La génération Y pour qualifier les enfants du millénaire
La configuration générationnelle actuelle permet de situer schématiquement la génération Y comme fille de la génération X (nés entre 1960/65 et 1980, Strauss, Howe, 1991) et petite fille de la génération des baby-boomers, bien qu’il soit très compliqué et arbitraire de dresser une filiation aussi limpide et de dater précisément une cohorte (acception démographique). La génération, concept socio-historique (Mentré, 1920 ; Mannheim, 2011) est à la fois un repère temporel et un groupe social, constitué plus ou moins artificiellement, qui regroupe des individus sensiblement du même âge, supposés réunis par des marqueurs culturels et idéologiques spécifiques partagés durant leur enfance et jeunesse. Une génération se définit, de ce fait, en opposition à celles qui l’entourent, elle ne prend sens qu’au sein d’un système générationnel, son identification implique une différenciation (Attias-Donfut, 1988).
Ainsi, ayant grandi entre la chute du mur de Berlin et l’effondrement des tours du World Trade Center, entre la fin du communisme et la montée du danger islamiste, nés entre 1980 et 2000, les Y, enfants du millénaire (âgés aujourd’hui de 15 à 35 ans), font l’objet, comme les autres générations, d’une mise en typologie, avec toutes les réductions stéréotypées et normatives que cela engendre. Accoler un qualificatif au terme génération est une façon de traduire en deux mots et en logo des attitudes, mentalités ou pratiques, une appartenance, une identité. La génération Y, nouvelle expression désignant un public particulier, est clairement une construction idéologique visant à opposer des anciens et des nouveaux et à annoncer renouvellement ou célébration, avant d’être une catégorie sociale complexe.
La génération Y, symbole des nouveaux publics médiatiques
La jeunesse est particulièrement choyée par les médias qui procèdent, depuis la naissance de la « culture jeune » dans les années 1960, à une segmentation des publics selon le critère classique de l’âge (médias et contenus « pour enfants », « pour jeunes », etc.). Au fil des années, se racontent des histoires de jeunesse et de médias, irrémédiablement couplées aux débats sur les dangers associés (presse et propagande, télévision et passivité, jeux vidéo et autisme, Internet et virtualisation), avec pour point commun et récurrent, la question de la violence et des sociabilités médiatiques des adolescents (regard sur un cycle de vie spécifique) (Pecolo, 2004). Les médias sont devenus des rites de passage (premier album, portable ou ordinateur) qui scandent la prise d’autonomie mais aussi des supports de définition de soi et des rapports à l’autre (Octobre, 2014). Le « jeune » est généralement présenté comme un public volatile et difficile qui propulse les tendances médiatiques et quitte les réseaux à la mode dès lors que les adultes, posés comme suivistes, les adoptent. Les médias préfèrent ainsi les compétitions et déclinaisons générationnelles parce que l’actualité démographique d’une planète vieillissante, et l’accélération des changements dans ces dernières décennies, exacerbent aujourd’hui la question des cohabitations générationnelles et semble creuser l’écart culturel entre les anciens et les tout nouveaux. Or, les métamorphoses idéologiques et culturelles brutales n’existent pas. Les générations se succèdent en se chevauchant, la filiation n’a en rien disparu. Les valeurs et cultures sont toujours façonnées par plusieurs générations, résultats d’une co-construction intergénérationnelle (initiation, poursuite et amplification, Donnat, Lévy, 2007) et non portées par une jeune génération en toute autonomie.
Il n’en demeure pas moins, dans le discours médiatique, que l’entrée génération Y (post adolescents, jeunes adultes) souligne plus exactement un public à la « digitale attitude » faite de multi-écrans, nomadisme et réseaux sociaux, prototype du public actif et collaboratif ancré dans une culture du gratuit (voire du piratage). Les moins de trente ans lanceraient un défi aux médias traditionnels linéaires qui se doivent de muter en médias « sociaux » (médias expressifs, interactifs). Le transmedia storytelling (Jenkins, 2013) est souvent posé comme l’ultime démarche pouvant séduire une population fan d’industries culturelles (Le Guern, 2002) et devenue co-créatrice (même s’il reste à mesurer la participation effective). Si les enquêtes (régulières) montrent que la télévision est toujours fréquentée, la radio aimée et que cette génération continue à lire (même si autrement et autre chose), l’ordinateur, la tablette et le Smartphone sont irrémédiablement assimilés à des prothèses devenues indispensables et centrales. Lors de son apparition, un nouveau média ne tue pas les « anciens » mais noue des liens particuliers avec les « jeunes publics ». Ainsi, chaque génération a-t-elle tissé une histoire d’amour avec les médias de sa jeunesse. Si leurs parents sont les enfants de la télévision et plus loin de la montée de l’audiovisuel (années 80), les Y ont grandi à l’ère de la généralisation d’Internet et des technologies de l’information et de la communication (années 2000). Même si les usages médiatiques juvéniles sont loin de se résumer au numérique, ils sont pourtant exponentiellement couverts dans les médias par ce prisme des écrans. Des médias qui aiment le concept-métaphore aussi populaire qu’imprécis, de « digital natives ».
La génération Y, promue comme le public expert en communication numérique
Tout à la fois population, comportements ou culture, l’expression « digital natives » peut renvoyer à une génération – en opposition aux précédentes -, à une certaine pratique du numérique ou à une culture spécifique (Stenger, 2015). La jeunesse des années 1990 est tellement associée à la fulgurante expansion des outils de communication numérique que ces derniers deviennent centraux dans sa définition. Ou comment ne définir des individus que par le prisme de leurs médias et placer la ligne d’une séparation culturelle sur la base de supports plus ou moins utilisés, motifs de rupture entre les jeunes et les vieux (fossé générationnel) sous prétexte d’une moindre maîtrise et/ou de ne pas être « nés avec ». Les différences générationnelles ne sont donc pas ici le fruit de forces sociales, historiques et culturelles complexes mais le simple produit de la technologie (déterminisme technologique). Si le Net est plus qu’un simple outil (un autre rapport à l’espace, au temps, au monde), l’éducation et la culture, la communication et la transmission ne se résument pas à leurs canaux. Les Y supposés armés de nouvelles compétences cognitives et d’un savoir « inné », naturel et intuitif de leur environnement digital se révèlent être en manque de connaissances des systèmes numériques et de compétences critiques (Kerneis et al., 2012 ; Le Deuff, 2011). David Buckingam réfute cette vision essentialiste et appuie le capital culturel et technologique nécessaire pour apprendre à les utiliser de façon créative (Buckingham, 2010). Une exposition assidue aux technologies (perspective consommatrice, vagabondage numérique, usages de loisir) n’engendre en rien une automatique maîtrise (culture technique, expertise numérique, usages de logiciels professionnels). D’ailleurs, les Y ne connaîtront l’expansion fulgurante du Net qu’à l’adolescence (contrairement à leurs petites frères et cousins qui sont nés avec) et les vrais pionniers de l’informatique sont des natifs des années 1970, pères de la révolution Internet (et non de l’explosion d’Internet grand public). De même, la Génération Playstation (20 ans aujourd’hui) est héritière de celle Nintendo qui la précède. Natifs du numérique ? Oui, dans le sens où ils ont su donner naissance à des formes culturelles qui dynamitent les codes anciens, à l’aide de leurs outils en ligne dont ils s’approprient les potentialités (Dagnaud, 2011). Mais il est abusif de les poser (tous) comme experts (mythe du moment) et s’ils sont les représentants ultimes d’évolutions médiatiques tendancielles (Donnat, 2009), leurs aînés sont loin d’être (tous) démunis. Les médias gagnent à être analysés par une lecture intra-générationnelle (des usages et cultures juvéniles hétérogènes quand bien même elles sont numériquement mobilisées, Gire et Granjon, 2012), mais aussi intergénérationnelle (fréquentation collective des médias – cinéma ou télévision), voire transgénérationnelle (partager les mêmes références culturelles – Star Wars).
La génération Y, public favori de la communication et du management
À la lecture de la presse en communication, marketing et management, la « génération Y » renvoie à une jeunesse diplômée et équipée, mobilisée et mobile, urbaine et participative, possédant de forts capitaux économique, social et culturel, bref, à une jeunesse idéologiquement marquée (Soulez, Guillot-Soulez, 2011). Les profils culturels s’empilent, visant à rendre compte d’une génération portant haut le paradigme de l’horizontalité et du collaboratif, les valeurs communautaires et de proximité, avec au cœur le co-apprentissage et la co-construction, reconnaissant la compétence plus que l’ancienneté, à l’aise avec les environnements connectés plus qu’avec les hiérarchies pyramidales (Rollot, 2012). Ex-enfants rois, la génération Y serait impatiente, biberonnée à l’instantanéité et à l’affectif, capricieuse et rétive à l’autorité, reine de la négociation et de l’expérimentation. Enjoints d’« être soi », ces enfants du désir grandis au sein de familles relationnelles, seraient une génération d’artistes, découvreurs, braconniers de savoirs (Allain, 2008). Les qualificatifs s’enchaînent pour décrire un jeune pragmatique et ironique, un individu caméléon qui vit dans une stratégie permanente d’adaptation. Dans la représentation managériale classique, la génération Y est technophile, en recherche de sens, de reconnaissance, d’accomplissement, de plaisir et de divertissement, opportuniste et individualiste, peu fidèle à l’entreprise, méfiante envers les institutions, en difficulté pour se projeter dans le futur et attachée à la responsabilité sociale…
Ces portraits figés et exclusifs renforcent bien sûr des stéréotypes bien ancrés dans les représentations collectives des « nouvelles » générations mais aussi des anciennes. Reposant sur des discours et images centrés sur l’âge et les générations, ces clichés réducteurs véhiculent des perceptions de « risques » intergénérationnels et constituent une puissante courroie de transmission du stéréotype du conflit (Hummel, Hugentobler, 2007), notamment dans les organisations qui se saisissent de la gestion des âges et du management intergénérationnel. Les oppositions entre des « happyboomers argentés » et des « jeunes précaires » sont régulièrement mises en scène (Chauvel, 2002). Ces lectures ou/et portraits générationnels type visant à comparer, pour ne pas dire opposer, les générations entre elles, camouflent malencontreusement les différences intra générationnelles, les ressemblances intergénérationnelles et permettent d’occulter les remises en question proprement organisationnelles (Flamant, 2005). Certains nuancent cette approche d’une lecture générationnelle d’inégalités, en refusant un tel déterminisme. Tout d’abord en posant plutôt la cohorte de 1945 comme une génération dorée d’exception (accident générationnel), ensuite en réintégrant les critères de l’âge comme facteur de discrimination (« âgisme », Lagacé, 2010), et surtout, en éclairant une précarité généralisée liée aux modalités d’une nouvelle société et à ce titre concernant tout le monde et ce, quel que soit son âge (Clerc, 2007).
Pourtant, la génération Y, symbole d’une rupture (réelle ou fictive), devient un instrument idéologique pour des changements organisationnels craints (Folon, 2013) ou attendus et dont on préfère faire porter l’entière responsabilité aux nouvelles générations. Ils ne sont plus ici des fauteurs de troubles mettant la pagaille dans les équations managériales mais des individus « naturellement » équipés pour affronter le nouveau monde technologique de l’entreprise flexible et sa rhétorique managériale. Le Y devient ainsi un véhicule de légitimation des nouvelles formes d’emploi (notamment précaires, Pecolo et Bahuaud, 2015) et de management. Une menace (épouvantail culturel) se métamorphose alors en opportunité talentueuse courtisée par les entreprises 2.0 (Ollivier, Tanguy, 2011).
Pour conclure, la construction sociale d’une génération passe par des représentations politiques, managériales et médiatiques, susceptibles de lui donner une couleur, de faire ou défaire un sentiment d’appartenance. Ces classements générationnels parlent de tournants et d’histoire, d’avant et de maintenant, de culture et de valeurs. En tant que nouvelle génération, la génération Y perpétue ce que ses aînés ont construit, renouvèle ce qui lui a été légué, invente de nouvelles pistes au regard de son contexte de vie et des modalités de son temps. Elle n’est donc en rien la « mutante » que l’on vend, mais simplement notre fille, ressemblante et différente, lovée au cœur des solidarités intergénérationnelles (Attias-Donfut, 1999). Cependant, nous assistons à une féroce stigmatisation et instrumentalisation de cette génération qui bouscule ses aînés, les codes de l’entreprise et de la culture. Potentiel organisationnel et concept marketing plus que réalité sociologique complexe et multiple, la génération Y est un segment de marché et de diplômés économiquement intéressants. Mais plus pour longtemps, puisqu’elle est concurrencée par la « génération Z », symbole d’une prospective abusive (ne serait-ce que parce qu’il ne s’agit que d’enfants) et surtout signe de ce besoin infernal du champ professionnel de la communication et du marketing de parler de tout en codes générationnels et en publics cibles.
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