Cofondatrice de la recherche sur le divertissement, le public et les genres
Herta Herzog est née dans une famille juive en 1910 à Vienne. Elle est l’aînée des deux filles d’un avocat et de son épouse. Son enfance et sa jeunesse ont été marquées par la tuberculose de sa mère. H. Herzog aimait jouer du violon, surtout en duo avec son père, mais dut y renoncer à la suite d’une poliomyélite en 1932 – un bras resta paralysé à vie (toutes les informations biographiques non référencées proviennent de Klaus, 2008 ; 2016). À 18 ans, H. Herzog a commencé ses études à l’université de Vienne, où elle a trouvé un foyer intellectuel à l’Institut de psychologie fondé par Karl Bühler (1879-1963) et Charlotte Bühler née Malachowski (1893-1974). L’orientation socio-psychologique du couple Bühler a durablement marqué ses travaux scientifiques ultérieurs. Elle a travaillé au Centre de recherche en psychologie économique, fondé en 1931 par son futur mari Paul Felix Lazarsfeld (1901-1976 ; Ségur, 2016) dont elle divorcera en 1945. Cet institut de recherche était l’un des premiers du genre à combiner la recherche fondamentale universitaire et la recherche appliquée sur le marché. Le travail le plus connu qui en a résulté est Les Chômeurs de Marienthal (Die Arbeitslosen von Marienthal) de Marie Jahoda (1907-2001), P. F. Lazarsfeld et Hans Zeisl (1906-1992 ; 1933). Dans ce contexte, H. Herzog (1933) travaillait sur sa thèse « Voix et personnalité » (« Stimme und Persönlichkeitî »). Ce travail se fondait sur la psychologie linguistique de K. Bühler et étudiait pour la première fois les qualités et caractéristiques que les auditeurs attribuaient aux intervenants de la radio (Epping-Jäger, 2016). L’étude était également révolutionnaire sur le plan méthodologique, puisqu’elle combinait des instruments quantitatifs et phénoménologiques. Après sa thèse, la carrière professionnelle de H. Herzog comprend essentiellement trois phases.
Phase 1 : Recherche sur la radio et ses publics
La première phase, très intéressante pour les sciences de la communication, a commencé avec l’émigration aux États-Unis, où elle a suivi P. F. Lazarsfeld en 1935. Leur mariage (1936-1945) s’est avéré être une période de travail extraordinairement productive. De 1937 à 1943, H. Herzog a travaillé dans ce que l’on appelle le « Radioproject », l’« Office of Radio Research » dirigé par P. F. Lazarsfeld à Princeton, qui a déménagé en 1940 à l’université Columbia et a été rebaptisé en 1944 « Bureau of Applied Social Research ». En 1939, H. Herzog a été nommée « Associate Director » et a dirigé les activités d’étude de marché du groupe de recherche – composé de scientifiques américains et européens, pour la plupart émigrés. Elle a deux mérites particuliers dans l’établissement de la recherche sur la radiodiffusion au cours de ces années : d’une part, l’étude des programmes de divertissement populaires tels que les soap operas (Herzog, 1941 ; 1944) ou les quiz shows (ibid., 1940) et les gratifications de leurs auditeurs ; d’autre part, le développement des entretiens focaux ou intensifs et des entretiens ciblés (focus interviews) comme méthode de recherche au même titre que les données médiatiques et les grandes enquêtes par sondage (Kleining, 2016).
Dans le « Radioproject », H. Herzog était considérée comme une experte des questions méthodologiques et a joué un rôle central dans l’élaboration des instruments de nombreuses études, même si sa contribution n’a que rarement été reconnue à sa juste valeur. L’étude très remarquée The Invasion from Mars de Hadley Cantril (1906-1969 ; 1940), Hazel Gaudet (1908-1975) et H. Herzog en est un exemple. La pièce radiophonique diffusée en 1938, qui avait provoqué des réactions de peur et de panique chez certains auditeurs, semblait confirmer les suppositions sur la toute-puissance des médias de masse. Dès le lendemain de la diffusion, H. Herzog a interviewé nombre d’auditeurs et elle est parvenue à une conclusion beaucoup plus nuancée (Herzog, 1955). Ces interviews ont constitué une base importante pour The Invasion from Mars (Cantril, 1940).
Lorsque H. Cantril (ibid.) l’a publiée en tant qu’auteur unique avec la seule mention « with the assistence of…[avec la collaboration de…] », cela a provoqué un tollé de la part de P. F. Lazarsfeld, qui estimait que le rôle important joué par H. Herzog dans la réalisation de l’étude n’avait pas été reconnu à sa juste valeur (sur l’invisibilisation de la pensée des femmes, voir Heinich, 2020). L’analyse des archives et des documents du Princeton Office of Radio Resarch par Christian Fleck (2007 : 346-347) a aussi montré l’importance de H. Herzog dans le « Radioproject » d’un point de vue quantitatif. Dans le classement des auteurs, elle arrive en deuxième position derrière P. F. Lazarsfeld : elle a publié 19 articles ou contributions dans des recueils totalisant 652 pages, ainsi que 13 textes inédits qui représentent 457 pages supplémentaires. Cependant, le salaire de H. Herzog ne reflète pas cette importance : alors que Frank Stanton (1908-2006), directeur adjoint du « Radioproject » et en même temps directeur de la recherche sur les médias chez CBS, recevait presque 100 dollars par page, Theodor W. Adorno (1903-1969) et H. Cantril gagnaient encore un peu plus de 42 dollars ; le salaire de H. Herzog se trouve tout en bas de la liste avec 1,39 dollars par page (Fleck, 2007 : 350 ; sur les fondatrices et leur position marginalisée dans la discipline des sciences de la communication en général, voir Simonson, 2016).
Phase 2 : Études de marché
La deuxième phase du parcours professionnel de H. Herzog commence avec son passage dans le domaine des études de marché. Lorsque Marion Harper (1916-1989) – à l’époque directrice du département de recherche de l’agence publicitaire McCann-Erickson, puis présidente – lui propose en 1943 un poste de responsable des études de motivation et des études qualitatives sur la radio et la publicité, H. Herzog accepte. Elle a fait une carrière fulgurante chez McCann-Erickson, devenant d’abord directrice adjointe, puis directrice du département de recherche au siège de la société à New York, et enfin présidente du conseil d’administration de MarPlan, une filiale de McCann-Erickson chargée des études de marché. Ensuite, elle a rejoint « Jack Tinker and Partners », un groupe de réflexion dont la seule mission était de développer des idées créatives de marketing et de publicité pour les grandes entreprises. La chercheuse a vécu son passage au sein de l’agence, qui s’est forgé une réputation durable d’extraordinaire laboratoire d’idées, comme très stimulant et enrichissant. Le choix de H. Herzog comme l’un des partenaires de Tinker témoigne de la position exceptionnelle que celle-ci a su conquérir dans le secteur des études de marché aux États-Unis et de l’influence exceptionnelle qu’elle a exercée sur son développement. Elle était « the gray eminence » (Gladwell, 1999 : 79) de l’industrie. En 1986, H. Herzog a été nommée au « Hall of Fame » du Market Research Council pour sa grande contribution au développement des études de marché.
H. Herzog a contribué à la percée de la recherche sur la motivation dans le domaine du marketing et des annonces dans les années 1950. Elle a plaidé pour une recherche qualitative capable de mettre en relation les différentes significations, rationnelles et symboliques, d’un produit avec les « besoins » des consommateurs. Pour une telle recherche sur la motivation, elle a utilisé les méthodes développées dans le « Radioproject», tout en les affinant. En plus des enquêtes structurées et des entretiens approfondis, les tests de personnalité psychologiques ont pris une plus grande importance. L’un des instruments qu’elle utilisait était le « figure drawing ». Elle a demandé à ses sujets de dessiner une image du produit étudié et a ainsi obtenu des informations sur les situations, les émotions ou les activités auxquelles les consommateurs l’associaient.
En 1954, H. Herzog a épousé en secondes noces le sociologue Paul Wilhelm Massing (1902-1979), dont elle avait fait la connaissance dans le cadre du « Radioprojekt ». P. W. Massing, qui avait dû fuir l’Allemagne nazie pour des raisons politiques, travaillait comme sociologue du politique à l’université Rutgers au Nouveau-Brunswick. Après que la maladie de Parkinson ait été diagnostiquée chez son mari en 1970, H. Herzog a quitté les études de marché américaines. Le couple a passé les dernières années ensemble jusqu’à la mort de P. W. Massing en 1979 dans sa ville natale en Allemagne. Puis, H. Herzog Massing entama une troisième et courte phase professionnelle.
Phase 3 : Enseignante-chercheure en Allemange et en Autriche
H. Herzog accepta des missions d’enseignement à l’université de Tübingen auprès du spécialiste de la culture Hermann Bausinger (1926-2021) et à Vienne auprès du spécialiste de la communication Wolfgang R. Langenbucher, revenant ainsi brièvement aux sciences des médias et de la communication. Dans le cadre de ses recherches et de son enseignement, elle s’est intéressée aux séries Dallas et Dynasty, nouvelles et populaires à l’époque (diffusées en Allemagne sous le titre Denver Clan). À noter que, pour le Jewish Council, elle a mené une étude socio-psychologique sur l’image des Juifs en Autriche (Herzog, 1994). L’analyse s’est fondée sur 80 entretiens intensifs. H. Herzog constate que l’attitude envers les Juifs et le judaïsme ne peut pas être comprise dans le cadre d’une xénophobie générale. Les Juifs ne sont pas des étrangers, mais différents, autres » (Herzog 1994 : 1). Dans une discussion dense et enrichie de nombreuses citations, elle développe les facettes de cet « être différent ». Ce travail se lit toujours comme un diagnostic passionnant et actuel.
Depuis la fin des années 1990, H. Herzog vivait retirée près de la famille de sa sœur à Leutasch, une commune autrichienne de 2 000 habitants dans le Tyrol, où elle est décédée en 2010, presque centenaire.
Recherche sur le soap opera
Les études de H. Herzog sur le soap opera montrent de manière fort impressionnante leur contribution à la fondation de la recherche sur le divertissement, le public et les genres. Elles combinent l’analyse du texte et de la réception, utilisent des méthodes variées et oscillent entre une théorie critique informée par la psychanalyse et/ou par la psychologie sociale et l’approche Uses and Gratification comme le montrent les travaux de H. Herzog présentés ci-dessous.
La première étude, moins connue, sur les feuilletons populaires à la radio est parue en 1941 sous le titre programmatique On Borrowed Experience. An Analysis of Listening to Daytime Sketches. En introduction, H. Herzog y constatait qu’en raison de la popularité du soap opera, l’étude de ses effets était une tâche aussi urgente que difficile, qui ne pouvait finalement être résolue que par une approche multi-méthodologique (ibid. : 65). L’analyse des fans se fonde sur 100 interviews intensives avec des femmes dans l’environnement de New York. H. Herzog commence par des réflexions sur le rapport entre la fiction et la réalité dans la réception de la série. Les auditrices ne considéreraient pas les histoires comme fictives ou imaginaires, mais : « They take them as reality and listen to them in terms of their own personal problems » (ibid. : 67). Les histoires, les personnages et les événements seraient adaptés aux besoins respectifs des auditrices par un processus d’interprétation compliqué (ibid. : 68). Toutefois, H. Herzog revient un peu plus tard sur cette définition du processus de réception des médias comme un processus d’appropriation complexe et affirme à la place : « Basically the various stories mean the same thing to all the listeners. They appeal to their insecurity and provide them in one way or another with remedies of a substitute character » (ibid. : 69). Trois types de gratifications ont pu être identifiés dans les réponses : le soulagement émotionnel ; la possibilité d’échapper aux difficultés de la vie quotidienne en pensant à ses désirs et, enfin, le fait de servir de conseiller.
La chercheuse discute ensuite de chacun de ces trois types de gratification à l’aide d’extraits tirée des interviews dans leurs différentes manifestations. Celles-ci montrent par exemple dans « Recipes for Adjustment », le troisième type de gratification, à quel point les conseils que les auditrices tirent des séries sont variés. Cependant, H. Herzog réduit drastiquement cette diversité en constatant : « They have a common root in the insecurity of the listeners » (ibid. : 86). En conséquence, elle résume ses conclusions comme suit à la fin de l’article : pour de nombreuses auditrices, les soap operas permettent non seulement un soulagement émotionnel à court terme et l’évasion d’une réalité insatisfaisante, ils deviennent le modèle de substitution de la réalité par excellence, qui dicte la manière dont elles doivent penser et agir (ibid. : 91).
Ces explications sont étonnamment éloignées de la perspective de l’« Uses and Gratifications Approach », dont H. Herzog est surtout rappelée comme le précurseur dans les sciences de la communication. Au contraire, elles sont aussi enracinées dans la théorie critique et la psychanalyse sur le plan terminologique (Liebes, 2003). Même si H. Herzog utilise des termes tels que besoins et utilité, il s’agit toujours, dans son interprétation, de besoins de remplacement et d’une utilité compensatoire. Mais en même temps, l’article est traversé par une tension, car H. Herzog prend les lectrices interrogées au sérieux en leur donnant la parole en détail, et sape aussitôt l’expertise et l’autorité qui leur sont ainsi accordées en leur appliquant les instruments analytiques de la théorie critique. Tamar Liebes (1943-2015 ; 2003) souligne la proximité de contenu entre le texte de H. Herzog et l’école de Francfort, mais il y avait également des liens personnels, car T. W. Adorno a travaillé de 1938 à 1941 pour le Columbia Radio Research Project. Dans ses Mémoires, P. F. Lazarsfeld (1975 : 189) écrit que l’étude de H. Herzog a été réalisée « en collaboration avec Th. W. Adorno ». Or, ce lien avec la théorie critique s’est largement perdu. Au lieu de cela, lorsqu’il est question de l’étude de H. Herzog sur le soap opera – presque toujours au singulier –, il est inévitablement fait référence à une publication de 1944.
L’article de H. Herzog « What Do We Really Know About Daytime Serial Listeners ? » (1944) fait partie des classiques des sciences de la communication (Liebes, 2003) et il est considéré comme un texte canonique (Katz et al., 2003). L’étude se concentre à nouveau sur les auditrices de soap operas. Mais, désormais, elle se fonde sur quatre échantillons différents avec un total de plus de 12 000 personnes interrogées. Une fois de plus, les explications de H. Herzog sont loin d’être une étude de gratification. Elle émet plutôt une série d’hypothèses quantitatives qui reprennent les thèmes de la publication de 1941 : les auditrices de la série seraient plus isolées que les autres femmes, leur niveau d’éducation serait plus faible, elles s’intéresseraient moins aux informations politiques, mais manifesteraient plus d’angoisses et de frustrations. La chercheuse examine ces hypothèses et utilise aussi pour la première fois une analyse de corrélation.
En définitive, elle doit rejeter la majorité de ses hypothèses, aucune ne se confirmant sans réserve. Les auditrices ne se distinguent pas des non-auditeurs des séries, que ce soit au niveau de leurs opinions politiques, de leur position sociale dans la communauté ou des caractéristiques psychologiques examinées. La seule différence notable apparaît dans l’attitude vis-à-vis de la radio. « Daytime addicts », c’est-à-dire ceux qui suivent régulièrement et intensivement les séries, utilisent plus souvent la radio et lui accordent une plus grande importance que les journaux. Les résultats de H. Herzog allaient diamétralement à l’encontre du consensus de l’époque parmi les scientifiques de tous bords – et pas seulement des idées des théoriciens critiques – sur les effets du soap opera en tant qu’abrutissement du public et sur les caractéristiques de ses utilisatrices en tant que femmes au foyer frustrées.
Le résumé de H. Herzog était cependant plus modeste que ne l’auraient mérité ses résultats révolutionnaires : l’étude de la taille et de la composition du public n’est pas suffisante et doit être complétée par des études de gratification :
« [P]reliminary evidence suggests that the gratifications that women derive from daytime serials are so complex and so often unanticipated that we have no guide to fruitful observations unless we study in detail the actual experiences of women listening these programs.
[Les preuves préliminaires suggèrent que les gratifications que les femmes tirent des feuilletons journaliers sont si complexes et si souvent imprévues que nous n’avons pas de guide pour des observations fructueuses à moins d’étudier en détail les expériences réelles des femmes qui écoutent ces programmes.] » (Herzog, 1944 : 23).
En même temps, cette phrase d’apparence anodine a révolutionné la recherche sur le public. Comme le fait remarquer Charlotte Brunsdon (2000 : 50), « le public est devenu un élément essentiel de la société » : « C’est cette phrase qui marque l’importance de la contribution de Herta Herzog à l’étude du public des feuilletons, cet apport de complexité et d’autonomie à l’expérience de l’auditeur ».
Les « Listening Gratifications » sont au centre de la deuxième partie de l’article, qui reprend d’abord les trois types de gratifications de 1941. Toutefois, la fonction de conseil y reçoit une attention particulière. En effet, 41 % des 2 500 auditeurs ont indiqué que les programmes les avaient déjà aidés à surmonter un problème (ibid. : 25). H. Herzog montre maintenant la diversité de cette fonction des soap operas pour leurs auditrices. De nombreuses citations rassemblées ici apparaissaient déjà dans son article de 1941, mais sont maintenant classées de manière fondamentalement différente. Alors que H. Herzog y interprétait les conseils en bloc comme des « recettes » pour des personnalités peu sûres, cet aspect est désormais absent. Les auditrices passent ainsi au premier plan en tant que sujets et la richesse des processus de réception apparaît de manière beaucoup plus impressionnante. H. Herzog ne renonce pas pour autant à une attitude critique et analytique. Cependant, sa critique n’est plus dirigée en premier lieu contre les auditrices et leurs préférences médiatiques, mais souligne l’inadéquation de nombreux conseils que contenaient les soap operas. Dans cet article, la chercheuse opère un net virage vers le public et la recherche sur l’appropriation – « the argument that the primary purpose of daytime serial is entertainment rather than education does not apply here [l’argument selon lequel l’objectif premier des feuilletons est le divertissement plutôt que l’éducation ne s’applique pas ici] » (ibid. : 32). Alors que, dans la première étude de H. Herzog sur le soap opera, les propos du public fournissent surtout le matériel pour l’interprétation psychanalytique, dans la deuxième, ils sont pris au sérieux comme des modes d’interprétation propres, comme des regards sur des « mondes étrangers ».
Comme nous l’avons mentionné brièvement, H. Herzog s’est à nouveau penchée sur les soap operas dans les années 1980, cette fois-ci à la télévision. Elle a mené des entretiens intensifs avec des téléspectateurs, ainsi que des tests de personnalité projectifs sur la réception de Dallas et Dynasty et a publié ses résultats dans des revues spécialisées aux États-Unis (Herzog Massing, 1986), en Allemagne (Herzog, 1986) et en Autriche (ibid., 1990). Une fois de plus, ces publications révèlent une tension entre les analyses dans la tradition de la théorie critique, qui sont surtout évidentes dans les publications américaines, et celles qui s’intéressent davantage aux modes d’appropriation par le public.
Les déclarations de contenu des deux publications de 1986 se recoupent en partie. Pour les spectateurs allemands, la famille fonctionne « comme un pont » (Herzog Massing, 1986), « comme un moyen important d’orientation », car la constellation familiale représentée correspond à la famille patriarcale allemande traditionnelle (Herzog, 1986 : 354). Le méchant « JR » exercerait une grande fascination sur de nombreuses personnes interrogées allemandes. H. Herzog commente : « Ces admirateurs de “JR” sont tous des personnes relativement faibles, avec un fort besoin de reconnaissance, apparemment inassouvi, et de nombreuses agressions refoulées » (ibid. : 357). Dallas permettrait de projeter des problèmes intérieurs et de rêver éveillée, d’oublier le quotidien et de fantasmer. Les personnes interrogées aux États-Unis se distinguent en revanche par une connaissance et une compétence beaucoup plus forte en matière de genres. La chercheuse utilise ici l’expression intéressante, suggérant un public actif, de « script writer stance of the viewer [scénariste en position de téléspectateur] » (Herzog Massing, 1986 : 76). La famille patriarcale n’apparaîtrait pas comme point de référence des personnes interrogées américaines, pas plus que les aspects « more pronounced masochistic aspects of German “daydreams” [aspects masochistes plus prononcés des “rêves éveillés” allemands] » (ibid. : 76-77).
T. Liebes (2003) conclut de ce texte que H. Herzog est ici revenue à cette analyse objectivante du public sous l’angle de la théorie critique, telle qu’on la trouve dans son étude de 1941. En fait, le titre « Decoding “Dallas” » est ambigu, car H. Herzog Massing ne se réfère pas au modèle de décodage/encodage de Stuart Hall (1932-2014 ; voir Cervulle, 2022), qui attribue au public un rôle autonome dans le décodage d’un texte et qui est à l’origine de la recherche sur les médias des cultural studies, mais elle « décode » en tant que chercheuse les réponses des personnes interrogées sous l’angle de la psychanalyse. Le texte allemand, nettement plus long, relativise toutefois l’interprétation de T. Liebes. Sous « Autres caractéristiques des réactions », celui-ci fait référence à l’importance du cadre de réception et des attentes des spectateurs quant à la suite de l’histoire, cite des références intertextuelles et discute du réalisme fictionnel des séries (Herzog, 1986 : 358-361). Dans l’article américain, il manque – entre autres éléments – les citations de personnes interrogées que H. Herzog reprend dans le texte allemand. Ainsi ce dernier peut-il tenir la promesse de l’auteur selon laquelle « les points de vue des personnes interrogées sont le matériau principal des résultats présentés et en même temps la clé de leur interprétation analytique (il s’agit ici de la psychanalyse ; note de l’éditeur) » (ibid. : 352). La chercheuse est revenue sur le problème de départ de la recherche sur le public, qui n’a toujours pas été résolu : comment peut-on à la fois prendre au sérieux les récepteurs et éclairer de manière critique leurs déclarations et les textes médiatiques qui les sous-tendent ?
H. Herzog met l’accent sur des éléments nettement différents de ceux des publications de 1986 sur la base des mêmes données dans la publication autrichienne de 1990. Une comparaison avec les publications de 1941 et 1944 s’impose inévitablement, car elle se fonde à nouveau en partie sur le même matériel, mais en le classant et en l’interprétant différemment. En 1990, la chercheuse s’est familiarisée avec la recherche féministe sur le soap opera et la recherche sur le public des cultural studies, qu’elle a largement suivies. En outre, elle se réfère à la phénoménologie d’Edmund Husserl (1859-1938), qu’elle avait déjà utilisée dans sa thèse, et en déduit, dans une application innovante, trois schémas d’expérience de la réception de Dallas: la sérialité, la pertinence personnelle et l’incitation à l’apprentissage. Désormais, les résultats antérieurs apparaissent sous un jour nouveau grâce à la différence de positionnement théorique, par exemple lorsque la chercheuse constate que l’’escapisme et la naturalisation de l’idéologie dominante sont certes, à long terme, des dangers de principe de la consommation de soap operas, « qui sous-estiment cependant l’activité du spectateur et la diversité au moins possible de l’expérience du programme » (Herzog, 1990 : 196). De même, elle voit dans la rêverie moins une action déterminée par autrui qu’un « oubli temporaire du quotidien, mais guère une expérience frustrante ou menant à la résignation » (ibid. : 198). Par ailleurs, H. Herzog montre que les schémas d’expérience varient selon l’âge et le sexe. Dans sa conclusion, elle souligne que tant la critique de l’industrie culturelle que la recherche sur le public ont leur raison d’être et se complètent mutuellement :
« Il me semble essentiel que la recherche recueille et compare systématiquement et sans préjugés des données sur le rôle social de ces programmes, sur leur fonction assez différenciée dans la vie des spectateurs, comme le suggère la présente étude. Cela implique toutefois non seulement des informations sur la manière dont ces programmes sont vécus et transformés en expérience sociale, mais aussi l’analyse critique systématique de leurs “textes”, du contenu de l’écran en général, qui déclenchent les réactions des spectateurs » (Herzog, 1990 : 207-208).
Conclusion
C’est le défi de trouver un équilibre entre la perspective d’analyse de la théorie critique et la compréhension des processus du monde de la vie, rendue possible par les études qualitatives, qui a agité H. Herzog dans ses études sur les soap operas. L’étude du public entre la théorie critique et l’approche des usages et des gratifications implique un processus dialectique dans lequel les deux approches, théoriquement et méthodologiquement différentes, assument l’une pour l’autre une fonction de correction et de contrôle. H. Herzog n’a guère traité elle-même les contradictions ainsi soulevées, mais elle les a révélées en prenant pour la première fois au sérieux le public d’émissions divertissantes et dévalorisées comme « women’s weepys [les larmes des femmes] ». Des membres de l’école de Francfort et des adeptes de la théorie critique ont croisé son chemin. Cela a influencé durablement les études de H. Herzog, mais en même temps, elle a enrichi de ses compétences méthodologiques de nombreuses études de la théorie critique menées en exil aux États-Unis (voir par exemple Kellner, 2005 : 30 ; Gitlin, 1981 : 152 ; Cavin, 2004). Les recherches empiriques de H. Herzog dans le domaine de la recherche en communication sont importantes parce qu’elles ont ouvert la voie à une recherche multi-perspective et multi-méthodologique sur le divertissement, le public et les genres.
Traduction de l’allemand : Jacques Walter
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