Le hashtag (en français : mot-dièse) est apparu sur Twitter en 2007, à l’initiative de Chris Messina, consultant en marketing digital. Son usage s’est ensuite étendu à d’autres plateformes comme Facebook, Instagram ou LinkedIn. Tout comme le tag (en français : mot clé ou mot-clic), il permet d’indexer des contenus et de regrouper ceux qui ont été indexés de la même manière. Relevant de la folksonomie, il constitue un outil d’indexation dite « sociale » et peut être appréhendé selon ses fonctions info-documentaires. Ce « technolangage » (Paveau, 2013) propre au web 2.0 se compose d’un mot ─ ou d’un groupe de mots rédigé sans espace ─ cliquable et précédé d’un croisillon : #harcèlement, #petitdejeunerhealthy. Il est donc également possible de l’appréhender selon ses différentes formes morphosyntaxiques, ses fonctions sémantiques et ses visées pragmatiques (Jackiewicz, Vidak, 2014). Parmi ces visées se trouve la possibilité d’offrir aux publics du web un nouveau moyen de s’exprimer sur un sujet qui les affecte ou qui les interpelle, d’exprimer leur solidarité autour d’un événement (#jesuischarlie), de témoigner d’une discrimination ou d’une violence subie (#blacklivesmatter, #metoo).
Selon le sociologue Dominique Cardon (2019 : 243), « [l]e hashtag est un drapeau que l’on plante dans le brouillard du web. De temps en temps, et pour des raisons contingentes, c’est ce drapeau-là plutôt qu’un autre qui attire tous les regards ». Il convient alors de s’interroger sur ces « raisons », qui ne sont peut-être pas si contingentes que cela. En outre, comme tout contenu publié en ligne, le hashtag laisse une trace qui constitue pour les géants du web un moyen efficace d’observer l’agir et les discours de leurs publics (Alloing, 2018). Mais le hashtag est aussi devenu un outil au service de l’instrumentalisation et de la manipulation de ces publics, qu’ils soient des producteurs actifs de contenus ou de simples lurkers (Falgas, 2017), notamment lorsqu’il est utilisé dans des campagnes d’astroturfing (Lits, 2020), procédé de propagande consistant à simuler un phénomène de masse spontané afin d’influencer l’opinion publique.
Les folksonomies
Le terme folksonomie, est un mot valise qui a été forgé par l’architecte de l’information Thomas Vander Wal à partir terme taxonomy (en français : taxinomie, règle de classification) et folk (peuple, gens) pour rendre compte de l’activité d’indexation et de classification des contenus à laquelle s’adonnent librement, à partir du début des années 2000, les usagers de certaines plateformes numériques comme Flickr, YouTube, Blogger ou encore Delicious. Cette pratique d’indexation, qui repose sur la production de mots clés ou de tags, permet aux blogueurs et autre produser (Bruns, 2008) d’organiser, de trier et de retrouver plus facilement leurs contenus, mais également de donner rapidement à voir à leur public les thématiques qu’ils abordent, et ce, à l’aide d’un nuage de tags « cliquables » inséré sur la page d’accueil de leur blog, de leur compte ou de leur profil : « Tout peut alors se trouver indexé par l’usager, depuis ses favoris jusqu’à ses photos, en passant par ses messages sur son blog » (Le Deuff, 2006). Tout comme le tag, le hashtag permet aux usagers de certaines plateformes (Twitter, Facebook, Instagram, LinkedIn, TikTok…) d’indexer leurs publications et de les relier à celles qui ont été indexées de la même manière. Ainsi, lorsque l’on clique sur un hashtag au sein de Twitter, l’ensemble des tweets au sein desquels il a été inséré s’affiche-t-il à l’écran, offrant un corpus dans lequel il est possible de naviguer. S’il est donc possible d’étudier le hashtag selon sa dimension langagière, cela ne doit pas être au détriment de sa dimension technologique. Il est en effet un technolangage, « une technoforme fournissant au discours Twitter l’une de ses caractéristiques fondamentales, son investigabilité » (Paveau, 2013).
L’indexation des contenus par les usagers eux-mêmes produit des « métadonnées » et participe d’un processus de « redocumentarisation » du web (Pédauque, 2006). Elle peut être rapprochée de l’indexation ou de la médiation de l’information exercée par les documentalistes et les bibliothécaires, car elle permet, comme elles, de faciliter la circulation et l’accès aux contenus et aux documents. Elle en diffère cependant du fait qu’elle repose sur le langage naturel et ne s’appuie aucunement sur un langage documentaire normalisé tel qu’un thesaurus ou une ontologie. En « taguant » leurs publications, les usagers s’affranchissent « d’un certain nombre de savoirs et d’héritages professionnels » (Ertzscheid, 2010), bénéficient d’une totale liberté dans le choix des mots-clés et expriment librement leur subjectivité (Le Deuff, 2012). Cette liberté ne favorise pas toujours une circulation efficace des contenus, car elle peut être génératrice d’ambiguïtés (Crépel, 2011). Certains hashtags, employés dans une diversité de contextes par une diversité d’usagers, favorisent les phénomènes de bruit : #TousEnsemble et #ensembleonestplusfort donnent par exemple accès à des contenus dédiés à des matchs de football, des courses cyclistes, des actions syndicales, à la lutte contre le harcèlement scolaire ou encore à la prévention du cancer du sein. De même, certaines coquilles, fautes de frappe ou d’orthographe favorisent le silence ou l’invisibilité du contenu qui les contiennent : #HarcèlementScolair (Stassin, 2022).
Malgré les ambiguïtés qui peuvent les caractériser, les systèmes d’indexation sociale que sont les folksonomies représentent aujourd’hui des sources d’information pertinentes pour détecter des signaux faibles, collecter des indicateurs de tendance, pour enrichir le vocabulaire lié à un domaine particulier ou encore pour identifier de nouveaux « influenceurs » ou acteurs à suivre dans une démarche de veille informationnelle mise en place par une communauté de pratique à l’instar des professeur·es documentalistes présent·es sur Twitter (Thiault, 2015) ou dans une démarche de veille stratégique mise en place par une organisation (Pirolli, 2011). Outre l’identification de tendances et d’influenceurs, le hashtag permet aussi aux organisations et plus particulièrement aux marques d’augmenter leur visibilité au sein des réseaux socionumériques (RSN) ou de mettre en place des opérations marketing lors du lancement d’un nouveau produit ou service. Les mots-dièses peuvent favoriser l’émergence de communautés de marque en ligne et offrir un moyen efficace pour segmenter un nouveau marché (Naraine, Pegorano, Wear, 2019). Enfin, comme tout contenu publié au sein des plateformes numériques, les hashtags forment des « traces » permettant à ces dernières de quantifier leur public (Alloing, 2018), leur offrant des renseignements quant à leurs préoccupations et centres d’intérêt pouvant alors être utilisés à des fins de profilage et de marketing ciblé.
Formes morphosyntaxiques, fonctions sémantiques et visées pragmatiques
Dans le cadre d’une étude consacrée à l’usage de Twitter dans les débats qui ont entouré le mariage pour tous, les linguistes Agata Jackiewicz et Marko Vidak (2014) ont réalisé une analyse fine d’un corpus de hashtags qui a mis en exergue différentes propriétés d’ordre morphologique, syntaxique, sémantique ou encore pragmatique.
Sur le plan morphologique, un hashtag peut être un lexème, à savoir un nom (#intolérance), un adjectif (#stupide), une interjection (#ah) ou une onomatopée (#pffff). Il peut être un sigle (#UMP) ; une date ou un horaire (#17janvier ; #15h) ; un syntagme, une proposition voire une phrase entière (#mariezvouscommevousvoulez). Sur le plan syntaxique, il peut remplir une véritable fonction en tant sujet ou complément ou bien être totalement indépendant de l’énoncé. Il peut aussi occuper différentes positions dans le tweet (position initiale, médiane ou finale) : « Placé dans le corps du message, il est une clé d’index permettant de rattacher le post à un ensemble plus vaste contenant les mêmes termes ou portant sur le même sujet. Placé après le texte, il peut servir à le moduler ou à le commenter plus ou moins ironiquement, à la manière d’un clin d’œil ou d’un aparté. Placé en tête ou à la fin, il permet enfin de catégoriser le message, en affichant une appartenance ou une identité » (Merzeau, 2015). Sur le plan sémantique et pragmatique, son insertion dans un tweet ou dans toute autre publication peut donc avoir plusieurs visées.
Le hashtag peut d’abord mettre en exergue le thème du message, l’inscrire dans une catégorie, l’ancrer dans un corpus de publications indexées de la même manière afin de lui donner de la visibilité. Il peut aussi être employé pour indiquer la source d’une information partagée ou commentée (#LeMonde), le type d’information véhiculée (#interview), le destinataire du message (#Macron), pour préciser où et quand se passe un événement mentionné (#5Novembre #Paris) ou bien encore pour fournir des indications métalinguistiques permettant d’éviter l’erreur d’interprétation d’un énoncé (#blague, #ironie). En outre, le hashtag peut être un moyen d’exprimer une opinion ou une position personnelle (fonction modale) sur un sujet ou une question de société et de pouvoir aussi, d’une certaine manière, établir le contact avec des personnes partageant la même position, se fédérer pour participer à des actions collectives. Enfin, il peut être une invitation à la prise de parole pour recueillir des témoignages sur un sujet ou bien sur une discrimination ou une violence subie à l’instar de #metoo ou de #blacklivesmatter (cf. infra). Cette invitation peut aussi être lancée par l’organisateur·rice d’un événement afin qu’il soit commenté en temps réel (live-tweet) ou par l’animateur·trice d’une émission télévisée afin que les téléspectateurs·rices réagissent ou interviennent sur Twitter et deviennent acteurs·rices à part entière du programme, même s’il s’agit de s’en distancier, de le disqualifier, de le railler (Jeanne-Perrier, 2010).
Un outil de mobilisation ?
L’émergence des blogs et des réseaux socionumériques au tournant des années 2000 est entourée de discours annonçant le règne des « foules », l’avènement du « cinquième pouvoir » (Crouzet, 2007), la « révolte du pronétariat » (De Rosnay, 2006). Ces discours euphoriques participent de l’imaginaire qui a nourri le développement des différentes plateformes d’autopublication, mais restent de l’ordre de l’utopie propre aux « mythes fondateurs » du web et sont loin de correspondre à la « réalité des pratiques » (Flichy, 2008). Ces nouveaux médias ne vont pas engendrer l’émancipation des foules et sont plutôt à appréhender comme une évolution dans les possibilités de partage et d’accès au savoir et à l’information, une accélération, une mise en mouvement (Rebillard, 2007). En effet, à travers les RSN, de nouvelles formes de débats se mettent en place et une nouvelle forme démocratique voit le jour : la « démocratie Internet » (Cardon, 2010). Cette dernière n’utilise ni les instruments institutionnels et médiatiques de la démocratie représentative, ni les canaux de consultation et de délibération de la démocratie participative, mais s’exprime, se fédère, se cordonne à travers les outils que lui offre l’environnement numérique : pétition en ligne, vidéos à très haute popularité, collectifs d’activités menant des actions sur le web, mouvements sociaux se cordonnant sur les réseaux sociaux, circulation de hashtags (Cardon, 2019).
Comme cela a été vu plus haut, le hashtag peut être utilisé pour recueillir un témoignage, dénoncer ou défendre une cause, se fédérer autour d’un sujet ou d’un événement. On parle alors de militantisme ou d’activisme par le hashtag (en anglais : hashtag activism). Le premier mouvement à être né d’une coordination autour d’un mot-dièse serait le mouvement Occupy Wall Street (#occupywallstreet), pour dénoncer par des manifestations pacifiques conduites à l’automne 2011 dans le quartier de la bourse à New York, les abus financiers du capitalisme (Mercier, 2018b). D’autres hashtags comme #jesuischarlie, #blacklivesmatter et #metoo sont aussi connus pour la viralité avec laquelle ils ont circulé sur une courte temporalité et pour les rassemblements et les mobilisations « hors ligne » qu’ils ont réussi à impulser.
#jesuischarlie apparaît sur Twitter quelques heures après les attentats terroristes contre le journal Charlie Hebdo survenus en France le 7 janvier 2015, pour accompagner l’infographie portant le slogan « JE SUIS CHARLIE » inscrit en lettres blanches et grises sur fond noir, créée et mise en ligne par le graphiste Joachim Roncin. À la fin de la même journée, il a été inséré dans plus de 3 millions de messages publiés au sein des réseaux socionumériques par des personnes voulant témoigner de leur empathie et de leur solidarité à l’égard des victimes et de leur famille (Merzeau, 2015). Le hashtag #blacklivesmatter émerge, lui, la première fois le 13 juillet 2013 dans un message posté par la militante queer et antiraciste Patrisse Cullors, à la suite de l’acquittement de George Zimmerman, qui a tué un adolescent noir, Trayvon Martin, au cours d’une altercation quelques mois auparavant. Le hashtag est lancé sur différents réseaux et devient un slogan qui exhorte les personnes noires à prendre la parole en ligne, à témoigner des violences qu’elles subissent et à dire pourquoi leur vie compte. Ce hashtag circulera désormais par pic à chaque nouvelle tragédie (Anderson et al., 2018) : le décès, à la suite de violences policières, des Afro-Américains Eric Garner et Mickael Brin (été 2014), Alton Sterling (juillet 2016) ou encore Georges Floyd (mai 2020). Enfin, le mouvement « Me Too » doit sa création à la militante afro-américaine Tarana Burke qui emploie l’expression pour la première fois en 2006, sur son profil Myspace, pour inciter les femmes, et plus particulièrement les femmes issues de minorités, à témoigner des violences qu’elles subissent. S’il est trop difficile pour elles de raconter ce qu’il s’est passé, elles peuvent juste publier ces deux mots pour être identifiées et montrer aux autres victimes qu’elles ne sont pas seules. Le hashtag #metoo est, lui, utilisé le 14 octobre 2017 par l’actrice Alicia Milano qui retweete, en le traduisant, un message de la journaliste française Sandra Muller. Cette dernière, victime de propos sexistes, a invité, la veille, les femmes à témoigner des violences sexistes ou sexuelles dont elles ont pu être victimes, en utilisant le hashtag #balancetonporc. Lancé en pleine affaire Harvey Weinstein, un producteur de cinéma américain accusé de plusieurs viols par le New York Times le 5 du même mois, #metoo s’embrase et se décline en différentes langues (#moiaussi, #yotambien, etc.). Un an plus tard, il aura été inséré dans plus de 19 millions de messages (Deal et al., 2020). Il sera également par la suite enrichi de suffixes pour dénoncer les violences sexuelles faites aux enfants ou aux minorités sexuelles et de genre : #metooinceste, #metoogay, #metootrans.
L’un des premiers points communs que l’on peut trouver à ces trois hashtags est le fait qu’ils renvoient à des événements à forte charge émotionnelle (attentats terroristes, meurtres à caractère raciste, violences policières, violences sexuelles). Ils trouvent alors rapidement et tout naturellement un écho au sein des publics du web, des publics que l’on sait « affectifs » (Papacharissi, 2014) et « identifiables par ce qui les affecte autant que par les actions qu’ils effectuent pour affecter les autres » (Alloing, 2021), qui usent des fonctionnalités offertes par les plateformes (hashtag, like, émoticône, mème) « pour produire des affects numériques et les mettre en circulation » (ibid.).
Chaque hashtag apposé dans un tweet est le fruit d’une initiative individuelle : initiative de celui ou celle qui le crée pour la première fois, initiative de celui ou celle qui le reprend dans une publication. La viralité de circulation des contenus affectifs finit, par effet boule de neige, par former une agrégation d’initiatives individuelles, puis un « mouvement » qui ressent le besoin de s’incarner physiquement. Des rassemblements ou des manifestations voient alors le jour. Cela fut par exemple le cas pour la mobilisation dite « des gilets jaunes », dont l’origine remonte non pas à un hashtag mais à une pétition créée, en octobre 2018, par une habitante de Seine-et-Marne pour contester contre la hausse des prix du carburant à la pompe et relayée sur les RSN par des personnes qui se reconnaissent dans cette contestation. De même que le gilet de sécurité (de couleur jaune) que tout conducteur doit obligatoirement avoir dans sa voiture devient « un symbole d’identification commun, partagé par tous, à la fois vecteur de visibilité sociale et vêtement signalant une situation de détresse » (Mercier 2018a), certains hashtags opèrent une sortie du web et se matérialisent, s’inscrivent à l’encre noire sur des pancartes que l’on porte à bout de bras, se taguent sur des banderoles ou sur des murs, se scandent en cœur dans la rue.
Cette incarnation d’un mouvement initié sur les RSN est rendue possible, d’une part par le pouvoir fédérateur et coordinateur de ces derniers, mais d’autre part par le fait qu’elle soit impulsée par le bas, qu’elle vienne du folk ou encore qu’elle soit initiée par et pour des personnes concernées (par des personnes noires pour des personnes noires victimes de discriminations, par des femmes pour des femmes victimes de violences sexuelles, etc.). Concernant la vague #jesuischarlie, Louise Merzeau (1963-2017 ; 2015) pointe par exemple que ceux qui déclarent « être Charlie » cherchent certes à faire preuve d’une empathie victimaire et/ou à s’inscrire dans un élan de solidarité, mais se font surtout « les vecteurs d’une identité collective qu’on avait cherché en vain à fabriquer d’en haut », à plusieurs reprises, comme ce fut le cas en 2009 avec le débat autour de l’identité nationale : « À l’injonction d’une définition de la nationalité imposée de l’extérieur, encourageant clivages et exclusions, une large communauté a opposé le libre jeu des posts, des tweets, des pancartes et des dessins humoristiques » (ibid.). Le militantisme par le hashtag n’est donc pas un comportement dicté par quelque parti politique ou organisation syndicale, ce qui peut d’ailleurs expliquer qu’aussi spectaculaires qu’ils soient, certains mouvements nés sur le web ont du mal à ne pas s’essouffler et à s’inscrire dans la durée (Cardon, 2019). En effet, sans organisation politique, sans transformation en « nous » des « je » qui se superposent et se juxtaposent en ligne, les mobilisations autour des hashtags ─ ou de tout autre outil du web – peuvent certes s’incarner physiquement par des manifestations dans la rue ou des sit-in sur les places des grandes villes, mais ne peuvent aboutir au renversement total de l’ordre social établi.
Enfin, à la dimension affective de l’événement auquel le hashtag renvoie et à son impulsion par le bas, s’ajoute un troisième ingrédient nécessaire à sa sortie du web et à sa rencontre avec des publics peu ou pas connectés : sa médiatisation. Claire Ruffio (2020) a montré que la vague #metoo a pris son ampleur grâce à la couverture médiatique dont elle a bénéficié. Une telle couverture se justifie principalement par la notoriété des hommes mis en cause (acteurs, producteurs, politiques) dans des scandales sexuels et par la notoriété de celles ayant au départ témoigné et ayant de fait contribué à sa forte circulation, incitant certain·es détracteur·es à dénoncer un « activisme hollywoodien » (Despontin Lefèvre, 2018), loin des quartiers défavorisés desquels l’initiatrice de la campagne Me Too, Tarana Burke, cherchait, une décennie plus tôt, à faire émerger une parole. Le mouvement « #metoo 2017 », la libération de la parole qu’il suscite en ligne ou hors ligne, notamment dans certains milieux (le cinéma, la politique), et les polémiques qui l’entourent (phénomène de délation, négation de la liberté d’importuner…) sont donc rapidement envisagés par les médias de masse comme des faits pouvant drainer une large audience. Cela n’a de toute évidence pas été le cas pour « Me Too 2006 » ou pour bon nombre d’autres initiatives incitant les femmes à témoigner des violences sexistes et sexuelles qu’elles ont pu subir, à l’instar des différents Tumblr « Paye ta/ton… » ouverts en France à partir de 2012 : Paye ton troll (cyberviolence et discours de haine), Paye ton taf (monde du travail en général), Paye ta blouse (hôpital), Paye ton journal (presse, média), Paye ta robe (justice), Paye ta fac (université) ou encore Paye ta Shnek (rue, espace public) (Stassin, 2019). Cette médiatisation, voire surmédiatisation du mouvement est aussi rendue possible par la mobilisation de certaines journalistes rattachées à de grandes rédactions nationales (Le Monde, Libération), jugées légitimes par la profession (Ruffio, 2020). Comme le souligne la linguiste Marie-Anne Paveau (2019) : « Dans cette affaire, les journalistes ne sont pas le simple relais d’une parole qui aurait émergé en dehors d’eux, ils et elles ne se contentent pas de rendre compte de la réalité : ils et elles produisent littéralement cette parole, par les articles d’enquêtes et les tweets d’appel à témoignages ; en fait ils et elles l’autorisent ».
Le détournement des hashtags ou l’usurpation de l’identité citoyenne
Il arrive que des phénomènes d’astroturfing se forment sur les RSN afin d’influencer l’opinion publique à des fins commerciales, publicitaires, politiques, ou encore de propagande et de désinformation. Parmi les techniques utilisées dans le cadre de cette pratique trompeuse se trouvent, entre autres, le gonflement artificiel de hashtags sur Twitter. Ces derniers sont intégrés à des tweets par des bots (en français : agents-logiciels) gérant de manière automatique de faux profils et de faux followers : « ces faux profils humains, dits « social bots », vont influer en ligne en tant qu’acteurs à part entière des débats avec pour cibles les gouvernements, l’opinion publique, les consommateurs… » (Sarfati, 2018). La stratégie consiste alors à publier des milliers de fois un même hashtag afin qu’il soit repris par de « vrais » usagers et qu’il apparaisse dans les trending topics (en français : sujets tendance) du média, les plaçant à la une de son actualité et laissant entendre qu’il s’agit d’un fait d’une haute importance : « le Graal étant son élévation au rang d’information par les médias traditionnels » (idem).
Ainsi, des hashtags sont utilisés de la sorte par des entreprises peu scrupuleuses pour dénigrer un concurrent ou par des groupuscules cherchant à diffuser des fake news. À titre d’exemple, on peut citer #DCBlackout, publié plus de 500 000 fois entre le 1er et le 2 juin et dénonçant une coupure d’électricité générale orchestrée par la Maison-Blanche pour plonger Washington dans l’obscurité afin de bloquer les communications et de paralyser les manifestations organisées en mémoire de George Floyd. Cette coupure d’électricité n’a en réalité jamais eu lieu comme le relate un article publié sur Euronews (Holroyd, Davis, 2020). Les hashtags peuvent aussi être un outil au service d’une guerre informationnelle que se livrent en ligne certains pays, à l’instar de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan qui – opposés dans le confit militaire du Haut-Karabakh – s’attaquent à coup de mots-dièses : #TavushStrong et #AzerbaijanAggression versus #ArmeniaAgression et #KarabakhIsAzerbaijan (Digital Forensic Research, 2020). Enfin, une recherche conduite par Tuğrulcan Elmas et al., (2021) a montré que 20% des « sujets tendance » mondiaux apparus au cours de l’été 2019 sur Twitter étaient issus d’une campagne d’astroturfing perpétrée par le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir en Turquie afin de promouvoir son programme et de discréditer ses opposants, conduisant le média social à supprimer plus de 7000 faux comptes associés à ce parti.
Fondé sur le détournement et le gonflement des hashtags, sur la création de faux profils, de faux comptes, de faux fans ou de faux followers au sein des RSN, l’astroturfing est une pratique de manipulation des publics du web et de leurs affects, une supercherie visant à laisser croire qu’un citoyen ou un consommateur s’adresse directement à un autre citoyen ou à un autre consommateur, à simuler un mouvement venant du « bas » pour permettre à une campagne de désinformation ou de propagande de se déployer de manière virale en ligne. Selon la chercheuse Sophie Boulay (2012), il s’agit d’ « une communication mensongère et trompeuse, [qui] mine l’authenticité, condition essentielle à tout acte communicationnel et à toute démarche démocratique », voire d’une « usurpation de l’identité citoyenne dans l’espace public » (ibid., 2015). Ainsi convient-il « de garder […] un regard sur les structures médiatiques, politiques comme numériques qui cherchent à stimuler nos désirs pour en faire des marchandises » (Alloing, 2021). Dès lors, il est plus que nécessaire de renforcer les dispositifs éducatifs visant à développer l’esprit critique des plus jeunes et/ou des plus vulnérables pour les aider à se mouvoir dans un environnement informationnel de plus en plus complexe et à mieux détecter les logiques de marchandisation, de manipulation et de propagande qui traversent les environnements connectés.
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