de monter à l’échafaud, mais pas à la tribune. Elle questionne le dominant face à l’impératif de justice comme elle interpelle la dominée endormie par trop de servitude ;
  • Germaine de Staël (1766-1817) : assez connue sans doute mais dont on devrait relire le chapitre sur les femmes de lettres dans De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1799). Comme il faut relire Corinne ou l’Italie (1807), et ces passages dans lesquels Oswald, son amour, ne sait affronter l’opinion défavorable à la femme artiste. Elle défend le divorce, tout le monde doit pouvoir divorcer et toute femme doit pouvoir être Corinne, dans la mesure où divorcer, c’est devenir citoyenne sans tutelle ;
  • Hélène de Montgeroult (1764-1836) : pourquoi fut-elle oubliée ? Interprète, compositrice, pédagogue, elle a pourtant assuré le passage du clavecin au pianoforte. On n’a pas retenu ses œuvres. L’histoire de l’art aime laisser les femmes dans un statut relatif, secondaire et dépendant, alors qu’il s’agit d’une artiste incontournable dans l’histoire du piano ;
  • Jeanne Deroin (1805-1894) : militante du droit des femmes, rédactrice au quotidien La Voix des femmes. Pour elle le désir d’écrire ne peut rester masculin. Elle revendique le droit à être autrice ;
  • Jenny d’Héricourt (1809-1845) : elle prend au sérieux le principe d’égalité par des textes sur l’égalité des sexes, avec argumentation, lecture critique des penseurs contemporains, conscience d’un enjeu propre à la question des sexes dans toute philosophie ;
  • Clémence Royer (1830-1902) : philosophe et femme de sciences. Elle a traduit l’Origine des espèces (1859) de Charles Darwin (1809-1882), elle ouvre un cours de philosophie pour les femmes, afin de leur permettre d’échapper à l’institution cléricale ;
  • Julie-Victoire Daubié (1824-1874) : essayiste, baccalauréat ès Lettres ; elle prend une perspective sociale sur la femme pauvre, celle qui doit travailler pour vivre et avoir ses propres moyens de subsistance (le droit au travail devient un enjeu, parce qu’en cas de crise ce sont les femmes qu’on rejette) ;
  • Hubertine Auclert (1848-1914) : défend la citoyenneté républicaine, le droit de vote, dénonce l’illogisme du contrat social. La moitié de la société ne peut être exclue du vote. Le vote est la clef de voûte de tous les autres droits ;
  • Marguerite Thibert (1886-1982) : docteur de l’Université, responsable du travail féminin au Bureau international du travail de Genève, et professeur de philosophie en collège.

Portraits. De gauche à droite en haut : Olympe de Gouges, Germaine de Staël, Hélène de Montgeroult et Jeanne Deroin, Jenny d’Héricourt.
De gauche à droite en bas : Clémence Royer, Julie-Victoire Daubié, Hubertine Auclert et Marguerite Thibert.
Sources : Wikimédia (domaine public).

 

Il conviendrait de rajouter à ces portraits ceux qui reviennent souvent dans les ouvrages de G. Fraisse, sans être condensés en une scène : S. de Beauvoir, écrivaine, qui renverse le présupposé selon lequel, en tant que femme, on a sur les femmes une pensée innée ; Lee Miller (1907-1977), photographe, assistante de Man Ray (1890-1976), icône du Surréalisme, sujet et objet de son œuvre, artiste et tableau, travaillant différemment de l’artiste Claude Cahun (1894-1954) qui, elle, ne cesse de travailler son visage pour mieux se présenter, L. Miller s’en moque ; Hanna Schygulla, notamment pour le film de Fatih Akin, De l’autre côté du miroir (2007), qui joue sur deux langues, deux pays, deux rôles, etc. et bouleverse les catégories figées ; Élisabeth de Fontenay, philosophe, qui a montré que l’universel de la philosophie n’existe pas sans les catégories qui le questionnent et que la pensée sans traduction dans le politique perd de sa puissance ; Claire Etcherelli, secrétaire de rédaction des Temps Modernes, puis entrée au comité de rédaction.

La liste de ces références ou de ces scènes auxquelles G. Fraisse nous renvoie n’est pas close et ne peut l’être. Heureusement ! Sinon l’histoire elle-même serait close. Quoi qu’il en soit, selon l’historienne, elles ont un point commun : la place occupée/occupable des (ou par les) femmes dans l’espace public et politique, ou disons plus exactement la place conquise par des femmes et qui fonctionnent comme des émergences d’émancipation dans le savoir, dans la politique, dans l’écriture, etc. Elles disent que l’espace public est devenu un enjeu de luttes pour les femmes, enjeu de présence, de proposition, de déplacement. Certes, c’est au prix de toucher l’homme dans ses prérogatives. Et ce dernier le lui fait payer cher, en jetant le discrédit sur elles. En quoi, souligne G. Fraisse, il importe de ne pas cesser de décrire encore ce qui arrive aux femmes dans un monde dominé par les hommes.

 


Bibliographie

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Citer la notice

Ruby Christian, « Fraisse (Geneviève) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 26 février 2021. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/fraisse-genevieve.

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