Hegel (Georg Wilhelm Friedrich)


 

Une opinion publique contestable

Dans sa Critique de la Philosophie du droit de Hegel, Karl Marx (1818-1883 ; 1844), qui y mène une analyse sans concession, s’arrête au paragraphe 313 de l’ouvrage du philosophe, c’est-à-dire juste avant les passages concernant l’opinion et la communication publiques (§ 313-320). Cette interruption tient, le cas échéant, au caractère inachevé du texte de K. Marx ou peut-être aussi à une faible considération accordée à la portée conceptuelle de ces paragraphes. Dans l’esprit du « jeune Marx », selon l’expression de Louis Althusser (1918-1990), le rôle universel du prolétariat n’a pas encore été mis au jour et, quand ce rôle aura été formulé, K. Marx s’attardera nettement plus sur la notion d’idéologie que sur celle d’opinion publique. De leur côté, Herbert Marcuse (1898-1979 ; 1941), commentateur plus moderne et très avisée de Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), n’y sera pas plus sensible, et Jürgen Habermas ne trouvera pas là la quintessence de sa pensée communicationnelle.

Pourtant, à rebours de ces délaissements, ne faut-il pas, avant de juger, se demander ce que G. W. F. Hegel veut faire valoir quand il traite d’opinion et de communication publiques et répondre, peut-être, aux raisons du désintérêt que ces notions ont suscitées chez des auteurs, certes critiques, mais néanmoins passionnés par G. W. F. Hegel ? Dans cette perspective, on se propose de montrer (Chaskiel, 2005) que la faible attention ainsi portée à l’opinion publique « de » G. W. F. Hegel par ces commentateurs tient à ce qu’elle doit s’effacer derrière un État fort, seul capable d’en contenir les perturbations populaires.

Jakob Schlesinger, Bildnis des Philosophen Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Berlin 1831, Alte nationalgalerie, Berlin. Source : wikimedia (domaine public).

 

L’État fort comme aboutissement

Il est bien connu que G. W. F. Hegel tenait à l’idée d’un État fort pour rendre effectif le développement de la Sittlichkeit, un terme que d’aucuns traduisent (mais est-ce utile ?) par « éthicité sociale » ou « moralité objective » pour désigner une sorte de civilité, quelque chose comme un respect des us et coutumes du monde dans lesquels vivent les individus (Lefebvre, Macherey, 1984). L’État fort constitue ainsi une alternative à la démocratie que G. W. F. Hegel n’envisageait pas comme un régime politique rationnel. Cette vision apparaît explicitement dans des écrits politiques (Hegel, 1817) dans lesquels il critique les tendances populaires de certaines réformes politiques.

Si G. W. F. Hegel s’oppose à la démocratie, notamment à celle de la Révolution française, c’est parce qu’il conteste la portée d’un rassemblement des volontés subjectives ou individuelles. Pour sa part, l’État fort est l’aboutissement du processus historique du développement de la Sittlichkeit se manifestant en trois moments : la famille, sa négation dans la société civile et – négation de la négation – son universalisation dans l’État. La société civile se présente donc comme le moment ou le maillon faible du développement de la Sittlichkeit, au sens où la société civile, « perdue en ses extrêmes », est traversée de tensions dues à la prééminence des volontés subjectives et des intérêts égoïstes individuels. Il revient donc à l’État, le troisième moment, de rendre effective la Sittlichkeit dans la société civile elle-même. Mais quelle sorte d’État ?

Abordant le problème des différentes composantes de l’État politique – le pouvoir princier, le pouvoir gouvernemental et le pouvoir législatif –, G. W. F. Hegel examine les états sociaux ou, selon les traductions, les catégories sociales (§ 300) qui constituent la représentation politique de la société civile. Ainsi distingue-t-il, dans leur assemblée parlementaire, deux « éléments ». L’un, dit fixe car attaché à la terre, est la chambre haute ; l’autre, dit mobile comme l’est l’industrie, est la chambre basse. L’un et l’autre assurent la médiation entre le peuple et le gouvernement représentant l’État. Cette médiation est à double sens : d’une part, il s’agit de faire passer – dans la société civile où règne la diversité des intérêts et des opinions subjectives – la dimension universelle à atteindre ; d’autre part, il s’agit d’exprimer auprès de l’État les tendances traversant la société civile de telle sorte que le pouvoir princier évite l’isolement et n’apparaisse pas comme un pur pouvoir de dominant (§ 302).

 

L’ambivalence de l’opinion publique dans un État fort

Après avoir traité des trois pouvoirs, G. W. F. Hegel en arrive, quoique sans trop la détailler, à une nouvelle caractéristique politique : l’opinion publique, ou plutôt l’opinion publique populaire, en lui attribuant un caractère contradictoire, respectable et méprisable à la fois. G. W. F. Hegel opère ainsi une critique radicale de la portée universaliste de l’expression populaire, puisqu’il dénie ouvertement au peuple toute capacité politique, le définissant comme une partie de l’État qui ne sait pas ce qu’elle veut (§ 302).

Dans sa théorisation de l’État rationnel, le philosophe adopte d’ailleurs une position constante sur le peuple. Commentant des réformes parlementaires, en Angleterre et en Allemagne, il formule un paradoxe : comment le peuple peut-il participer à l’élaboration d’une constitution, comme ce fut le cas durant la Révolution française, alors même que son existence en tant qu’entité suppose, déjà, l’existence d’une constitution, un certain état d’organisation, une vie publique ordonnée (Hegel, 1817 : 279) ?

Dans une théorie qui accorde autant d’importance à l’opinion et à la conscience – la société civile est une société « des » consciences –, c’est bien évidemment le caractère éclectique, car populaire, de l’opinion qui pose problème. Il s’agit ici d’une opinion que l’on ne saurait assimiler à l’Esprit d’un peuple (Volksgeist), ce génie national, cette conscience qu’un peuple a de lui-même dont G. W. F. Hegel fait, de manière apologétique, la manifestation historique particulière de l’Esprit universel (Hegel, 1837, notamment, 70 et sq.). L’Esprit d’un peuple est le développement d’un principe d’abord implicite et opérant sous la forme d’une tendance obscure, s’explicitant par la suite et tendant à devenir objectif. Or, pour G. W. F. Hegel, l’opinion publique n’est pas et ne saurait être l’expression rationnelle de l’Esprit du peuple.

En effet, l’opinion publique, celle de cette masse informe qu’est le peuple, est constituée d’un assemblage de deux expressions contradictoires de l’universel et du particulier. L’universel – le substantiel – y est relié à l’opinion particulière – formelle – du plus grand nombre (§ 316). Les principes éternels de la justice et la contingence de l’opinion subjective (§ 317) cohabitent ainsi de manière antagonique dans l’opinion publique. Dans cette perspective, G. W. F. Hegel insiste fortement sur cet aspect contradictoire de l’opinion publique : elle mérite aussi bien d’être respectée que méprisée. Respectée par ses dimensions « essentielles » universelles, méprisées par ses dimensions concrètes particulières. En ce sens, l’opinion publique n’est ni une manifestation qu’on pourrait éluder du point de vue des affaires de l’État – précisément parce qu’elle est populaire et complexe –, ni un fondement possible de la gestion de ces affaires.

L’opinion publique offre certes toutes les formes de l’inessentiel, mais elle s’avère pourtant une nécessité : elle permet à chacun de faire valoir et d’exprimer son opinion subjective à propos de l’universel. Cependant, aucune expression subjective n’est spontanément universelle, et tous, c’est-à-dire le plus grand nombre, ne s’entendent pas aux affaires de l’État (§ 308). C’est pourquoi l’élément démocratique ne peut être installé dans l’organisme de l’État, surtout si cela doit passer par l’opinion publique dont il faut se rendre indépendant pour atteindre quelque chose de rationnel (§ 318). On pourrait dire que la façon dont G. W. F. Hegel parle de l’opinion publique relève d’une sorte d’injonction paradoxale.

Ce paradoxe duplique celui concernant la paupérisation, inévitable elle aussi, mais inessentielle puisque conduisant à la formation d’une plèbe. C’est d’ailleurs dans ses manifestations publiques que la plèbe devient plèbe, qu’elle prend conscience d’elle-même et se confère sa qualité de plèbe (ceci ne dit pas comment s’opère l’agrégation). Or, comme il n’est pas possible d’interdire l’expression publique, tout comme il n’est pas possible de prévenir la mise en place des conditions de formation d’une plèbe, il reste à trouver la solution pour en contrôler l’expression.

Cette solution, G. W. F. Hegel la voit dans le principe de publicité, applicable tant au pouvoir législatif qu’aux débats se déroulant dans les états sociaux parlementaires (Terrier, 2001). Avec ce principe, G. W. F. Hegel ne se situe pas sur le même plan que des auteurs majeurs l’ayant précédé dans la théorie politique du droit. Par exemple, la conception qu’Immanuel Kant (1724-1804 ; 1786 : 131), défend, notamment, dans sa Doctrine du droit : « L’état soumis à une législation universelle externe, c’est-à-dire publique, accompagnée de la force, est l’état civil » accorde une large place à l’impératif de publicité et à l’opinion publique comme mode de rationalisation de l’État de droit (de l’état civil), comme alternative à l’État despotique. Ce n’est pas ce que propose G. W. F. Hegel.

 

L’éducation du peuple par la communication publique

Puisque l’opinion publique n’est pas un élément de critique positive, le principe de la publicité des débats législatifs doit lui permettre d’aboutir à de véritables pensées et discernements sur la situation de l’État et ses affaires. La publicité des débats peut ainsi favoriser l’émergence d’une capacité de jugement plus rationnelle, y compris sur les talents et aptitudes, des instances administratives et des fonctionnaires de l’État. En d’autres termes, la « communication » publique est conçue par G. W. F. Hegel comme la communication de l’Esprit universel qui se manifeste dans les instances représentatives de la société civile. De ce point de vue, la publication du droit et la publicité des débats se situent au même niveau de principe, mais pas de pratiques. Dans le premier cas, l’obligation envers des lois implique qu’elles soient rendues universellement familières (§ 215). Leur proclamation publique, à l’exception des délibérations d’un tribunal – considérées comme des expressions d’opinions particulières –, relève des droits qu’a toute conscience subjective particulière de connaître les lois (§ 224). Dans le second cas, la publicité des débats transmet au peuple la connaissance des délibérations proprement dites des états sociaux, états qui, néanmoins, ne constituent qu’un appoint dans le domaine de la décision sur les affaires de l’État (§ 314 et § 301).

Le principe de publicité est ainsi pensé comme un facteur éducatif plutôt que participatif, comme on tend à le dire dans la post-modernité. En effet, le fonctionnement de l’État, seul porteur de l’universalité abolissant les contradictions des intérêts privés, n’est pas soumis au consentement des citoyens puisque l’État n’est aucunement le produit d’un contrat social, qu’on pourrait rompre le cas échéant. Le principe de publicité a donc une portée très spécifique. Il n’entre pas dans le fonctionnement interne de l’État, mais il doit permettre d’obtenir le consentement de tous au sein de la société civile, dont la cohérence repose précisément sur la conscience des citoyens d’y appartenir. Ce principe révèle donc que, face aux tendances intrinsèquement particulières de la société civile, la publicité est une médiation, non pas tant entre le peuple et l’État, mais entre le peuple et ses représentants.

G. W. F. Hegel ne dénie pas le droit à l’existence de l’expression publique, qu’elle soit orale ou écrite (la presse), la liberté d’expression publique satisfaisant une impulsion de dire et d’avoir dit son opinion. Elle se doit d’être « policée » mais elle s’avère, de toute façon, garantie dans son innocuité face au fondement constitutionnel lui-même, de même qu’elle se révèle inefficace en raison de sa superficialité éventuelle quand elle s’attaque à la rationalité de l’État (§ 319). Selon le philosophe, dire ce que l’on veut répond à une passion dévorante qu’on ne peut totalement maîtriser et qui, du coup, est une pratique tout autant respectable que méprisable.

On voit alors à quel point opinion et communication publiques constituent des facteurs de désordre dont le dépassement implique un État fort. L’idée qu’un État fort doive contenir l’opinion publique et contrôler la communication publique s’oppose donc à l’alternative offerte par J. Habermas selon laquelle c’est indépendamment du système politique que doit – au sens théorico-normatif du terme – se former l’espace public. Et c’est sans doute pour cela que Habermas s’est désintéressé de l’opinion publique « de » G. W. F. Hegel.


Bibliographie

Chaskiel P., 2005, « La discorde par la communication ? Hegel face l’opinion publique », Communication, 23 (2), pp. 26-45. Accès : https://doi.org/10.4000/communication.4061.

Hegel G. W. F., 1837, La Raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire, trad. de l’allemand par K. Papaïoánnou, Paris, Union générale d’éditions, 1965.

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Terrier J., 2001, « Pouvoir législatif, opinion publique et participation politique dans la Philosophie du droit de Hegel », Revue française d’histoire des idées politiques, 13 (1), pp. 57-72. Accès : https://doi.org/10.3917/rfhip.013.0057.

Auteur·e·s

Chaskiel Patrick

Centre d’étude et de recherche travail organisation pouvoir Université Toulouse 3-Paul Sabatier

Citer la notice

Chaskiel Patrick, « Hegel (Georg Wilhelm Friedrich) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 16 mars 2018. Dernière modification le 19 septembre 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/hegel-georg-wilhelm-friedrich.

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