Il est pour le moins compliqué de cerner la génération Z. Qui la compose ? Peut-on véritablement amalgamer les Z à une génération ? Le problème est d’autant plus aigu que les jeunes regroupés sous cette étiquette sont indistinctement associés à la Génération 2.0, aux Milléniaux (ou Millénariaux selon l’Office de la langue française du Québec) ou, pour prendre la dénomination la plus récente, à la Génération alpha, apparue en 2011, année de la sortie de l’iPad et de la création d’Instagram (McCrindle, 2015).
Force est de constater que, de nos jours, à suivre les médias et les agences de publicité et de marketing, on voit fleurir une nouvelle génération pratiquement chaque année – ce qui est tout à fait déraisonnable sous l’optique sociologique. Car, fidèle en cela à la démographie, une génération correspond habituellement à une cohorte d’âge qui s’étend sur une vingtaine d’années, sinon vingt-cinq ans, intervalle conforme grosso modo à l’âge de la procréation (Mauger, 2015).
Sur le plan démographique, les Z engloberaient donc les Milléniaux qui, désignés sous ce nom, correspondent aux individus nés à partir de 1995. Le succès de la dénomination s’explique par le fait qu’il importe d’attacher aux jeunes d’aujourd’hui les traits du nouveau siècle marqué par les médias et les réseaux sociaux (Montigny et Cardinal, 2019). Celui-ci voit naître l’homonumérique puisque, depuis leur tendre enfance, les jeunes gravitent dans l’orbite de Facebook, Instagram, Snapchat, pour ne citer que ces réseaux sociaux en ligne, par le moyen du téléphone intelligent, de la tablette et du portable. Les jeunes homonumériques tranchent par rapport à la génération précédente, celle des Y, associés par certains à la génération numérique (Hamel et al., 2004) : en effet, par contraste, cette dernière a assisté à la naissance des « nouvelles technologies » représentées jadis par la télécommande, le magnétoscope, les premiers progiciels et jeux vidéo qui, aujourd’hui, semblent appartenir à un âge préhistorique.
Les Z, une génération ?
Il paraît donc difficile de déterminer exactement cette génération en termes d’âge, et les Z sont ainsi maintes fois confondus avec les Milléniaux. Il en va de même pour ce qui concerne la génération née peu après et surnommée alpha, parce qu’elle s’est également formée « au gré de la technologie » et des moyens de communication en pointe avec les avancées technologiques. Non seulement l’âge ne joue pas pour les distinguer l’une de l’autre, mais ces jeunes partagent les mêmes caractéristiques à bien des égards, dont celle de s’être frottés depuis toujours aux médias et aux réseaux sociaux, au point d’ailleurs où le téléphone intelligent fait office d’appendice de leur personne.
En ce sens, les Z donnent du fil à retordre à qui veut les concevoir comme génération. Sur le plan théorique, il est toutefois possible de les envisager ainsi à la lumière des réflexions du sociologue Karl Mannheim (1893-1947), selon lesquelles une génération doit préférablement se concevoir en marge de l’âge et donc à la lumière d’un horizon partagé, mais pas nécessairement actualisé, par un ensemble de personnes nées durant une même période. L’horizon partagé correspond chez lui à l’esprit du temps, qui « n’est pas celui de toute l’époque, mais que ce que la plupart du temps on considère et estime comme tel, et trouve le plus souvent son assise dans une couche sociale (simple ou composée) qui, à un moment défini, a acquis une importance particulière et qui, par la suite, imprime sa marque intellectuelle aux autres courants, sans cependant les détruire ou les absorber » (Mannheim, 1928 : 101). Selon notre auteur, la génération trouve son fait dès lors que l’horizon se réalise en donnant corps à un ensemble générationnel sous les traits d’individus susceptibles de partager effectivement un destin commun. La notion de génération telle que la conçoit K. Mannheim fait écho à celle proposée avant lui par le philosophe Wilhelm Dilthey (1833-1911 ; 1924 : 42), pour qui une génération correspond à « un cercle assez étroit d’individus qui, malgré la diversité des autres facteurs entrant en ligne de compte, sont reliés en un tout homogène par le fait qu’ils dépendent des mêmes grands événements et changements survenus durant leur période de réceptivité ». Si on veut bien les reconnaître sous ce chef, les Z – comme les Milléniaux, incluant la Génération alpha – se forment communément sur fond des médias et réseaux sociaux.
La génération Z en quelques caractéristiques
Il convient sur cette base d’énumérer rapidement les caractéristiques auxquelles les Z peuvent être associés dans une perspective sociologique. Ils forment sans conteste la « génération » homonumérique par excellence. Adeptes depuis toujours des médias et des réseaux sociaux, ils mobilisent couramment ces moyens dans le cadre de leurs moindres activités. Ils n’ont de cesse d’y recourir et cet usage relève dans leur esprit de la nécessité immédiate et de l’évidence. Si leur vie, comme jeunes, est assortie aux médias et aux réseaux sociaux, il n’est guère étonnant de constater que l’ouverture au monde et l’esprit cosmopolite sont de règle à leurs yeux. Ils jugent favorablement le multiculturalisme, conçu dans leur tête comme un dialogue harmonieux entre les cultures, propice au droit à la différence sous divers chefs, l’identité ethnique et sexuelle par exemple. Ils incarnent de ce fait la génération née dans le contexte de l’ouverture au monde engendrée par la libéralisation et la globalisation des marchés et de la communication.
Cette tendance se manifeste paradoxalement sous les traits de l’individualisation qui, pour être bref, correspond à la propension à vouloir concevoir sa personne par soi-même et à vouloir toujours agir de son propre chef. Leurs parcours de vie et, par conséquent, leurs inclinations, leurs goûts et leurs préférences en diverses matières « deviennent “autoréflexifs”; ce qui était le produit de déterminations sociales devient objet de choix et d’élaboration personnelle » (Beck, 1986 : 290). Il en va forcément ainsi au sujet de la culture et de la communication.
La génération Z : public ou agent de la culture ?
En effet, contrairement à leurs parents, issus des générations X et Y, d’emblée associées à ce média passif qu’est la télévision, les Z se font rapidement adeptes de l’interactivité propre aux nouveaux médias représentés par les jeux vidéo, les progiciels, Internet et les réseaux sociaux accessibles à portée de main, au moyen par exemple du téléphone intelligent.
L’interactivité qui prend du galon dans leurs rangs dote les membres de la génération Z de moyens et de pouvoirs susceptibles de forger précocement leur identité individuelle sur la base de leur adresse électronique, de leur propre page Facebook, voire des forums de discussion qu’ils animent, et qui font briller leur personne à l’échelle de réseaux sans frontières — faisant même de certains des « influenceurs » qui contribuent aujourd’hui à modeler l’opinion d’un nouveau « public numérique ». Dans cette optique, ils deviennent d’office les artisans de la culture Internet puisqu’ils la créent à leur propre initiative en la faisant leur et en développant les qualités qui, de nos jours, façonnent leurs habitudes, leurs pratiques et leurs goûts culturels.
À un âge précoce, les Z se font fort de vouloir développer par eux-mêmes le répertoire des œuvres et des connaissances susceptibles d’avoir leur prédilection et de manifester ainsi leurs préférences et leurs goûts individuels (Octobre, 2014 ; Cicchelli, Octobre, 2017). Ils se reconnaissent précocement une responsabilité personnelle à cet effet qui, dans leur esprit, se conçoit distinctement de la socialisation à laquelle ils sont sujets notamment par le truchement de la famille, de l’école et des médias traditionnels. Ils acquièrent ainsi le pouvoir de décider par eux-mêmes ce qu’ils veulent bien retenir du corpus des « œuvres culturelles » et des savoirs appris et, le cas échéant, de s’y soustraire afin de pouvoir afficher la culture correspondant aux qualités qu’ils se reconnaissent eux-mêmes. Les médias, à l’instar du Web, leur donnent la marge de manœuvre requise à cette fin en faisant office de vecteur pour les introduire aux œuvres et aux contenus sur fond desquels vont se former leurs goûts, leurs préférences et leurs habitudes en divers domaines.
La fidélité aux « médias de masse », comme la télévision et la radio, sans parler des journaux, se dissipe chez les Z, davantage enclins à regarder à leur guise les émissions de leur choix grâce à des moyens – l’écran du portable, de la tablette ou du téléphone – et au moment qui leur conviennent, dans les conditions qui se conforment à leur propre personne.
De ce fait, il est permis de penser que les moyens de communication prisés par les Z font droit à de « nouveaux rapports à la culture » ou plus exactement à de nouvelles façons de fréquenter les œuvres et contenus culturels et de concevoir leurs activités sur ce registre. La prédilection pour les appareils mobiles et miniatures leur permettant de « rester branchés » à tout moment et ce, sans besoin de suspendre leurs occupations, induit par-delà le multitâche (Voorvel, Van Der Goot, 2013) un nouveau mode de connaissance. Sous ce chef, ils préfèrent en général « des graphiques aux textes, les accès aléatoires, les hyperliens, les zappings au déroulement linéaire d’une même activité des heures durant, et sont plus performants en réseau » (Toitou, 2008 : 3).
La lecture paraît pour certains la première victime de l’accélération, de la dispersion et de l’éclatement qu’Internet induit pour accéder à et connaître la culture et le savoir. Sous la tutelle du Web, « le livre n’est plus nécessaire dans sa cohérence et sa totalité, mais par les éléments qu’il contient. On passe d’une lecture linéaire et continue, qui se déploie dans le temps et l’espace de l’objet, à des prélèvements dans un livre devenu pour les jeunes une base de données » (Barluet, 2004 : 82). Bref, le pouvoir d’inflexion d’Internet et du Web se répercute ainsi non seulement sur le médium, le livre en l’occurrence, mais également sur le mode de connaissance qu’il sous-tend pour notamment appréhender la culture humaniste conçue en termes philologiques (voir Chevallier, 2020 ; Le Béchec, 2020).
Le Web et plus exactement les contenus culturels qui circulent à son échelle seraient selon toute vraisemblance le fer de lance de l’éclatement des goûts, des habitudes et des pratiques en matière de culture et de connaissance. Ils contribueraient ainsi à neutraliser ou à aplanir les clivages sociaux responsables de la distinction en matière culturelle à l’échelle individuelle et collective. Le basculement vers le numérique de cette génération viendrait éroder les affinités électives forgées par exemple sous la pression de la classe ou de la position sociale associable en théorie à leurs personnes respectives. En prenant le relais des industries culturelles et en multipliant à l’infini les contenus culturels, la culture Web viendrait satisfaire l’appétence pour la nouveauté chère aux jeunes d’aujourd’hui associés à tort ou à raison à la génération Z.
Le cheval de Troie de la communication numérique
Ce faisant, pour certains auteurs, la lecture directe sur le Web, l’internaute naviguant sur les sites susceptibles d’offrir les informations et les connaissances recherchées, peut induire la « pensée algorithmique » en vertu de laquelle les algorithmes à l’œuvre « suggèrent » avec une force persuasive invisible des contenus qui ne font en définitive que conforter les connaissances déjà acquises, sans chercher à les nuancer, ni à les mettre en perspective. Sherry Turkle (2015 : 293), sociologue des sciences et de la technique, note par ailleurs que la pensée algorithmique découle pour une large part des « mondes virtuels » dans lesquels baignent les Z depuis leur naissance. De ce fait, « les jeunes se sont habitués à des interactions sans frictions […], à un monde dans lequel on peut choisir personnellement de ne voir que ceux avec qui nous sommes d’accord, et d’acquérir et de partager uniquement les idées et les connaissances que nous pensons être vraies et que veulent entendre ceux qui nous suivent », matérialisant ainsi les biais de confirmation exhibés par les études sur les opérations cognitives en psychologie et en sociologie (voir Bronner, 2013). Les experts en santé mentale renchérissent en soulignant que « les écrans ont, tous âges confondus, un effet néfaste sur les capacités cognitives » (Labbé, 2020 : 27), sans se faire faute d’ajouter que leur surconsommation nuit à la santé physique et mentale et engendre des problèmes de sédentarité, d’isolement et d’anxiété. La frénésie numérique propre aux Z contribuerait en somme à l’« accroissement de leurs fragilités » (Desmurget, 2020 : 17).
Les Z, la « génération pandémie »
Or, la pandémie de la Covid-19 a fait grimper en flèche le temps d’écran puisque, selon une étude américaine sur le sujet, en 2020, un jeune adulte consacrait 11 heures par jour à des activités numériques, amenant le New York Times à titrer sur un ton alarmiste que « Le coronavirus a mis fin au débat sur le temps d’écran : les écrans ont gagné » (Bowles, 2020). Elle n’a pas manqué non plus de donner sa valeur et sa vitalité à la culture de l’écran, puisque se sont imposés dans ce contexte l’enseignement à distance, prélude à la généralisation de l’enseignement en ligne sous la forme des Massive Online Open Courses (Achard, 2016), le télétravail et les loisirs numériques afin de respecter l’obligation du confinement à l’échelle mondiale.
Cette culture de l’écran fera certainement boule de neige et s’imposera au fur et à mesure que les Z avanceront en âge, bien après que la pandémie aura été jugulée. Ce virus, dans ces conditions, se révèle très certainement l’« événement » susceptible de former l’horizon partagé, c’est-à-dire le « moment défini [qui] a acquis une importance particulière et qui, par la suite, imprime sa marque » capable de donner aux jeunes les traits d’une génération conçue en termes sociologiques : la génération Z distincte de celle des X et des Y. Selon la définition de W. Dilthey vue plus haut, les Z « reliés en un tout homogène par le fait qu’ils dépendent de ce même grand événement » devront affronter « les changements survenus durant leur période de réceptivité » afin de pouvoir en tirer avantage en faisant bloc comme génération.
Achard P., 2016, Les MOOCs. Cours en ligne et transformation des universités, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.
Barluet S., 2004, Édition de sciences humaines et sociales. Le cœur en danger, Paris, Presses universitaires de France.
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Bronner G., 2013, La Démocratie des crédules, Paris, Presses universitaires de France.
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Desmurget M., 2019, La Fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, Paris, Éd. Le Seuil.
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