Gender marketing


 

Le gender marketing (aussi appelé « marketing de genre » ou « marketing genré » en français) est une stratégie commerciale qui apparaît dans les années 1970. Il tire parti des recherches sur le genre – qui se développaient au même moment – pour orienter la vente de biens ou de services vers le sexe et/ou l’identité de genre du public ciblé – les hommes ou les femmes –, avec l’espoir de pouvoir doubler les profits. Pour ce faire, les marketers s’appuient sur des études en psychologie ou en sociologie qui analysent les différences de comportements entre hommes et femmes, en termes de prises de décisions, de prises de risques ou de confiance en soi (Dobscha, 2019), ainsi que d’autres qui observent les préférences sexuées en termes de formes, de tailles ou de couleurs des objets, et les raisons qui les motivent (Moss, 2014). Ces résultats sont ensuite appliqués aux stratégies commerciales afin de les adapter selon qu’elles ciblent des femmes ou des hommes, que ce soit en modifiant le design d’un produit ou celui de son packaging (Moss, 2014 ; MacIntyre, 2018), en travaillant une promotion publicitaire spécifique (Sheehan, 2004 : 89-111), voire en refondant le logo d’une marque qui souhaiterait se tourner entièrement vers un seul type de public (Cesar Machado, Fonseca, Martins, 2021).

 

Pour elle : des consommatrices « par nature »

À certains égards, le gender marketing est plus souvent un marketing « pour les femmes » qu’un marketing « pour les hommes » : les marques ont plus tendance à « féminiser » un produit pour les consommatrices qu’elles ne les « masculinisent » pour les consommateurs (Barletta, 2002). Afin de correspondre aux prétendus besoins naturels des femmes, les marketers s’appuient sur différents stéréotypes sexistes pour adapter leurs produits : des rasoirs et des brosses à dents aux manches plus fins et/ou texturés ajustés à leurs « petites mains », des gels douche et des shampoings enrichis en soins hydratants et aux senteurs florales qui conviendraient mieux à leur « peau fragile », ou des voitures de petit gabarit avec un espace de rangement adapté au maquillage (voir la Citroën DS 3 × Givenchy, 2016). En outre, comme pour uniformiser tout ce qui a trait au marketing « pour les femmes », le rose est souvent employé car symbolisant la féminité (Bideaux, 2021 : 486-492), une pratique qui tend à diminuer, au profit d’autres couleurs pastel pensées comme « féminines », tel le mauve ou le turquoise.

BIC, Back to School Pens for Her, 2018. Publicité télévisée (États-Unis). Source : Spineless Goblin, YouTube.

Gillette Venus, C’est ma peau et j’en suis fière, 2020. Publicité télévisée (France). Source : Pub Télé, YouTube.

 

Passé au spectre du gender marketing, le produit « féminisé » voit parfois son prix augmenter – de 3 à 7 % en moyenne – par rapport à la version standard (Blasio, Menin, 2015 ; Ministère de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique et Ministère des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes, 2015), une « taxe rose » (aussi appelée women tax) dénoncée par les associations féministes, que les marques expliquent par l’emploi de composants plus onéreux ou la conception de campagnes publicitaires particulières.

Si plusieurs recherches tentent de justifier une tendance féminine pour les achats « par nature » (Kumaravel, 2017), le lien entre femmes et consommation se présente davantage comme étant culturel. Si les Européennes étaient déjà la clientèle favorite des marchandes de mode au xviiie siècle, le public de la consommation s’est grandement féminisé avec l’industrialisation, dès la fin du xviiie siècle au Royaume-Unis, puis jusqu’à la fin du xixe siècle pour les autres pays européo-américains (Chessel, 2012 : 69-82). La mécanisation de la fabrication des vêtements – qui a donné naissance au prêt-à-porter –, l’optimisation de l’imprimerie – qui a permis le développement de la presse féminine – et, surtout, la création des grands magasins, considérés comme des lieux sûrs et agréables, ont fait du shopping le loisir préféré des femmes urbaines des classes moyennes et supérieures (Rappaport, 1999).

Dans les années 1950, l’essor de la consommation de masse s’est aussi décliné au féminin : après vingt ans de stagnation économique causée par la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale, la consommation – féminine en particulier – était devenue un mode d’organisation sociale, culturelle et économique aux États-Unis, appelé American Way of Life (Lamb, 2019 : 35-68). Dans cette période marquée par la Guerre froide, les États-uniennes étaient encouragées à rester à la maison pour assurer la stabilité familiale – et par-là celle de la nation –, en même temps qu’elles étaient incitées à consommer afin de vanter les vertus du capitalisme américain, alors en compétition avec le système économique communiste (ibid. : 88-118). Devenant femmes au foyer, en charge des tâches domestiques et des achats, les femmes sont alors devenues pour les marques le public à cibler en priorité.

« FORGOTTEN Objects in EVERY 1950s Kitchen – Life in America », voir Formica, Background for a More Beautiful You, c. 1950 à 1 min 38 . Encart publicitaire dans un magazine (États-Unis). Source : Recollection Road, YouTube.

 

Cette histoire féminine de la consommation a donné naissance à des stéréotypes de genre que les marketers continuent d’exploiter pour cibler et attirer les femmes : « la dépensière » qui, oisive, dilapide sans compter l’argent de son mari, « l’acheteuse compulsive » accroc au télé-achat, « la fashion victim » se bagarrant pour un vêtement au moment des soldes ou « la ménagère de moins de 50 ans », responsable des achats du foyer. Ces stéréotypes sexistes – qui ne concernent en définitive que certaines catégories de femmes blanches issues des classes moyennes et supérieures – sont véhiculés et renforcés par les médias, via des séries (principalement américaines) comme Sex and the City (Darren Star, 1998-2004) ou Desperate Housewives (Marc Cherry, 2004-2012), des émissions de téléréalité comme Les Reines du Shopping (Hervé Hubert, depuis 2013), la presse féminine et ses sélections shopping (Marie-Claire, Femme actuelle, Grazia…), les publicités, qui multiplient les représentations féminines stéréotypées (Soulages, 2009), ou encore les journaux télévisés qui montrent chaque année des femmes attendant l’ouverture de magasins le premier jour des soldes. Pourtant, dès les années 1990, des chercheur·euses, tel·les que Helen R. Woodruffe (1996), proposent d’appréhender la consommation féminine sous un angle féministe, pointant alors la nécessité d’analyser celle-ci en interrelation avec le contexte social, culturel et politique des consommatrices, et d’explorer les trajectoires individuelles de chacune.

Extrait de la série Desperate Housewives, 2012. Série télévisée (saison 8, épisode 18). Créée par Marc Cherry. Produite par Cherry Productions (États-Unis). Source : Cherry Productions.

Extrait de l’émission Les Reines du Shopping, 2017. Diffusée sur M6. Présentée par Cristina Córdula. Produite par Hervé Hubert. Source : mmsl35B6, YouTube.

 

Pour lui : le gender marketing presque invisible

Si les femmes ont durant très longtemps occupé la fonction de responsable des achats dans les familles, les hommes sont de plus en plus impliqués dans les achats des foyers depuis que le modèle familial traditionnel (dans lequel la mère s’occupe des enfants à la maison pendant que le père travaille) n’est plus le modèle majoritaire. Une étude française de 2017 rapporte par exemple que 35 % des responsables des achats dans les familles sont des hommes, un chiffre qui monte à 44 % si on se limite à la « génération Y » qui regroupe les personnes nées entre le début des années 1980 et la fin des années 1990 (KR Media, JCDecaux, Celsa-Paris-Sorbonne, 2017). Même s’il est moins imposant que le marketing « pour les femmes », les marques produisent ainsi de plus en plus un marketing à destination des cibles masculines (Kraft, Weber, 2012).

Pour attirer les consommateurs, le gender marketing s’appuie, une fois encore, sur des stéréotypes mettant en avant la masculinité : « le dragueur », « le bad boy », « le sportif »… On modifie alors la forme ou la couleur d’un produit pour le « masculiniser » : on utilise du bleu, du noir et surtout du gris qui évoquent la technologie (traditionnellement associée aux hommes), du rouge pour la puissance ou de l’orange pour l’énergie. On peut aussi faire varier les textures, en ajoutant des reflets métalliques qui, de nouveau, évoquent la technologie, ou en rendant mat le produit, un procédé employé en automobile qui renvoie au luxe. Les produits d’hygiène ou cosmétiques, d’ordinaire plutôt associés au féminin, sont en particulier « masculinisés » afin de plaire à un public d’hommes : alors que les gels douches et autres crèmes hydratantes destinées à un usage familial, sont le plus souvent blancs (renvoyant à l’idée de propreté) voire bleus (signifiant la fraîcheur), leur version « masculine » est la plupart du temps proposée dans des emballages gris (comme l’acier), bleus (comme l’océan), noirs (comme le charbon) ou rouge (comme la lave en fusion), formulée avec des fragrances musquées, boisées, héspéridées voire « houblonnées » (à l’instar du savon solide de la marque Sapiens, aux senteurs de bière IPA et d’orange).

Dove Men+Care, Elements: Charcoal + Clay, 2016. Publicité télévisée (États-Unis). Source : dovemencareus, YouTube.

 

Ces produits sont le plus souvent accompagnés d’une campagne publicitaire centrée autour de la virilité, de la force ou de la capacité à séduire – sous-entendue (quasi toujours) comme la séduction des femmes, même si certaines marques tentent de sortir des conventions hétérosexuelles du gender marketing. Ainsi, alors qu’elle est particulièrement connue pour ces publicités où chaque vaporisation de déodorant entraîne l’envoûtement de dizaines de femmes (voir par exemple Plus t’en mets, plus t’en as, 2006), la marque Axe, à destination d’un public principalement masculin, a diffusé en 2021 la publicité The New Axe Effect : le déodorant y apporte bien au protagoniste le pouvoir de séduire des femmes, mais aussi des hommes, et même des chiens. Employant un ton humoristique qui fragilise la crédibilité des potentielles relations homosexuelles ou interspécifiques, la vidéo se termine par la rencontre avec une femme, par ailleurs idéalisée et elle-même issue d’une publicité… l’hétérosexualité reste donc sauve.

Guerlain, L’Homme idéal Cologne, 2015. Publicité télévisée (France). Source : Tendance Parfums, YouTube.

Axe, The New Axe Effect, 2021. Publicité télévisée (France). Source : Axe, YouTube.

 

Dans d’autres cas, des égéries issues du monde des sports – le plus souvent des footballers ou des pilotes de Formule 1 – incarnent les marques ou certains de leurs produits, afin de conforter les consommateurs dans leur masculinité et les inciter à s’orienter vers lesdits produits. Une grande part des marques cherche cependant aussi à cibler l’« homme ordinaire » dans lequel pourra se reconnaître la plupart des consommateurs (Lund, 2008), notamment le père de famille (Macé, 2013). C’est le cas d’une partie des publicités pour les automobiles dites familiales où le père se fait modèle, mentor voire héros pour ses enfants : dans la publicité My Dad, My Hero (2013) pour le modèle Verso de Toyota, un père de famille est vu successivement à travers les yeux de ses enfants comme un super-héros, un cowboy, un chevalier médiéval et un spationaute. La marque de rasage Gillette a elle aussi fait du père de famille une figure centrale de sa communication, faisant de la transmission père-fils le pivot de son marketing.

Gillette, Arrêtons les GrieZmaces avec Gillette Flexball, 2018. Publicité télévisée (France). Source : Stritlab Studio, YouTube.

GilletteLabs Kevin Mayer – Rasoir exfoliant, 2023. Source : Gillette France, YouTube.

Toyota, My Dad, My Hero, 2018. Publicité télévisée (Europe). Source : Le Pubard, YouTube.

Volkswagen, [Polo 6, « Père et Fils »], 2017. Publicité télévisée (France). Source : Blogzine, YouTube.

 

Si le gender marketing cible moins les hommes que les femmes, c’est aussi et surtout parce que le masculin est historiquement associé à l’universel et n’est donc pas reconnu comme une particularité sexuée. Il est considéré comme neutre, là où, à l’opposé, le féminin renvoie toujours au particulier, à l’Autre, comme le notait déjà la féministe Simone de Beauvoir (1908-1986 ; 1949a : 16) : « [La femme] se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre ». Sans mention d’une spécification genrée du public auquel se destine un produit, celui-ci est d’emblée considéré comme étant la version standard, celle que tout le monde peut se procurer. Quand ce même produit passe par le filtre « féminisant » du gender marketing, la version initiale (non genrée) est alors davantage perçue comme masculine, par un processus de proscription qui interdit conceptuellement aux hommes de consommer quelque chose de féminin.

 

Pour les filles et les garçons : apprendre le genre avec le marketing

Loin de se contenter de cibler les adultes, le gender marketing est particulièrement efficace quand il s’agit de vendre des produits aux enfants (le plus souvent par l’intermédiaire de leurs parents), ce même avant leur naissance (achat des layettes, préparation de la chambre, faireparts de naissance… ; Pennell, 1994). Les jouets sont alors la cible privilégiée du gender marketing, qui s’appuie sur une multitude de représentations sociales liées aux rôles et identités associés aux hommes et aux femmes pour proposer des jouets différents selon le sexe de l’enfant visé·e (Zegaï, 2010) : côté filles, des répliques de sèche-cheveux, des barrettes et serre-tête, des robes de princesse, des bijoux, des miroirs, des poupées-mannequines, des poupons ou des accessoires de dînette ; côté garçons, des figurines de super-héros ou de soldats, des robots, des voitures miniatures, des répliques d’outils ou des jeux de construction. Outre la fonction-même des jouets, leur design et leur packaging sont également différents, formant une distinction chromatique très visible : la majorité des jouets dits « pour filles » sont de couleurs pastel – principalement roses –, tandis que ceux « pour garçons » se déclinent dans différentes couleurs (bleu, rouge, noir, gris, jaune, vert…), le plus souvent saturées. La différenciation se poursuit dans les catalogues qui peuvent reprendre la même opposition chromatique (ce qui a toutefois tendance à être de moins en moins le cas en France), ainsi qu’une mise en scène du corps des enfants et un lexique sexués, toujours basés sur des stéréotypes de genre (Zegaï, 2009).

Les rayons jouets « pour filles » et pour « garçon » d’un hypermarché, France, 2020. Source : captures d’écran, Parents !, YouTube.

Les rayons jouets « pour filles » et pour « garçon » d’un hypermarché, France, 2020. Source : capture d’écran, Parents !, YouTube.

 

Mattel, Hot Wheels Monster Trucks, 2021. Publicité télévisée (France). Source : Pub Man, YouTube.

 

Mattel, La Maison de rêve de Barbie, 2021. Publicité télévisée (France). Source : Mattel Français, YouTube.

Sur le même principe que les produits vendus à destination des adultes, beaucoup de jouets sont également déclinés en deux versions : une première considérée comme standard et une seconde visant un public de filles, presque systématiquement proposée en rose ou violet, et/ou orientée sur des thèmes considérés comme « féminins » – la beauté notamment. Ainsi particularisé, le jouet « féminisé » a un effet incitatif sur les filles qui veulent se le procurer (Weisgram, Fulcher et Dinella, 2014), ce qui peut être un bienfait concernant des jeux électroniques ou les accessoires de sport. Néanmoins, l’existence de ces versions « pour filles » renforce aussi en même temps l’identification de la version standard comme « masculine », la plupart des garçons ne voulant plus de la version féminine parce que « ça fait fille » (Fine, Rush, 2016).

À gauche : Sentosphère, La Chimie du Slime, 2018. Kit de création de slime. Source : capture d’écran, La Poule à Pois, YouTube.À droite : Sentosphère, L’Atelier du Slime, 2018. Kit de création de slime. Source : capture d’écran, La Poule à Pois, YouTube.

En haut : Sentosphère, La Chimie du Slime, 2018. Kit de création de slime. Source : capture d’écran, La Poule à Pois, YouTube.
En bas : Sentosphère, L’Atelier du Slime, 2018. Kit de création de slime. Source : capture d’écran, La Poule à Pois, YouTube.

 

En distinguant et opposant le monde dit « des garçons », propice à l’action et ouvert vers l’extérieur, à celui « des filles », tourné vers la famille et les apparences, le gender marketing présente aux enfants une manifestation visible et exagérée de la polarisation de la société autour de la question du sexe et du genre. Reposant sur des clichés sexistes auxquels les enfants adhèrent fortement, un rapport du Sénat français alertait en 2014 sur les effets néfastes de ces jouets sur les enfants, qui ont un impact significatif sur les comportements à l’âge adulte, dans la sphère intime comme professionnelle (Jouanno, Courteau, 2014 : 15). Les associations féministes françaises Osez le Féminisme ! et Les Chiennes de Garde – rejointes en 2018 par Pépite sexiste – dénoncent elles aussi ces mêmes effets et organisent depuis 2015 la campagne « Marre du rose ! » contre les jouets stéréotypés.

 

Je consomme donc je suis : consommation et identité de genre

Recevant de vives critiques aussi bien du côté des universitaires que de celui des associations féministes, le gender marketing continue pourtant d’être une stratégie commerciale privilégiée par de nombreuses marques. Pour comprendre pourquoi il résiste à ces critiques et à leur popularisation, il faut se tourner vers la sémio-sociologie : au-delà de sa valeur marchande ou de sa capacité à répondre à un besoin, l’objet de consommation participe aussi de l’idéalisation d’un soi « amélioré à travers le transfert de significations accepté socialement du produit ou de la marque vers la personne » (Heilbrunn, 2005 : 94-96). La consommation est donc à la fois un langage non verbal (Baudrillard, 1969) et un marqueur social (Sahlins, 1976) qui, au-delà de la fonctionnalité recherchée dans les objets achetés, permet d’objectiver des identités sociales différenciées en distinguant les groupes sociaux les uns des autres. Le chercheur en marketing Russell W. Belk (1988 : 160) propose en ce sens le concept d’« extension de soi » [extended self] au travers de la possession des objets : « il semble un fait incontournable de la vie moderne que nous apprenons, nous définissons et nous rappelons qui nous sommes par nos possessions » (ma traduction). La possession définirait ainsi non seulement ce qui est « à moi », mais aussi ce qui est « Moi », supposant une (re)définition des identités au travers des objets, de leur acquisition, de leur consommation ou de leur collection. Le psychanalyste Serge Tisseron (2016 : 216) corrobore cette théorie lorsqu’il écrit que « [l]’être humain habite les objets qui l’entourent comme il habite son propre corps », c’est-à-dire que chacun·e investit les objets de manière symbolique comme une extension de soi. Posséder quelque chose de conçu comme répondant à de prétendus besoins féminins serait ainsi un moyen pour certaines femmes d’affirmer leur féminité (Bideaux, 2022) ; réciproquement pour les hommes : posséder quelque chose de « masculin » ou de « neutre » (donc assimilé au masculin) serait un moyen pour certains d’entre eux d’affirmer leur masculinité.

Modélisation de la consommation sexuée comme mode d’affirmation de genre (cas du féminin). Source : K. Bideaux.

Modélisation de la consommation sexuée comme mode d’affirmation de genre (cas du féminin). Source : K. Bideaux.

 

L’extension de soi agissant aussi sur un plan collectif, elle est aussi reconnue voire attendue par la société (Belk, 1988 : 145). L’acquisition de caractéristiques féminines ou masculines par le biais de la consommation genrée permettrait donc, aussi, à certaines femmes et certains hommes d’affirmer leur identité sexuée auprès des autres membres de leur catégorie de genre. Ceci vaut plus encore pour les hommes puisque, d’après le sociologue Michael Kimmel (2009), la masculinité est une performance homosociale qui se construit au travers les regards approbateurs ou désapprobateurs des autres hommes. Il incombe donc aux hommes d’adopter une consommation masculine pour paraître masculins et, surtout, de ne pas consommer de biens ou de services « féminins ». Une telle entorse aux codes de masculinité partagés au sein de la catégorie « hommes » serait considérée comme une marque d’efféminement, elle-même preuve potentielle d’homosexualité, entraînant la perte de leur masculinité (pensée par défaut comme hétérosexuelle).

Les pratiques de « consommation genrée » fabriquées par le gender marketing traduisent donc une nouvelle modalité de construction des identités de genre propre à nos sociétés contemporaines. Qu’importe que les femmes et les hommes adhèrent ou non au processus de différenciation des produits selon le sexe et/ou l’identité de genre, et qu’importe qu’elles et ils approuvent les critiques faites au gender marketing : l’important est d’acheter ces biens ou ces services, et de les consommer comme preuve d’appartenance à sa catégorie sexuée. Chacun·e est ainsi complice et cible passive d’un système marchand qui conditionne nos habitudes de consommation selon notre sexe et/ou notre identité de genre. Pour paraphraser S. de Beauvoir (1949b : 7) : si on ne naît pas femme mais qu’on le devient, force est de constater que de nos jours, on devient femme – et homme – en partie par la consommation.


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Auteur·e·s

Bideaux Kévin

Laboratoire d’études de genre et de sexualité Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis Centre français de la couleur

Citer la notice

Bideaux Kévin, « Gender marketing » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 07 mars 2023. Dernière modification le 20 février 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/gender-marketing.

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